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II


Douce poésie ! le plus beau des arts ! Toi qui, suscitant en nous le pouvoir créateur, nous met tout proche de la divinité, les déceptions n’ont pas abattu l’amour que je te portais dès ma tendre enfance ! La guerre même a augmenté le pouvoir que la poésie exerce sur moi et c’est grâce à l’une et à l’autre que le ciel désormais se confond avec ma tête étoilée. Douce poésie ! je regrette que l’incertitude des temps ne me permette pas de me livrer à tes inspirations touchant la matière de ce livre, mais je suis pressé. La guerre continue. Il s’agit avant d’y retourner, d’achever le roman et la prose est ce qui convient le mieux à ma hâte.

Mais pourquoi, parce que nous sommes en guerre, représenter toujours la guerre et les misères du soldat ou ses loisirs, ou bien le miraculeux tableau des Races mobilisées de tous les coins de l’univers sur notre Front, ou encore le triste cheminement à travers les tranchées ?

Il faut bien cependant se souvenir de cette guerre invétérée. Il n’y a pas moyen de s’en défendre. Chaque fois que je crois avoir échappé à cette hantise, elle me reprend avec une douceur toujours croissante. Je me souviens avant tout de l’instabilité de la vie du soldat. Il est un jour ici ; la nuit peut-être partira-t-il en toute hâte. Cette incertitude est surtout le lot du fantassin. J’ai connu la vie de l’artilleur et celle du fantassin ensuite. L’instabilité de la seconde est plus surprenante. J’ai entendu appeler le fantassin, le Méfiant. Les plus courageux même se méfient, car le moins qu’on puisse leur demander, c’est le sacrifice de la vie. Mais j’ai gardé la nostalgie de cette vie vagabonde et bien réglée. Je me souviens des villages parcourus au pas cadencé et de trois filles sur la porte d’une ferme, au toit défoncé, transformée en épicerie.

Aujourd’hui Paris me sollicite. Voici le Montparnasse qui est devenu pour les peintres et les poètes ce que Montmartre était, il y a quinze ans, l’asile de leur simplicité.

Le quartier Montparnasse, du témoignage de l’habitant des quartiers environnants, est un quartier de louftingues. La vérité est que Montparnasse remplace Montmartre, le Montmartre d’autrefois, celui des artistes, des chansonniers, des moulins, des cabarets, voire même des haschischophages, des premiers opiomanes, des sempiternels éthéromanes et des cocaïnomanes ou visionnaires, comme on les appelle aujourd’hui où la « coco » sévit encore ; tous ceux (parmi les Montmartrois du grand art) qui vivaient encore et que la noce expulsait du vieux Montmartre détruit par les propriétaires et les architectes, conspué par les futuristes parisiens, ou, d’ailleurs, tous ceux-là ont émigré sous forme de cubistes, de Peaux-Rouges, de poètes orphiques. Ils ont troublé des éclats de leur voix les échos du carrefour de la Grande Chaumière. Devant un café établi dans une maison de licencieuse mémoire, ils avaient dressé, dès avant la guerre, un concurrent redoutable, le café de la Rotonde. En face, se tenaient les Boches. Ici, allaient toujours les Slaves. Les Juifs continuent à aller indifféremment dans l’un ou dans l’autre.

Les marchands de couleurs dans toutes les rues avoisinantes offrent leur multicolore tentation à tous ceux qu’un rapide coup d’œil dans les expositions d’avant-garde a fait s’écrier : Anch’io son pittore.

