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III


Nicolas Varinoff était parti après avoir embrassé Elvire d’une façon distraite et elle avait rendu son baiser d’une façon plus distraite encore. Il pensait au communiqué, elle pensait au cinéma.

Quelle chose bizarre, qu’une fille de la sorte d’Elvire, qui aimait les femmes à la façon d’un homme, eût eu pour Nicolas Varinoff un béguin fou qui n’était nullement aboli, mais qui s’assoupissait, étant donné toutes les incertitudes qui avaient surgi depuis la guerre et aussi le fait qu’il ne paraissait plus songer du tout à l’Amour. Pablo Canouris lui plaisait et, comme il était d’un pays neutre, son sort paraissait moins incertain que celui de Nicolas. Et sa renommée faisait de son amitié une garantie de succès pour un peintre qui ne serait pas sans talent et serait de ses amis. Elvire était peintre plus qu’elle ne le savait elle-même. Mais elle ne songeait pas à Pablo Canouris ni à l’étreinte de leurs mains. Elle se rappelait certaines scènes de cinéma qui l’avaient enchantée et n’oubliait pas la conversation qu’elle avait eue avec le faux Ovide touchant le mormonisme.

En s’apprêtant pour aller rue Delambre et en cherchant la copie de la lettre où il était question de sa grand’mère, elle se disait :

« Je ne sais pas pourquoi, après tout, il n’y aurait pas un mormonisme féministe, des femmes ayant plusieurs maris. Ce serait rigolo. Et d’abord ça existe, pas pour les maris, mais pour les amants. Il faudra que je fasse un portrait d’Anatole de Saintariste en lieutenant, à côté de sa poule Corail. Elle est difficile à dessiner cette petite. »

Puis, elle alla au rendez-vous, rue Delambre. Le vieil Hessois, qui avait vécu chez les Mormons, était un beau vieillard, à l’intelligence ouverte et claire. Il reçut Elvire en disant : « Sûrement j’ai connu votre grand’mère en 1851. J’avais huit ans et je suis arrivé à Great Salt Lake City en août 1851. Lisez-moi la lettre vous-même, car je ne peux plus lire les écritures, même avec des lunettes. »

Et, tandis que le pseudo Ovide du Pont-Euxin s’arrachait les petites peaux près des ongles et que le vieil Otto Mahner ouvrait la bouche pour mieux écouter et la fermait parfois en reniflant une prise, Elvire déplia la copie de la lettre que lui avait donnée à Pétrograd le vieux Filnitz, et la lut avec une lenteur digne d’une jeune femme qui avait été commère aux Folies-Bergères.


À frère Brigham Young, président de l’Église des Saints-du-dernier-jour, gouverneur du territoire d’Utah.
Great Salt Lake City (États-Unis d’Amérique).
Paris, le 20 décembre 1851.

Je pense être le premier, frère Brigham Young, à vous renseigner sur les événements tragiques qui ont mis à feu et à sang la malheureuse capitale de la France. Toutefois, au cas où la nouvelle aurait devancé ma lettre, celle-ci vous rassurera sur mon sort et celui de la mission.

Lorsqu’obéissant aux volontés du conseil de l’Église, je pris congé de mes épouses et quittai Salt Lake City, pour diriger les missionnaires chargés d’aller évangéliser la vieille Europe, je n’éprouvai nulle part l’étonnement fait d’admiration et d’horreur qui me surprit dans la cité géante qui a remplacé Rome à la tête du monde.

On trouve à Paris un singulier mélange de grandeur et de misère bien fait pour frapper les yeux d’un citoyen des États-Unis, accoutumé à l’agréable simplicité de nos villes naissantes dans lesquelles, s’il y manque l’architecture sublime des palais, des monuments et des édifices religieux, l’ordonnance grandiose des places et des jardins, les perspectives ménagées avec un goût délicat et audacieux des promenades publiques, on ne trouverait pas non plus l’affreuse saleté des faubourgs parisiens, ces maisons épouvantables où vivent dans une promiscuité écœurante et parmi la vermine nauséabonde les ouvriers et les petits bourgeois.

Dans ces rues étroites et tortueuses, l’odeur de la pourriture essaie de vaincre la fétidité de l’urine qui, souillant Paris tout entier, stagne en flaques, écume dans les ruisseaux, et s’allie à la puanteur des excréments d’hommes et de bêtes qui l’accompagnent.

Nulle part en Europe je n’ai regretté comme à Paris ce que l’on y appellerait la franche sauvagerie de nos contrées.

