La Fausse Antipathie/Acte III

La Fausse Antipathie
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 75-88).


ACTE III



Scène I.

ORPHISE, seule.

Sçachons ce que Geronte aura fait chez sa niéce.
S’il aime un peu ma fille, en cas qu’il s’intéresse
À son hymen, il peut me servir à mon gré.
Damon est gentilhomme ; il est même titré…



Scène II.

GERONTE, ORPHISE.
Geronte, sortant de chez Léonore.

La femme est une espece à qui rien ne ressemble ;
C’est tout bien ou tout mal ; & tous les deux ensemble.
Est-elle vertueuse ? elle l’est à l’excès.
Sa sagesse devient un véritable accès ;
La modération lui paroît insipide :
C’est toujours à l’extrême où son penchant la guide.
Ses moindres mouvemens sont des convulsions ;
La vertu, dans son cœur, se change en passions,

Dégénere en faux zèle, & devient fanatique.

Orphise.

Ah ! vous voilà, Monsieur, dans votre humeur critique.

Geronte.

Ne vous chagrinez pas d’un portrait si flâté.
Une femme, à tout âge, est un enfant gâté.

Orphise.

Le mépris pour le sexe est un air qu’on se donne,
Qui n’est, en vérité, convenable à personne.

Geronte.

Madame, je suis juste, & sans prévention.
J’avois fait jusqu’ici certaine exception…

Orphise.

Peut-on sçavoir combien vous en exceptiez ?

Geronte.

Peut-on sçavoir combien vous en exceptiez ?Une.
Et c’étoit encor trop.

Orphise.

Et c’étoit encor trop.Pour nous quelle fortune !

Geronte.

C’est Silvie. Ah ! morbleu, je me trompe de nom.
Son caprice imprévu me trouble la raison.
Diable ! Je ne sçais plus ce que je voulais dire.
J’exceptois Léonore ; & cela vous fait rire.

Orphise, riant.

C’est votre niéce, à qui vous faisiez cet honneur ?

Geronte.

Léonore, elle-même.

Orphise.

Léonore, elle-même.Elle a bien du bonheur.

Geronte.

Oui, d’avoir du mérite.

Orphise.

Oui, d’avoir du mérite.Autant que de sagesse.

Geronte.

Que trop. Et c’est en elle un excès qui me blesse,
Un travers véritable, un faux rafinement,
Fondé sur le scrupule, & sur l’entêtement.
Je m’en vais préparer Damon à sa disgrace.

Orphise.

Bon ! je l’ai prévenu de tout ce qui se passe.

Geronte.

Déjà ? Mais vous l’avez accablé de douleurs ?

Orphise.

Il falloit, tôt ou tard, qu’il apprît ses malheurs.
Plutôt on les apprend, plutôt on s’en console.

Geronte.

J’espere cependant…

Orphise.

J’espere cependant…Espérance frivole.

Geronte.

Peut-être que Damon, que j’ai fait avertir,
Aura plus de crédit…

Orphise.

Aura plus de crédit…Eh ! laissez-la partir.
Elle est mariée…

Geronte.

Elle est mariée…Oui.

Orphise.

Elle est mariée…Oui.L’affaire est terminée.

Geronte.

Point du tout. Si ma niéce étoit moins obstinée,
Elle pourroit…

Orphise.

Elle pourrait…Aller retrouver son époux.



Scène III.

GERONTE, ORPHISE, DAMON.
Geronte, à Damon.

Venez, Monsieur, venez vous unir avec nous ;
La pauvre Léonore… elle se croyoit veuve.
Eh bien, il n’en est rien ; nous en avons la preuve.
Mais de son esclavage on pourroit l’affranchir.
Peut-être mieux que moi vous pourrez la fléchir.
Un mot de ce qu’on aime a toute une autre force.

Orphise.

Quoi ! vous voulez, Monsieur, la porter au divorce ?

Geronte.

Déterminez un cœur fortement combattu.
Ne l’abandonnez pas à sa triste vertu.
Car je n’ignore plus qu’elle vous intéresse.
Vous l’aimez ?