Esquissons avant tout la physionomie du Carrefour. Vraisemblablement, elle changera avant peu. À l’un des coins du boulevard du Montparnasse, un grand épicier étale aux yeux de tout un peuple d’artistes internationaux son nom énigmatique : Hazard. Sa marchandise est des plus variées et ses chalands sont de toutes sortes. L’Américain y trouvait avant la guerre les grapes-fruits qui sont au citron ce que le melon d’eau est au cantaloup ; le Russe y retrouvait ses pommes de paradis semblables à des bigarreaux ; le Hongrois sa charcuterie poivrée de rouge, etc. Voici, à l’autre angle, la Rotonde ; un Indien en grand costume de cuir et de plumes… peintre et modèle, attirait les regards en 1914. Quelquefois même la longue silhouette de Charles Morice se profilait longtemps à l’intérieur contre la muraille.

À l’angle du boulevard du Montparnasse et de la rue Delambre, c’est le Dôme : avant la guerre, il avait une clientèle d’habitués, gens riches, esthéticiens du Massachussets ou des bords de la Sprée, c’est encore Pascin ou le Clinchtel contemporain ; c’est ici que se décidait l’admiration que l’on professait en Allemagne pour tel ou tel peintre français. Les gloires de Géricault, de Courbet, de Seurat, du Douanier n’ont pas eu à souffrir des entretiens esthétiques entre les Boches millionnaires du Dôme.

Un autre angle : c’est Baty ou le dernier marchand de vin. Quand il se sera retiré, ce métier aura pratiquement disparu de Paris, à moins que la guerre et la vie chère ne redonnent un regain de vogue à cet état. Il restera « la petite boîte », comme on dit aujourd’hui, mais le chand’de vin aura vécu. En attendant, ceux que les maladies ou plutôt les médecins n’ont pas fait renoncer entièrement aux vins de France fêtent encore à l’envi cette cave bien soignée.

Plus loin, à droite, sur le boulevard Raspail, le petit café des Vigourelles abritait en 1914, les jours où l’on ne dansait pas à Bullier, une jeunesse pétulante ; un homme au visage sévère s’y tenait souvent. Il déclarait avec simplicité à qui voulait l’entendre : « Je suis l’homme le plus emm…dant du quartier, j’emm…de même les conseillers municipaux. » On l’appelait le lion. Il avait tellement emm…rdé de monde qu’il en avait tiré des rentes. En effet, la plupart des cafés, des bistrots du quartier préféraient lui donner de l’argent plutôt que de le servir. Il n’avait qu’à se présenter dans ces endroits, pour qu’aussitôt on lui donnât, selon l’importance de la maison, un franc, deux francs et même trois francs cinquante. Chaque matin, cet homme de génie faisait sa petite tournée dans le quartier et cela lui suffisait pour vivre, il e…rdait tout le monde et ne devait rien à personne. Dans ce petit café provincial des Vigourelles venaient quelquefois MM. de Segonzac, Luc-Albert Moreau, André Derain, Édouard Férat, René Dalize et un personnage énigmatique que l’on appelait le Finlandais, mais qui, je crois, était en réalité un limousin, de Limoges. Le distingué propriétaire de la maison s’était fait une popularité d’excellent aloi dans son arrondissement en déclarant publiquement, dans un beau mouvement d’éloquence : « Messieurs, tout en étant bistrot, j’aime beaucoup les arts ; le dimanche, quand je ne vais pas au cinéma, je vais au Louvre. » Presque en face se trouvait la boutique de M. Cocula, qui, par un singulier phénomène de mimétisme onomastique, en est venu, comme son quasi-homonyme anglais, M. Cook, à s’occuper de voyages ; les Anglais ont l’agence Cook et les Français ont le train Cocula.

Dans les rues qui entourent le cimetière du Montparnasse, et où le buste de M. de Max garde le tombeau de Baudelaire, se trouvaient encore en 1916 les demeures d’anciens habitants célèbres de Montmartre ; beaucoup d’entre eux même, comme Picasso, habitèrent la célèbre maison du 13 de la rue de Ravignan, aujourd’hui 13, place Émile-Goudeau.