Les façades lépreuses, témoins d’un grand nombre de révolutions, ont l’air de vieilles femmes, de squaws usées par la vie et par les durs traitements que les Peaux-Rouges, ces restes malheureux du malheureux peuple des Lamanites, font subir à leurs femmes.

D’autre part, la nature est ici, comme partout en Europe, plus mesquine que dans notre patrie, et, en particulier, les fleuves y sont de misérables ruisseaux au regard de notre Missouri, le Père des Eaux, ou des autres fleuves américains.

Je suis arrivé à Paris en avril, de Copenhague où j’ai eu le bonheur de faire un grand nombre de prosélytes danois que vous avez eu sans doute la joie d’accueillir dans notre sainte ville.

Ayant visité Paris à diverses reprises, je connaissais la dure vie qu’y menait frère Curtis Bolton, spécialement chargé de l’entreprise difficile de convertir les Parisiens. Malgré mille obstacles, il a pu mener à bien quatre cents conversions et je dois dire qu’il a été médiocrement aidé par les circonstances.

Il a vécu durant sept ans dans une mansarde de la rue de Tournon[1] et, malgré ses efforts, n’a sûrement gagné plus de dix francs par mois, ce qui le forçait à vivre de pain sec et d’eau fraîche.

J’ai pensé qu’il était temps qu’il se reposât et, dès mon arrivée, je me suis chargé — connaissant suffisamment le français — de mettre au point sa traduction du Livre de Mormon.

Cet ouvrage paraîtra vraisemblablement dans le courant de l’année prochaine.

J’ai envoyé frère Curtis Bolton en Angleterre, parmi les gens de sa race, qui l’ont bien accueilli et les lettres enthousiastes qu’il m’adresse me font connaître que son apostolat provoque des bals et vous savez combien ils sont agréables aux dieux, des concerts, des excursions, des garden-partys et les jeux les plus aimables.

N’a-t-il pas été à Jersey avec une troupe de demoiselles prêtes à devenir nos sœurs et avec quelques Saints ! et pendant ce voyage d’agrément, ce ne furent que prédications, que cantiques et qu’accomplissements des désirs de la chair selon la loi humaine et divine qui exige la polygynie d’après l’exemple des patriarches et celui de Christ qui eut trois épouses, comme on peut voir aux évangiles.

Les vacances de frère Curtis Bolton sont maintenant achevées et, plein de zèle, il se prépare à rentrer à Paris.

L’apôtre étant de retour, je quitterai la France pour aller visiter nos missions d’Italie.

Mais voici quelques détails sur mon séjour ici :

Arrivé à Paris, je me suis logé au 37 de la rue Paradis-Poissonnière, populeuse et triste à la fois, et qui, par l’accoutumance, en est venue à me plaire, bien que je sois toujours incommodé par l’air méphitique de ma chambre, très basse, comme dans un très grand nombre de maisons parisiennes.

Quelle pitié n’éprouverait le cœur le plus endurci à l’aspect des malheurs qu’a supportés la population de cette Capitale ? La succession rapide des révolutions et des émeutes ne donne pas à ce malheureux peuple le temps de se remettre des guerres et des tueries.

Les Dieux savent que nous autres, Saints-du-dernier-jour, nous sommes accoutumés aux émeutes. L’une d’elles coûta la vie à notre prophète Joseph Smith et au patriarche Hyrum son frère, dans la prison de Carthage. J’y fus moi-même grièvement blessé. Nauvoo, la Cité Belle, que nous édifiâmes de nos propres mains, nous fut ravie par les Gentils, bien des nôtres y subirent le martyre et le Temple y tombe en ruines. Mais rien ne peut donner l’idée de l’aspect désolé où je trouvai Paris lorsque j’y arrivai cet avril. Des restes de barricades, des ruines causées par l’incendie, les souvenirs des révolutions et des guerres, les éclopés des uns et des autres, tout cela me fit penser que nos plaies et nos tribulations à la recherche de ce pays de Déseret que vous nous aviez promis, que nous trouvâmes et que vous nommâtes, en souvenir d’une petite abeille surnaturelle et selon le mot qui vous fut révélé, n’étaient que de douces récréations et de pieuses bénédictions, aux prix des malheurs de toute sorte que la rage politique et l’amour mal compris de la moins démocratique des libertés ont attirés en peu d’années sur les Français et tout particulièrement sur les Parisiens.