Damon.

Vous l’aimez ?Je l’adore. À quoi sert ma tendresse ?

Orphise, à Geronte

Ce sont-là de vos tours. Vous servez en ami.

Geronte.

Ma foi, sans le sçavoir, je travaillois pour lui.
Quand ma niéce peut rompre une chaîne cruelle,
Elle n’approuve plus ce que j’ai fait pour elle.
Sous main, depuis un mois, j’ai mis l’affaire en train ;
Mais le diable jaloux, ou l’esprit feminin,
Ne veulent pas permettre une union si belle.

Orphise.

On s’en consolera. Modérez votre zéle.

Damon.

Je m’en consolerai ?

Orphise.

Je m’en consolerai ?Vous serez dans le cas.

Damon.

Jamais ; & j’en mourrai.

Orphise.

Jamais ; & j’en mourrai.Non, vous n’en mourrez pas.

Geronte.

Eh ! Madame, tâchez d’être un peu plus tranquille.

Orphise.

Vous, donnez un conseil plus sage & plus utile.

Geronte.

Jettez-vous à ses pieds.

Orphise.

Jetez-vous à ses pieds.Ne la voyez jamais.

Geronte.

Employez les soupirs.

Orphise.

Employez les soupirs.Oubliez ses attraits.

Geronte.

Allez.

Orphise.

Allez.Quoi ? Voulez-vous deshonorer Silvie.

Damon.

Moi, la deshonorer ? En quoi, je vous supplie ?
Ah ! Silvie auroit tort de se plaindre de moi.
Je fais ce qu’elle veut ; & je lui rends sa foi.
Elle a fait trop long-tems le malheur de ma vie.
Quand on ne s’aime point, aisément on s’oublie.

Geronte.

Quand on ne s’aime point ?

Orphise.

Quand on ne s’aime point ?Pour le coup, je m’y perds.

Damon.

On cherche volontiers à sortir de ses fers.

Orphise.

Ceci ne laisse pas d’être incompréhensible.
Pour qui donc votre cœur étoit-il si sensible ?
Léonore n’est point l’objet de vos amours ?

Damon.

Léonore est l’objet que j’aimerai toujours.

Orphise.

Nous extravaguons tous.

Geronte.

Nous extravaguons tous.Je m’en doutois, Madame.
Ma niéce est cependant l’objet qui vous enflamme ?
L’équivoque des noms a pû nous embrouiller ;
Mais l’histoire en seroit trop longue à détailler.

Damon, à part.

Mon secret doit ici n’être sçu de personne.
Ce nom m’a fait fremir ; & ce rapport m’étonne.

Geronte.

C’est peut-être le nom de certaine beauté,
Qui vous a fait, sans doute, une infidélité.



Scène IV.

GERONTE, ORPHISE, DAMON, LÉONORE, NÉRINE.
Léonore.

Madame, à vos avis je rends plus de justice.
Vous arrêtez mes pas au bord du précipice.
Victime d’un penchant devenu criminel,
J’allois m’envelopper d’un opprobre éternel ;
J’allois me dérober au pouvoir légitime
D’un époux, qu’on ne peut abandonner sans crime.

Geronte.

Ma niéce, en vérité, tous ces grands sentimens
Sont des inventions pour orner des romans.

Orphise.

La morale est légere, & ce n’est pas la mienne.
Monsieur, que voulez-vous que Madame devienne ?

Geronte.

Heureuse, apparemment.

Orphise.

Heureuse, apparemment.Eh ! le moyen ?

Geronte.

Heureuse, apparemment.Eh ! le moyen ?Est sûr.

Orphise.

Quoi ! faudra-t-il qu’au fond de quelque azile obscur,
Elle aille ensevelir une épouse craintive,
Ou mener une vie errante & fugitive ?

Léonore.