Redescendons rue de la Grande-Chaumière, rue des Académies, où, naguère encore, l’unique Patagon de Paris, l’Araucanien Ortiz de Zarate, se promenait en proclamant qu’il avait découvert la vérité. Ici se tenait encore un fameux petit restaurant de modèles, fermé depuis la guerre, Chez Papa ; il était tenu par un ancien Garibaldien qui assaisonnait les pâtes aussi bien que dans les osterie romaines. C’était un lieu charmant où M. Anatole France, s’il l’avait connu, serait souvent venu. On y rencontrait d’aimables gens, parmi lesquels MM. Paul Morisse, André Billy et Paul Léautaud.

S’il a une couleur différente du Montmartre d’autrefois, le Montparnasse contemporain, et même en temps de guerre, n’a pas moins de gaieté, de simplicité et de laisser-aller. Les costumes à l’américaine des artistes d’aujourd’hui ne sont ni moins larges ni d’un autre velours que celui des rapins d’autrefois ; ils sont larges d’une autre façon, voilà tout, et la sandale, après tout, n’est pas moins germanique que l’affreuse bottine à élastique de jadis. Bientôt, c’est-à-dire après la guerre, je gage, sans le souhaiter, Montparnasse aura ses boîtes de nuit, ses chansonniers, comme il a ses peintres et ses poètes. Le jour où un Bruant aura chanté les divers coins de ce quartier plein de fantaisie, les crèmeries, la caserne-atelier de la rue Campagne-Première, l’extraordinaire Crèmerie-Grill-Room du boulevard du Montparnasse, le restaurant Chinois, qui vient de mourir, les mardis de la Closerie des Lilas, morts depuis la guerre, ce jour-là Montparnasse aura vécu. L’Agence Cook y amènera ses caravanes, et le train Cocula émigrera en quelque autre quartier, emportant les peintres, les Chinois, les Patagons, les Indiens Comanches, les Limousins-Finlandais, les Vigourelles et peut-être même l’homme le plus emm…dant du quartier, vers une autre destination, vers un autre arrondissement, vers une autre butte, vers un autre mont, sans doute les Buttes-Chaumont.

En temps de guerre, Montparnasse a donné naissance à une idée exquise et touchante, la poupée-portrait, qui mérite le succès qu’elle remporte.

Une de mes premières impressions de Paris, lorsque j’y revins, blessé, fut de surprendre, au téléphone de l’hôpital où l’on me pansait, cette bribe de phrase : « … l’industrie admirable des poupées. »

Qui parlait ? je ne sais et peu importe : « C’est tout de même un peu fort, pensai-je, de s’occuper de poupées en ce moment. »

Depuis, mon opinion s’est bien modifiée à cet égard.

La poupée de Paris qui montrait la mode à toute l’Europe ne faisait-elle pas beaucoup pour le prestige de la France ?

Des artistes de Montparnasse, des femmes naturellement, ont eu l’idée de faire des poupées portraits, idée charmante qui a déjà produit d’agréables ouvrages comme ceux que Mlle Vassilieff a exposés un peu partout et même sur les grands Boulevards.

Si cette mode s’installe, nos petites-nièces possèderont de très curieuses galeries d’ancêtres.

On jouera Hernani dans la chambre aux jouets.

Ne voilà-t-il pas la grand’mère dans son costume de la Croix Rouge ! telle qu’elle était, toute jeune, en 1916 ! Elle voisine avec le grand oncle en lieutenant de chasseurs, avec la croix de guerre… Il ne faut pas que les enfants d’aujourd’hui puissent oublier ainsi qu’avaient oublié ceux d’après 70. Il convient donc de multiplier les souvenirs et les poupées portraits, ce sont des souvenirs quasi-vivants.

Mais laissons les souvenirs. Leur temps viendra. La guerre continue. Nicolas Varinoff est devenu sombre et préoccupé. Il va partir à la guerre comme volontaire dans une ambulance ruthène. Son costume mi-militaire, mi-sportman est enfin prêt.