Je pensais que ces désolations touchaient à leur terme et entreprenant vigoureusement mon apostolat d’après l’état où frère Curtis Bolton avait laissé le sien, je pus baptiser quelques Français au no 282 de la rue Saint-Honoré. Pour soutenir ma prédication, je fondai un journal, selon l’exemple du Prophète Joseph Smith et de vous-même, qui êtes notre nouveau Prophète. Cette feuille paraît mensuellement depuis le mois de mai : c’est l’Étoile du Déseret et vous approuverez certainement ce titre.

La police n’ayant pas laissé de me tracasser comme elle a tracassé ou plutôt persécuté notre pauvre frère Curtis Bolton, j’ai résolu de ne rien traiter dans ce journal qui eût rapport avec la politique. Un des nouveaux saints, frère Dupont, qui a été témoin d’un de mes miracles, s’est trouvé être un poète fort médiocre à la vérité, mais les quelques cantiques français qu’il a composés peuvent servir en attendant mieux. Il a aidé frère Bolton dans sa traduction du Livre de Mormon et me rend service en corrigeant les épreuves typographiques.

Dois-je ajouter que je ne révèle pas ce point de notre doctrine qui la rend si séduisante pour les jeunes hommes ? Je veux parler de la polygamie.

Le caractère léger et moqueur des Français m’a fait craindre que, dès le début de mon apostolat, ils ne tournassent notre Église en dérision, s’ils avaient eu connaissance de la condition rituellement patriarcale de nos familles.

Un des auteurs réputés classiques dans ce pays, M. Molière, qui a composé, il y a deux siècles, d’impayables bouffonneries, a écrit dans une pièce que j’ai entendue ces jours-ci au Théâtre Français des vers qui m’ont indigné, bien qu’ils semblent extrêmement drôles et parfaitement sensés aux spectateurs parisiens qu’ils incitent à rire immodérément et qui paraîtraient comme l’expression d’une sentence légale (ou illégale ad libitum pour ne pas oublier notre juge Lynch, qui est une des manifestations de l’injustice même) à nos Gentils de l’Illinois, à ceux du Congrès de Washington et de l’armée des États-Unis.

Voici ces vers de M. Molière, d’une sauvagerie digne de celle des batteurs d’estrade, des aventuriers, des éleveurs les plus grossiers de notre sauvage Far-West :

La polygamie
Est un cas pendable.

Vers cruels, inhumains, qui semblent composés en Amérique, exprès à notre endroit, mais dont la réminiscence eût suffi à nous perdre pour toujours dans l’esprit des Français qui nous eussent alors traités comme des débauchés qu’ils sont eux-mêmes.

D’autre part, la polygamie existe ici en fait et ainsi que je viens de l’insinuer, sous la forme de débauche.

Le mariage, s’il demeure en France une monogamie légale, devient souvent et pour ainsi dire ouvertement une polygamie véritable, et pour le mari et pour l’épouse, par l’adultère, qui est dans cette contrée un acte à la fois grave et risible et il n’est point rare que le ridicule qu’il entraîne y devienne mortel.

Au demeurant, si la polygamie n’est plus dans ce pays un cas pendable au gré de la justice, si les vers cités plus haut sont profondément bouffons plutôt que véritablement patibulaires, la loi française n’en réprime pas moins la polygamie lorsqu’elle est sanctionnée par un acte rituel ou légal ; et mon désir d’éviter de graves différends avec la police de ce pays est conforme à celui qui m’anime pour le triomphe de l’Église des Saints-du-dernier-jour puisque l’expulsion des apôtres ruinerait certainement le petit noyau de croyants qu’a pu réunir le zèle déjà constaté de frère Curtis Bolton[2].

Ces choses dites, venons-en aux événements de ces derniers jours et le grand nombre de gens qui y ont perdu la vie m’assure que la mienne a été à deux doigts de sa perte.

Ma volonté de ne pas me mêler de politique et de ne pas donner d’appréciations qui pourraient être mal interprétées au cas où l’on ouvrirait ma lettre, ainsi qu’avec raison la police le pratique, paraît-il, couramment, m’interdit de vous faire connaître mes idées sur la cause de ces événements, mais je veux vous la dire sans porter aucun jugement. Les émeutes et les révolutions dont j’avais trouvé Paris encore tout bouleversé au mois d’avril, se sont renouvelées à l’occasion d’une certaine opération gouvernementale qu’on a appelée le Coup d’État. Qu’il me suffise d’ajouter comme explication que le président de la République française, qui est un membre de la famille des Bonaparte, médite le rétablissement à son profit de la dignité impériale. Il a commencé par une manifestation d’absolutisme qui a déplu à un certain nombre de personnes de toutes les classes et particulièrement parmi les ouvriers.