C’est un dessein coupable ; & je n’y pense plus.
Je reprends des liens que je croyois rompus.
Il m’en coûtera cher… Que dis-je, malheureuse ?
Mais la nécessité me rendra vertueuse.
J’ai gagné sur mon cœur, ou du moins je le crois.
(Appercevant Damon.)
Ah, rencontre cruelle ! Et qu’est-ce que je vois ?

Damon.

C’est un infortuné, qui n’a plus guère à vivre.

Léonore.

Je vous l’ai dit, vivez ; mais cessez de me suivre.

Damon.

Eh ! le puis-je ? C’est vous qui voulez mon trépas.

Léonore.

Ah ! ne m’engagez point à de nouveaux combats.
Mon cœur n’a pas besoin d’une épreuve cruelle.

Damon.

Hélas ! que craignez-vous ? À quoi serviroit-elle ?

Léonore.

À vous faire haïr, à me désespérer.

C’est me persécuter, c’est me déshonorer,
Que d’exposer encor mon cœur à se défendre.
Ce sont de vains regrets que je ne puis entendre.
Vous avez un rival qui n’en doit point avoir.
Je vais le retrouver, & remplir mon devoir.

Damon.

Vous l’étendez plus loin qu’il ne devroit s’étendre.
Madame, si je crois ce qu’on m’a fait entendre,
Sans blesser ce devoir, vous pourriez recourir
À des moyens plus doux, qu’on vient de vous offrir.

Léonore.

Non, je n’ai point assez d’audace, ni de force,
Pour aller mandier un malheureux divorce.
Je n’imagine pas qu’une femme de bien,
Puisse jamais avoir recours à ce moyen.
Il faut un front d’airain pour donner ce scandale.

Damon.

On vous excepteroit de la loi générale.

Orphise.

Ne vous en flattez pas.

Geronte.

Ne vous en flattez pas.Le cas est différent.

Léonore.

Sur l’espoir d’un succès toujours déshonorant,
Je ne risquerai point d’être tympanisée.
Le plus grand des malheurs est d’être méprisée.
Hé quoi ! sur un prétexte absurde & mandié,
Aller de porte en porte implorer la pitié,
Y faire de sa vie un journal équivoque,
Que personne ne croit, & dont chacun se moque

Suborner des témoins, gagner des partisans ;
Remplir les Tribunaux de ses cris indécens ;
Y faire débiter des plaintes infidelles ;
Inonder le public d’injurieux libelles ;
Ébruiter des malheurs qu’on pouvoit empêcher,
Ou qu’au moins la raison devoit faire cacher :
Je ne puis seulement soutenir cette idée.

Geronte.

Eh ! non. Rassure-toi. Ta crainte est mal fondée.

Orphise.

Eh ! mais, pardonnez-moi.

Geronte.

Eh ! mais, pardonnez-moi.Non. Il s’agit au plus
D’achever de briser des nœuds presque rompus,
De m’en laisser le soin ; en un mot, de reprendre
L’heureuse liberté qu’on offre de lui rendre ;
De quitter un époux.

Léonore.

De quitter un époux.Daignez lui pardonner.
À sa discrétion, je veux m’abandonner.
Peut-être que l’absence, & son état funeste
Auront changé son cœur ; le mien fera le reste.

Geronte.

Erreur ! N’espérez pas de si tendres retours.

Damon.

Vous allez exposer votre gloire, & vos jours.
Songez-vous qu’un mortel, insensible à vos larmes,
Va jouir, malgré vous, d’un bien si plein de charmes ?
Je ne vous parle point du désespoir affreux
Où vous allez jeter le cœur d’un malheureux,

Qui mourra, malgré vous, dans sa persévérance.
J’avois pris dans vos yeux une fausse espérance.
Je perds tout, en perdant ce bonheur apparent.
Ce que je deviendrai vous est indifférent.

Léonore.

Ah, cruel ! D’où vient donc le remords qui m’accable…
Qu’ai-je dit ? Je me rends encore plus coupable.
Ne vous promettez rien des pleurs que je répands.
Non, quand je briserois les nœuds que je reprends,
Notre hymen ne peut plus devenir légitime.
Ce seroit avouer, & consommer mon crime.
Vous avez une épouse. Imitez-moi tous deux :
Ou, plutôt, puissiez-vous l’un & l’autre être heureux.
Je sens que tôt ou tard il faut qu’elle vous aime.