Quand il l’eut endossé pour la première fois, il se rendit avec Elvire à la Coupole, boulevard Raspail, rendez-vous des peintres, des modèles et des littérateurs. À la terrasse se tenait Egon d’Almanfeiner, fils d’un fameux romancier autrichien qui inventa le vice singulier de se sentir toujours sous le coup de poursuites judiciaires. Son histoire ressortit à la psychopathie sexuelle et je ne m’étendrai pas davantage sur son cas, ni sur celui de son fils qui doit, paraît-il, son permis de séjour aux bontés que sa mère eut, il y a quelque vingt ans, pour le chef d’un des partis d’opposition.

J’aime mieux faire le portrait de Moïse Deléchelle qui, en compagnie de Pablo Canouris, le peintre aux mains bleu céleste, tirait les cartes à deux jeunes Roumaines, élèves assidus d’une Académie de croquis du quartier. Moïse Deléchelle est un homme couleur de cendre dont le corps, en toutes ses parties, est musical. Il se tape sur le ventre pour imiter les sons profonds du violoncelle ; de ses pieds il tire les résonnances rauques de la crécelle ; la peau tendue de ses joues est un cymbalon aussi sonore que ceux des tziganes de restaurant et ses dents, sur lesquelles il frappe au moyen d’un porte-plume, rendent les sons cristallins des orchestres de bouteilles dont jouent certains artistes de music-hall, ou qui font le chic de certaines grandes orgues mécaniques dans les carrousels des foires.

Elvire et Nicolas s’assirent à leur table et Moïse Deléchelle brouilla les cartes. Au bout de quelques instants, les Roumaines s’en allèrent à leur Académie et, avant qu’elles se fussent éloignées, leur place fut prise par Anatole de Saintariste, poète et officier, blessé au bras et qui, pour la première fois depuis la guerre, venait à la Coupole, en compagnie de sa nouvelle amie, la jolie Corail, rousse aux yeux noisettes, qui donnait dans son ensemble l’aspect d’une goutte de sang sur une épée.

Au bout de peu de temps, la conversation avait pris un tour assez vif et l’on en vint à parler de polygamie.

« Il paraît que les Boches vont l’autoriser, dit Pablo Canouris, et nous serons sans doute amenés à en faire autant. »

Et Pablo Canouris dit en rallumant sa pipe : « Pour aboir braiment une femme, il faut l’aboir enlébée, l’enfermer à clef et l’occouper tout lé temps. C’est déjà difficile d’occouper oune femme, tu parles, si on en a plousieurs. La polygamie c’est oune théorie bonne pour les pipes, mais pas pour les femmes. »

Pablo Canouris, le peintre aux mains bleues, a des yeux d’oiseau. D’origine albanaise, il est né en Espagne, à Malaga, mais son art et son cerveau, qui comportent la force réaliste qui caractérise les productions et l’esprit de la péninsule ibérique, ont gardé cette pureté et cette vérité helléniques qui lui vient de ses ancêtres, car au témoignage de tous ceux qui ont traité la question des historiens byzantins depuis Commènes jusqu’à Thomas de Quincey pour ne citer aucun écrivain contemporain, les prétendus Hellènes sont des Albanais et en Pablo Canouris, le miracle pittoresque de Tolède, Le Greco même renaissait dans le peintre aux mains bleu céleste, non que Canouris imitât Le Greco, mais le côté mystérieux de son génie touchait avec cette violence angélique qui angoisse délicieusement les amateurs de Theocopouli.