Selon les conseils que l’on m’a donnés, je ne suis pas sorti le 2 décembre ni le 3. Le 4 cependant, il fallut que j’allasse à notre imprimerie située rue Saint-Benoît, sur la rive gauche de la Seine, et, bien qu’aguerri, je ne laissai point d’être surpris par la brutalité des soldats. Un détour m’amena rue de la Paix où je vis des lanciers, soldats de la cavalerie, qui chargeaient une foule paisible, composée de gens fort bien mis, de bonnes et d’enfants de la classe aisée.

Je pus me garer cependant et éviter d’être foulé aux pieds des chevaux, mais, en revenant de la rue Saint-Benoît, j’eus le tort de prendre un chemin qui me parut plus court que celui que j’avais suivi précédemment. J’errai ainsi de barricades en barricades et il me serait difficile de reconstituer présentement mon itinéraire dans un dédale de rues transformées par les barricades en citadelles improvisées.

La constitution morale des nations européennes est si différente de celle qui régit les Américains que je ne sais si vous comprendrez les motifs des luttes intestines qui divisent les Français. Ici, rien n’est véritablement démocratique ; l’Égalité qui est inscrite sur les façades des édifices publics n’est souhaitée par aucune classe de la population[3].

Chez nous, tout est issu du populaire : la religion, les arts, le pouvoir et la richesse. La nation américaine est une échelle dont les degrés égaux entre eux n’offrent à l’observateur qu’une différence d’élévation. Et cette parabole demeure aussi véritable dans le monde mental que dans le monde matériel. De temps à autre on retourne l’échelle et rien n’est changé.

En France, au lieu d’une seule échelle, on en trouverait plusieurs destinées à gravir la même cime. Chaque classe de la population, pour m’exprimer d’une manière plus directe, forme ici un état dans la nation, un état avec son aristocratie, sa bourgeoisie et sa plèbe. Les arts sont organisés en cette guise et ne connaissent pas cette unité démocratique que l’on admire chez nous. Les sciences et les métiers sont divisés selon ce système. L’art de la guerre n’est pas compris autrement. La science des fortifications même a trouvé, chose invraisemblable, une application plébéienne dans la barricade, et, tandis que les guerriers savants, portant très haut l’enseignement qu’ils tiennent des ingénieurs italiens du xve et du XVIe siècle, continuent d’appliquer leurs connaissances au perfectionnement des fortifications, le peuple a inventé la barricade, forteresse improvisée et imprévue, faite de pavés, de poutres, de tonneaux, d’omnibus renversés, de paniers et de matelas. Ces remparts montent parfois jusqu’à la hauteur d’un deuxième étage et il est arrivé que les défenseurs de ces informes amas de débris et de matériaux disparates aient eu raison des troupes régulières et de l’artillerie.

Chez nous, le peuple s’appelle tout-le-monde : millionnaires, cultivateurs, journalistes, aventuriers et marchands de bétail ; on n’excepterait guère que les gardiens de troupeaux de moutons, les nègres et les Indiens, les derniers sont des ennemis bénis que nous supplantons sur leur propre sol, tandis que les premiers ne font pas partie de l’humanité.

Ici, le peuple n’est formé que par les criminels, les pauvres gens, les ouvriers, les étudiants, les représentants, les artistes et les gens de lettres. Et il a parfois de terribles colères ce monstre vigoureux ! Le gouvernement en a eu facilement raison, en l’occurrence, mais le sang a coulé abondamment.

Je ne vous donnerai point le détail des barricades qu’il m’a fallu visiter le 4 de ce mois en tentant de revenir à mon logis. La topographie de Paris ne vous est pas familière et ces explications vous seraient inutiles. Qu’il me suffise de vous dire que dans une seule voie nommée rue Rambuteau, que j’ai dû suivre, bien qu’elle m’éloignât de chez moi, j’ai compté jusqu’à douze barricades.