Damon.

N’exigez pas de moi cette foiblesse extrême.
Sa haine ou son amour ne m’intéressent plus.
Ne consent-elle pas que nos fers soient rompus ?

Léonore.

C’est vous qui le voulez.

Damon.

C’est vous qui le voulez.Y consentiroit-elle,
Si ce n’étoit pour prendre une chaîne nouvelle ?
Je n’eus jamais son cœur ; elle a repris sa foi.

Léonore.

Arrêtez. On pourroit en dire autant de moi.
C’est vous qui me jugez.

Geronte.

C’est vous qui me jugez.Quelle bizarrerie !

Orphise.

Oh ! vous traitez toujours la vertu de folie.



Scène V.

GERONTE, ORPHISE, DAMON, LÉONORE, NÉRINE, FRONTIN.
Frontin, à Damon.

Vos gens & vos chevaux, tout est prêt pour aller…

Geronte.

Eh ! ventrebleu, va-t-en les faire dételler.



Scène VI.

GERONTE, ORPHISE, DAMON, LÉONORE, NÉRINE.
Geronte, à Léonore.

Pourquoi s’abandonner au torrent des scrupules ?
De trop grands sentimens sont souvent ridicules.
Si c’étoit un époux tel qu’eût été Damon,
Passe ; mais ç’en est un qui n’en eut que le nom ;
Un jeune écervelé qui laisse sa compagne,
Et, pour libertiner, va battre la campagne ;
Que je ne connois point ; car ma sœur, Dieu merci,
Ne consultoit personne en tout, comme en ceci ;
Un homme qui n’agit que par ses émissaires,
Et n’ose se montrer que par ses gens d’affaires ;

Qui, lorsqu’on le croit mort, revient après douze ans
Pour se démarier.

Damon, part.

Pour se démarier.Quels rapports étonnans !

Léonore.

Respectez ses malheurs.

Damon.

Respectez ses malheurs.Eh ! de grace, Madame…

Geronte.

Voilà pourtant l’époux que ma niéce réclame !

Damon.

Peut on sçavoir le nom…

Léonore.

Peut on sçavoir le nom…Ne le sçachez jamais.

Damon.

Ne me refusez pas…

Léonore.

Ne me refusez pas…J’entrevois vos projets ;
Et le coupable espoir que vous gardez encore.
Voulez-vous achever de perdre Léonore ?
Son repos, son honneur devroient bien vous toucher.

Damon.

Sous ce nom étranger, cessez de vous cacher.
Vous vous nommez Silvie, & non pas Léonore.
Que n’êtes-vous aussi l’épouse de Sainflore !

Léonore, à Damon qui se jette à ses genoux.

Ah ! qui m’a pu trahir !… Téméraire ! arrêtez.
Quelle horreur !… Laissez-moi…

Damon.

Quelle horreur !… Laissez-moi…Madame, permettez…

Orphise.

Damon, y songez-vous ?

Nérine.

Damon, y songez-vous ?Pour le coup, il s’oublie.

Damon.

Je renais… Ah ! Madame… Ah ! ma chere Silvie…
(Il donne un papier à Geronte.) (à Léonore.)
Tenez… je suis… voilà votre consentement ;
Retrouvez un époux dans le plus tendre amant.

Geronte.

Voyons donc.

Léonore.

Voyons donc.Vous, Sainflore ?

Orphise.

Voyons donc.Vous, Sainflore ?Ah, grand dieu !

Geronte.

Voyons donc.Vous, Sainflore ?Ah, grand dieu !C’est lui-même.

Léonore.

Ô sort trop fortuné ! C’est mon époux que j’aime.

Geronte.

La bonne antipathie ! Ah ! gardez-la toujours.
Haïssez-vous ainsi, le reste de vos jours.