Aucune école depuis le Romantisme n’a autant remué le monde que la nouvelle école de peinture où seuls ont joué un rôle des artistes ressortissant à la civilisation méditerranéenne, des artistes appartenant à une race latine. Ce succès est cause de la résistance que l’on oppose de toutes parts à l’art d’un Canouris, de Picasso, de Braque, de Derain, de Picabia, de Gleizes, de Metzinger, de Juan Gris, de Survage, et qui va devenir plus violente encore qu’elle ne le fut jamais. Les philosophes ont rempli, paraît-il, en vue de combattre l’art moderne, tout « un arsenal de sophismes », comme disait mon ancien ami Delormel. Mais que peuvent les philosophes contre les formes et la matière qui sont les objets et les sujets des meilleurs d’entre les peintres d’aujourd’hui ? Que la peinture nouvelle soit différente de celle d’hier, c’est évident ; qu’elle ne s’accorde pas avec la tradition du grand art, c’est une chose que je défie à quiconque de démontrer. Et que cela fasse courir à l’art le moindre danger, je n’en crois rien. Les études éclatantes, surprenantes et sévères des nouveaux peintres sont profondément réalistes. Cet art n’éloigne pas de l’étude de la nature ceux qui s’y livrent si préoccupés de fixer, de combiner toutes les possibilités esthétiques.

Excès de nouveauté ? Qui sait ? Je le répète, elle n’est pas dangereuse pour l’art, mais seulement pour les artistes médiocres. Et ceux-là, quoi qu’ils fassent, resteront médiocres ; qu’importe, après tout, qu’en outre ils soient absurdes.

Dans le caractère de Canouris se mêlaient donc l’Espagne et l’Albanie. Et d’apparence il était comme sont les Albanais parmi lesquels il y a de beaux hommes, nobles, courageux, mais ayant une propension au suicide qui ferait frémir pour leur race si leurs qualités génésiques ne balançaient leur ennui de vivre. Ce qu’il y avait d’Espagnol en Canouris n’avait pas écarté le goût pour la mort volontaire et il conservait pour les femmes un goût espagnol fortement albanisé.

J’appris à connaître Canouris pendant un séjour à Bruxelles qui m’a laissé d’inoubliables et de précises impressions sur le sang qui, avec l’Écossais, peut-être, est le plus ancien de l’Europe.

Pablo Canouris, qui y vécut, venant tout droit de Malaga et avant de connaître Paris, y avait pour amie une Anglaise qui le faisait souffrir comme peuvent pâtir d’amour ceux-là seuls qui appartiennent à l’élite de l’humanité.

Cette fille, dont la beauté était insolente à un point qu’il n’y a point d’homme qui ne l’eût aimée à la folie, trompait mon ami avec ceux qui le voulaient bien, et moi-même, qu’on me le pardonne, je délibérai longtemps entre l’amitié et le désir.

Impudique, d’une façon que ne peuvent manquer d’admirer ceux que la vie a assez malmenés pour qu’ils soient devenus bigles de l’âme et borgnes du cœur, Maud passait sa vie, dévêtue, dans l’appartement de mon ami. Et quand il était sorti, la débauche entrait dans sa demeure.

Et cette fille, cette Maud, faisait-elle partie de l’humanité ?

Elle n’en parlait aucun langage, mais un dialecte hybride, un mélange d’anglais, de français, de tournures belges et germaniques.

Un philologue l’eût adorée, un grammairien n’eût pu que la détester malgré sa beauté.

Anglaise, elle l’était par son père, officier cruel, condamné à mort dans l’Inde pour sévices contre les indigènes. Mais sa mère était Maltaise.

Un jour, mon ami me dit :

— Il faut que je me délivre. Je me tuerai demain.

Je connaissais assez le caractère albanais de Pablo Canouris pour savoir qu’il ne s’agissait point là de vaines paroles.

Il se tuerait puisqu’il l’avait dit.

Je ne le quittai plus, et le lendemain, grâce à ma présence, à mon amitié, Pablo Canouris ne se tua pas.

Il trouva lui-même un remède à son mal.

— Cette femme, me dit-il, n’est point ma femme. Je l’aime, c’est vrai, mais d’un amour qu’une épouse détruirait en moi.

— Je ne comprends pas, m’écriai-je, expliquez-vous ?