Ailleurs, devant une grande barricade barrant la rue Saint-Denis, à la hauteur de la rue Guérin-Boisseau, j’ai été pris pour un homme de la police, un mouchard[4], selon le mot populaire. Je n’étais pas fort rassuré et, malgré ma qualité d’Américain que je tentais en vain de faire constater, les émeutiers m’auraient fusillé si un représentant, illustre comme poète, M. Victor Hugo, n’était intervenu. Il m’interrogea et, après s’être enquis longuement des chutes du Niagara, des pilotis de Mexico, des coutumes, des usages et du cours de l’Orénoque, il me fit relâcher. Et devant les émeutiers qui l’écoutaient avec respect, il me dit textuellement : « Sage citoyen des États-Unis d’Amérique, vous témoignerez dans votre libre République des efforts que les Parisiens, ce peuple de Titans, accomplissent ici pour cimenter la proche fraternité des États-Unis d’Europe. »

Là-dessus, il me quitta après m’avoir serré les deux mains, et l’on m’enferma dans une pharmacie que les émeutiers avaient transformée en fabrique de poudre.

D’après ce que m’a dit le président de la République vénitienne, M. Manin, lors de la visite qu’il me fit, il y a environ trois mois, et où il se montra curieux des choses du mormonisme, ce M. Victor Hugo vivrait, autant que faire se peut, à Paris et sans entraîner le scandale, d’après les principes admis par notre Église et notamment en ce qui concerne la polygynie.

Après quelques instants qui me parurent interminables, on me permit de m’éloigner. De barricade en barricade, parmi les morts et les blessés, malgré les soldats dont j’évitai les baïonnettes et les projectiles, je me retrouvai, je ne sais comment, sur le boulevart[5] où la boucherie était horrible.

Les soldats massacraient tous ceux qu’ils rencontraient et les cris d’assassins, d’à bas Bonaparte, de vive la République, les commandements des officiers, les lamentations des mourants, le crépitement de la fusillade, le tonnerre du canon se mêlaient, formant une musique effrayante. Je pensai qu’il se pouvait très bien que ma dernière heure approchât et je songeai d’abord à me réfugier dans une boutique, mais la plupart étaient fermées et, voyant dans celles qui étaient restées ouvertes des cadavres de commerçants, je connus par là qu’il n’y avait pas de refuge que les soldats respectassent. Je n’osai pas m’enfoncer dans les rues étroites qui conduisaient chez moi. Je craignais de tomber encore une fois auprès de quelque barricade ; cela me paraissait aussi dangereux que d’être exposé à la brutalité des soldats.

Là-dessus, il se mit à pleuvoir et la boue qui se forma rapidement était rouge de sang par endroits. Quelques passants, émeutiers voulant gagner leur barricade, se hâtaient, parfois courbés pour échapper aux projectiles ou fiers et défiant par des cris pleins d’insolence la force armée. Toutefois ils ne s’arrêtaient point, désireux d’éviter l’arrivée des soldats dont deux troupes venaient en sens contraire. Pour ma part, certain de ne pas leur échapper, je me préparai à mourir. À ce moment, une troupe de jeunes gens et de jeunes femmes, mis avec élégance, passa près de moi en riant. J’eus l’idée de les suivre, car ils me semblaient peu se soucier de l’émeute et même se croire à l’abri des dangers ; mais tout en riant et en plaisantant, ces débauchés, — car ils n’étaient pas autre chose, — se retournèrent et m’écartèrent à coups de canne, disant :

« Passe ton chemin, bonhomme, nous ne sommes pas de ton bord. »

Et l’une des jeunes femmes qui s’était aussi retournée, ramassa une bouteille vide qui se trouvait à ses pieds, près d’un shako et d’un soldat mort, et me la jeta avec violence en criant :

« Dépêche-toi donc, Paméla, et prends garde à ce socialiste. »

En même temps, la bouteille m’atteignit au front, m’étourdissant et me blessant au-dessus du sourcil droit. Aussitôt, j’entendis une voix douce qui me disait :

« Pauvre homme, votre sang coule. »

Et voici près de moi un remuement de soie tandis qu’une main délicate étanchait avec un mouchoir parfumé le sang de ma blessure.

Je crus d’abord que c’était l’ange Moroni qui se manifestait sur le champ de bataille et venait pour sauver un des fidèles de Joseph. Mais les débauchés sans pitié qui dans ce jour de deuil se hâtaient vers quelque cabaret, Rocher de Cancale ou autre, pour festoyer et se réjouir des malheurs populaires, criaient encore en s’éloignant : « Paméla, rejoins-nous vite, les soldats arrivent, » me firent comprendre qu’il n’y avait point près de moi d’ange Moroni, mais seulement cette Paméla retardataire que ses compagnons appelaient tout en ne se risquant plus, malgré leur insouciance, à venir la rechercher dans le lieu dangereux où elle se tenait volontairement afin de me secourir. Les bataillons arrivaient en courant, rythmant leurs pas et le bruit cadencé que faisaient leurs pieds s’approchait sinistre comme une danse macabre.

L’ange Paméla ne s’en souciait pas et je pensai que j’allais mourir avec elle. Cette fin romanesque m’enthousiasma un moment et je songeai à crier, lorsque les baïonnettes m’atteindraient, un « Vive la République ! » qui, destiné dans ma bouche à glorifier légitimement nos États-Unis, devait paraître (et c’était là une plaisanterie mortuaire que je trouvai excellente) aux soldats qui allaient devenir mes bourreaux, une apologie in extremis du régime populaire contre lequel ils combattaient.

Mais la main qui avait essuyé ma face me prit le poignet et m’entraîna, je distinguai confusément les uniformes des militaires et la silhouette angélique de la femme qui m’entraînait ; elle tenait maintenant de la main gauche le mouchoir taché de mon sang et ce linge me fit songer au Christ et à la Sainte Véronique. Cette édifiante pensée m’occupa le temps que nous mîmes à traverser le boulevart[6] et à gagner juste à temps pour n’être pas la proie des soldats, une rue adjacente.

Vous venez de lire, frère Brigham, comment j’échappai pour ainsi dire miraculeusement à la fureur disciplinée des militaires et je vous prie d’excuser la digression qui suit à propos des femmes françaises.

On pourrait dire d’elles ce que je vous écrivais naguère au sujet des prêtres catholiques. Ils valent mieux que ceux de n’importe quelle religion et nulle part, sauf dans notre Église, on ne rencontre autant de Saints. Rien d’étonnant puisque le catholicisme est la vraie religion qui a succédé au mosaïsme et qui a détenu la vérité jusqu’à l’apparition de l’ange Moroni à Joseph Smith. Et j’ai été bien souvent charmé par les vérités que les prêtres catholiques s’efforcent de propager avec un courage et une bonne foi inexprimables.

De même les femmes : elles sont ici excellentes comme santé, travail, courage, grâce, goût, bon sens et bonne humeur et celles qui s’écartent de cette retenue qui convient au beau sexe y sont plutôt amenées par les vices des institutions que par leurs propres penchants.

Nulle part la polygamie ne serait peut-être aussi utile qu’ici où l’on a complètement perdu la notion du mariage. La liberté dans l’amour apparaît comme un droit incontestable à beaucoup de socialistes et la polyandrie est admise par Fourier même et dans le mariage et aussi dans le célibat, par l’institution éminemment immorale du bayadérisme.

La polygynie est la santé pour l’homme et pour la femme, elle supprime la prostitution, les malheurs et les maladies qu’elle entraîne ; elle augmente la majesté de l’homme, en satisfaisant son goût inné pour la domination. Cette constitution patriarcale conviendrait parfaitement à ce pays qu’elle régénérerait en y résolvant peut-être la question sociale, supprimant ces luttes intestines, ces idéologies malsaines qui appauvrissent les corps et les esprits. Au lieu de cela, l’adultère en créant une polygamie clandestine, la prostitution en faisant de l’acte de chair une chose honteuse, détruisent le bonheur que l’homme éprouve à procréer, entraînent les hommes à des folies, jettent sur la terre de misérables enfants sans famille, sans destinée et voués au mépris pour leur illégitimité.

La femme qui m’avait entraîné me fit courir longtemps. Nous nous trouvâmes enfin devant une maison et, prié de monter, je suivis mon sauveur dans un appartement élégant et celle qui m’y avait gracieusement introduit me dit :

« Mon père et mon frère sont des ouvriers. Ils se battent contre la tyrannie. C’est pourquoi mon cœur a été ému en vous voyant blessé par cette grande lâche de Berthe. Je résolus aussitôt de vous sauver. N’êtes-vous pas représentant ? »

Je fis connaître à cette personne ma qualité d’Américain et de missionnaire mormon et elle parut vivement intéressée, me disant :

« J’ai été enfant de Marie… c’était le bon temps. »