Il sourit et continua :

— Les races des Balkans et des monts qui sont aux bords de l’Adriatique pratiquaient autréfois le rapt, et cette coutoume sourvit dans diverses localités.

« Ne nous appartient réellement que la femme que l’on a prise, celle que l’on a domptée.

« Sans rapt, point de mariage heureux.

« J’ai fait la cour à Maud. C’est elle qui m’a pris.

« Elle est libre et je veux reconquérir ma liberté. »

— Et comment cela ? lui demandai-je, étonné.

— Le rapt ! dit-il, avec un calme et une noblesse qui m’en imposèrent.

Les jours suivants, nous voyageâmes, Pablo Canouris et moi.

Il m’emmena en Allemagne et, pendant quelques jours, parut soucieux.

Je respectais sa douleur et sans plus songer au rapt le louais silencieusement d’essayer par l’absence d’oublier cette Maud qui l’enfiévrait jusqu’au désir de la mort.

Un matin, dans Cologne, au milieu de la Hohenstrasse, Canouris me montra une jeune fille qui, un rouleau de musique à la main, marchait à côté de sa gouvernante.

Un laquais, vêtu d’une livrée de bon goût, marchait à dix pas derrière les deux femmes.

La jeune fille pouvait avoir dix-sept ans. Deux nattes lui tombaient dans le dos.

Fille de patriciens colonais, elle semblait gaie comme on ne l’est en Prusse que dans la ville des rois Mages.

— Suivez-moi, me dit tout à coup l’Albanais.

Il se mit à courir, dépassa le laquais et, arrivé près de la jeune fille, lui jeta un bras autour de la taille et la souleva en courant plus fort.

Je courais plein d’inquiétude sur les traces de mon ami.

Je ne regardais point derrière moi, mais certainement le laquais et la gouvernante, interdits, avaient perdu la tête, car ils ne criaient même pas à la garde !

Nous passâmes devant le Dôme, gagnâmes la gare.

La jeune fille, fascinée par la prestance mâle de son ravisseur, souriait, ravie dans tous les sens du terme et, quand nous fûmes dans le wagon d’un train en marche vers Erbestal, vers la frontière, Pablo Canouris, le peintre aux mains azurées, embrassait à en perdre l’âme la plus soumise des fiancées.

Elle mourut au bout de deux mois. Et je crus que cette fois je ne pourrais pas écarter le suicide de mon ami.

Mais je parvins à l’amener à Paris où il s’établit et le détail de ses amours dans la capitale serait trop long. Qu’il suffise de dire que le jour dont il s’agit, il était seul depuis une quinzaine de jours.

« Je partirai demain pour la Guerre, dit Nicolas Varinoff à Pablo Canouris, je te prie d’amener ce soir Elvire au cinéma ; c’est vendredi, on change de spectacle. Elle ne se consolerait pas d’en avoir manqué un seul. J’ai, pour mon compte, pas mal de courses à faire et je dînerai en famille chez ma sœur. »

Au bout de quelques instants, il se leva, l’air soucieux, songeant à la guerre et il dit au revoir à Elvire en pensant à autre chose et son cœur se serra en voyant son amant s’éloigner sans se retourner une seule fois.

À ce moment, un sergent, Allemand nommé Waxheimer et qui avait réussi à se faire prendre dans la légion étrangère, où il s’était engagé sous le nom d’Ovide du Pont-Euxin, s’approcha. Il était en convalescence après sa cinquième blessure.