Et je compris que cette jeune femme vivait dans la perdition et qu’elle songeait avec regret à ses années d’innocence. Je pensai aussitôt qu’elle serait une excellente mormonne et que les françaises étant rares parmi les Saints, vous ne seriez pas fâché d’avoir parmi vous un spécimen féminin de l’ingénieuse race des Français auxquels la civilisation doit tant et dans tous les domaines. J’endoctrinai cette lorette et je revins chaque jour dans ce quartier Bréda où elle loge. Je lui montrai que le bonheur l’attendait à Great Salt Lake City, que nous possédions la vraie doctrine, qu’elle aurait un mari aimable, que les mormonnes étaient instruites et bien élevées, que nous aimions les bals, la musique et les représentations théâtrales, que l’on s’efforçait à Salt Lake City de suivre la mode de Paris et que, parisienne, son goût la ferait sur ce point dominer toutes nos sœurs. Enfin, soit le mariage, soit les détails de notre luxe, Mme Paméla m’écouta, jouant avec ses repentirs et réfléchissant. Je sus qu’elle avait demandé conseil à sa portière et que celle-ci s’était vivement opposée à mon projet. Des amies de Paméla la dissuadèrent de m’écouter, mais elle eut le bon sens de demander l’avis de son père, ouvrier fort écouté dans les faubourgs et moins connu sous son nom de Monsenergues que sous le surnom de Parisien dit la Couronne des Amours. Ce digne homme s’étant rendu chez sa fille l’exhorta à la vertu. Il déplorait la faiblesse qu’il avait montrée en n’immolant pas son enfant le jour où, entraînée par l’amour du plaisir et du luxe, elle avait échappé à l’autorité paternelle pour vivre dans la perdition.

J’écoutai, les larmes aux yeux, cet homme rude et sensible dont les mains calleuses avaient des gestes caressants.

Ayant su ce que je conseillais, il s’exalta, me parla avec éloge de l’Amérique d’après ce qu’il en savait, du Champ d’Asile, des généraux à la Cincinnatus. Il engagea sa fille à suivre mes conseils. Ayant déploré les événements politiques qui venaient d’avoir lieu et auxquels il avait été mêlé, il m’exprima son indignation parce que la tyrannie avait proscrit un homme qu’il tenait en haute estime, nommé Agricol Perdignies, dit Avignonnais la Vertu.

Cette entrevue décida Paméla Monsenergues à faire ses bagages, à vendre ou distribuer tout ce qui aurait été un embarras en voyage et dans notre pays, et j’ai le plaisir de vous annoncer que cette demoiselle a décidé de se joindre à une troupe de saintes qui partira avant peu pour l’Amérique, sous la conduite de frère Lorenzo Snow. Il s’y trouvera quelques Anglaises, des Danoises, des Norvégiennes, une Française et une famille suisse tout entière. Frère Lorenzo Snow, qui ramène une nouvelle épouse dans son foyer de Salt Lake City, a décidé d’accompagner la caravane.

Je regrette de ne pouvoir vous envoyer plus de Françaises. Mais vous vous contenterez du troupeau de génisses que j’achemine vers vous et les puissants troupeaux de nos étables sacrées les féconderont avec délices pour que s’agrandisse, dans la paix et le bonheur, le précieux domaine que les dieux ont commis à la garde de frère Brigham, notre prophète.

Pour terminer cette lettre, je dois vous annoncer qu’un pasteur anglican vient de faire paraître un livre où implicitement il s’efforce de donner un démenti aux vérités ethniques qui forment le fond de notre religion et qui, avant ce siècle, ont été proclamées par les écrivains catholiques, détenteurs de toute la vérité, jusqu’à l’apparition de l’ange Moroni à Joseph. Ce pasteur, dans son voyage d’Asie, s’étant trouvé chez les Nestoriens, prétend avoir reconnu en eux les représentants de dix tribus d’Israël dont on avait perdu les traces historiques jusqu’au jour où le livre de Mormon a prouvé qu’ayant émigré en Amérique, il ne restait aujourd’hui qu’une faible partie d’une des nations issues d’elles et la plus mauvaise, celle des Lamanites, juifs punis de Dieu, mais qui n’en sont pas moins les derniers représentants de son peuple, c’est-à-dire la race Rouge que nous respectons. Cet ouvrage, plein de mauvaise foi, ne fait même pas allusion à nos vérités et sa publication a été pour moi une nouvelle occasion de reconnaître l’infernale ignorance et l’outrecuidante méchanceté de ces sectes que l’iniquité a suscitées sur la terre. Au contraire, les prêtres catholiques ont connu la vérité par révélation avant la révélation complète des plaques à Joseph Smith qui estimait grandement le catholicisme. Ils vivent avec dignité, avec désintéressement et sont pleins de sanctification. Ils étaient les gardiens de la vérité et notre Église n’est au catholicisme que sa continuation moderne et adaptée aux nouvelles révélations.