Et apercevant Elvire il lui cria : « Est-ce que vous ne m’avez pas raconté un jour que votre grand’mère avait été mormonne. »

« Oui, répondit Elvire, et c’est ce qui fait sans doute que je ne suis pas jalouse. Mon amant peut avoir autant de maîtresses que cela lui plaît, je ne serais pas plus jalouse que ne le serait de ses copines une femme mormonne. On m’a toujours raconté chez moi l’escapade de ma grand’mère Paméla. Mais celui qui m’a éclairé sur son compte est une espèce de rat de bibliothèque, un Boche qui avait été le secrétaire de Dreckeim, autre Boche qui a écrit une histoire du Mormonisme. Dreckeim avait été dans la capitale des Mormons en 1895 ; en 1908, il y envoya ce vieux Filnitz qui était amoureux de moi à Pétrograde où il servait vaguement de secrétaire à Replanoff. Comme il parlait toujours des Mormons, je lui ai sorti ma grand’mère. Il a été épaté et a retrouvé dans ses papiers une copie faite par lui à Salt Lake City de la lettre d’un mormon célèbre. C’est justement le type qui avait converti ma grand’mère au mormonisme et il parle d’elle. »

« Eh bien ! dit le pseudo Ovide du Pont-Euxin, j’ai retrouvé depuis la guerre un de mes grands-oncles, Hessois venu en France en 66 et qui, comme tel, a le droit d’y demeurer. Je savais bien qu’il existait avant la guerre, mais je n’allais jamais le voir. Depuis la guerre, il a été très gentil pour moi et c’est chez lui que je suis en permission. Il a été tout jeune dans l’Utah avec sa mère qui était veuve et s’était laissée emmener là-bas dans un des premiers convois qui amenèrent d’Europe de nouveaux fidèles. Mon grand-oncle, Otto Mahner, a passé là-bas son enfance et n’est rentré dans son pays natal qu’à l’âge de vingt-cinq ans, pour se marier à la façon européenne, mais il ne cesse de me parler du mormonisme, depuis que je le revois. Il y revient toujours en parlant comme d’un moyen de redonner à la France la population dont elle a besoin pour rester une grande nation. »

« Mais, dit Elvire, croyez-vous que ce soit utile qu’il y ait beaucoup d’enfants ? »

« Fichtre ! dit Ovide. Si c’est utile ; mais dans cinquante ans il y aura cent millions de Boches, soixante millions d’Italiens ; je vous fais grâce des Espagnols et autres nations qui confinent à la France et, du train où l’on va, elle n’aura pas atteint à cette époque son quarantième million. »

« Ce serait rigolo, dit Elvire, que votre grand-oncle ait connu ma grand’mère. »

« Justement, dit Ovide, je lui ai promis que vous iriez le voir ; c’est près d’ici, rue Delambre, je vous donnerai l’adresse. »

« Entendu, dit Elvire, comptez sur moi vers trois heures de l’après-midi. J’apporterai la lettre. Elle est de 1851. »

« Merveilleux ! s’écria Ovide, je crois bien que mon grand-oncle Otto y était. Enfin, à demain ! »

Et, comme c’était l’heure du dîner, Pablo Canouris l’emmena dans la petite boîte en vogue du quartier.

Dans le monde des artistes, on ne dit plus le bistrot ; il y a belle lurette que mastroquet n’existe plus, ce mot mourut au temps du symbolisme et le dernier à qui je l’ai entendu dire est Rémy de Gourmont. On dit maintenant : « Allons chez un tel, c’est une petite boîte où on bouffe bien. »

Et bistrot sera relégué dans le débarras des mots d’époque destinés à devenir poétiques, tels paletot, cocotte, fiacre, victoria, teuf-teuf, ohé ! ohé !! dont les poètes qui voudront, dans cent ans, évoquer notre temps farciront leurs poèmes, comme Verlaine qui mit dans ses fêtes galantes les mots qui lui paraissaient les plus poétiquement évocateurs du XVIIIe siècle.

Et, après dîner, pendant la représentation cinématographique, Pablo Canouris, qui regardait ce spectacle sans songer à mal, sentit tout à coup une petite main se poser dans ses mains. Il en fut tout secoué d’une sorte de volupté mêlée d’horreur. Et, peu à peu, sa main serra celle d’Elvire.