J’appelle votre sollicitude sur mon foyer et vous prie, selon une révélation, de ne point hésiter à me substituer un remplaçant auprès de mes épouses si cela était nécessaire pendant mon absence.

Pénétré de respect, je suis vôtre

Frère John Taylor, le martyr.


Elvire s’arrêta et ses yeux interrogeaient ce soi-disant Pont-Euxin qui se faisait saigner les doigts en s’arrachant les peaux autour des ongles et le vieux Mahner qui lui dit : « Je me souviens parfaitement du martyr John Taylor, de Lorenzo Snow et de votre grand’mère Malvina. Si vous avez le temps, je vais évoquer devant vous son histoire. Nul autre que moi ne pourrait vous la raconter.

« J’étais enfant alors, mais les enfants vivaient dans une promiscuité pleine de liberté. Nous étions observateurs, mais n’étions pas innocents. Ma mère qui mourut là-bas, était une des onze femmes de Robin Furmesneare ; mais ce n’est pas l’histoire de ma mère que vous attendez de moi, c’est celle de votre grand’mère. Écoutez-moi. Si je vous fatigue, dites-le moi, car je ne serai pas bref, heureux de m’étendre sur un sujet si singulier et dont j’ai rarement l’occasion de parler. »

« C’est entendu, dit Elvire, dites-moi tout ce que vous savez touchant ma grand’mère. Je crois qu’elle devait me ressembler. »

« C’est vrai, répliqua le vieil Otto après l’avoir attentivement regardée, mais elle avait l’air boudeur et insolent à la fois, tandis que vous avez surtout l’air renfermé. »

« Comme je l’aime, s’écria Elvire, et comme elle était heureuse de vivre en une époque aussi pleine d’imprévu. »

« Ne vous plaignez pas ! dit doucement le sergent qui avait pris le nom d’Ovide. Ne vous plaignez pas ! En fait d’imprévu, vous me semblez bien servie, la Russie, les grands ducs, la peinture et la guerre ! que vous faut-il de plus ? »

« Ce n’est pas la même chose, observa Elvire. Pour étonnante qu’elle paraisse, ma vie n’en est pas moins terre à terre. »

« Vous êtes bien difficile ! conclut le Pont-Euxin, et vous ne savez pas goûter l’existence. »

Et il se tourna vers le vieillard pour l’inviter à commencer son récit.

  1. L’Amérique ne connaissait pas encore les gratte-ciel et de nos jours M. Taylor se serait récrié sur le petit nombre d’étages qu’ont les maisons à Paris. Pour la rue de Tournon, je la connais, elle est fort bien située et habitée par une population honorable. (Note récente et anonyme d’un lecteur de la Bibliothèque de Salt Lake City et peut-être du conservateur même des manuscrits.)
  2. Feu M. Dreckeim, le savant berlinois, qui vécut cinq ans à Salt Lake City, où il dépouilla à la Bibliothèque les papiers laissés par le regretté président Brigham Young, se permit d’aller demander à M. Taylor, qui vivait encore, pourquoi, puisqu’il craignait que la police n’ouvrît sa lettre, il y parlait si longuement de la polygamie. À quoi M. Taylor répondit qu’il en parlait à dessein afin que la police crût que de même qu’il n’était point traité de la pluralité des femmes dans l’Étoile du Déseret, on n’en soufflait mot dans les prédications ; mais qu’au demeurant les gens instruits et les fonctionnaires de la police n’ignoraient point que dans l’Utah, les Mormons étaient polygames. (Noté au crayon en marge de la lettre.)

    C’est plus loin que M. Taylor manifeste sa crainte de ce fameux cabinet noir où l’on devait avoir fort à faire, s’il est vrai qu’on y ouvrait toutes les lettres. (Noté à l’encre sous la note précédente et d’une écriture de femme.)

  3. Ce missionnaire, qui était observateur, ne connaissait pas bien l’humanité, puisqu’on ne souhaite l’égalité dans aucune classe d’aucune nation. La terminologie des législateurs et des politiques est souvent en contradiction avec les passions humaines et la nature qui exigent l’ordre suivant : à chacun selon sa force, son droit, ses œuvres. (Cette remarque crayonnée en marge de la lettre y aurait été inscrite par l’empereur du Brésil, don Pédro, lors de la visite qu’il fit à Salt Lake City.)
  4. En français dans le texte.
  5. En français dans le texte et avec cette orthographe surannée.
  6. En français dans le texte.