La Fausse Antipathie
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 50-74).
◄  Acte I
Acte III  ►


ACTE II.



Scène I.

LÉONORE, NÉRINE.
Léonore.

Damon est-il parti ?

Nérine.

Damon est-il parti ?Sans doute qu’il doit l’être.

Léonore.

Orphise ne vient point ?

Nérine.

Orphise ne vient point ?C’est qu’elle sçait peut-être
Tout ce que vous avez à lui dire. En tout cas…
La voilà justement.

Léonore.

La voilà justement.Ne m’abandonne pas.



Scène II.

ORPHISE, LÉONORE, NÉRINE.
Orphise, à Léonore.

Madame, en vérité, vous êtes admirable,
Une personne unique, une femme adorable.

Léonore.

Des noms aussi flatteurs ne me conviennent point :
Et vous me surprenez, Madame, au dernier point.

Orphise.

Damon nous reste enfin, grâce à votre entremise :
Si je le sçais déjà, n’en soyez pas surprise.

Léonore.

Madame, excusez-moi…

Orphise.

Madame, excusez-moi…Ses gens l’ont dit aux miens.
Les valets sçavent tout ; c’est d’eux que je le tiens.
Vous me voyez sensible, on ne peut davantage.
Allons, Madame, il faut achever votre ouvrage.

Léonore.

Mon ouvrage ?

Orphise.

Mon ouvrage ?Quoi donc ?

Léonore.

Mon ouvrage ?Quoi donc ?Je n’y prends point de part.

Orphise.

Mais ne venez-vous pas d’empêcher son départ ?

Léonore.

Il vous plaît de le croire.

Orphise.

Il vous plaît de le croire.Et de plus, j’en suis sûre.

Léonore.

Madame, il n’en est rien.

Orphise.

Madame, il n’en est rien.Comment ?

Léonore.

Madame, il n’en est rien.Comment ?Non, je vous jure.

Orphise.

Damon reste pourtant ; les ordres sont donnez.

Léonore.

Cela peut être vrai ; mais vous me l’apprenez.

Léonore.

Quoi, véritablement ?

Léonore.

Quoi, véritablement ?Je vous le certifie.
Je n’ai parlé de rien.

Orphise.

Je n’ai parlé de rien.J’en ai l’ame ravie.
Vous n’avez point écrit ?

Léonore.

Vous n’avez point écrit ?Encore moins.

Orphise.

Vous n’avez point écrit ?Encore moins.Tant mieux.
Je connois le motif qui l’attache en ces lieux.
Ma fille, j’en suis sûre, en a tout le mérite.
Damon ne peut quitter un séjour qu’elle habite.
Pour vous, Madame, à qui cette affaire déplaît,
Il faut vous dispenser d’y prendre d’intérêt.
Oui, je n’ignore pas qu’une femme à votre âge,
N’aime guere à jouer un second personnage.
Elle voudroit que tout lui devînt personnel ;
Être l’unique but, l’objet perpétuel
Où tendent tous les cœurs, les yeux & les oreilles ;
Plaire, à l’exclusion de toutes ses pareilles ;

N’en reconnoître aucune, & dominer partout.
À votre âge, Madame, on est fort de ce goût.

Léonore.

Oui, je sçais qu’une femme aime un peu trop à plaire ;
C’est de l’âge où je suis la foiblesse ordinaire.
Dans l’arriere-saison, on ne fait qu’en changer ;
Du monde qui nous quitte on cherche à se venger,
Du plaisir qui nous fuit, des défauts qu’on regrette,
Auxquels on voudrait bien être encore sujette.
Alors, par désespoir & par nécessité,
On se masque ; l’on prend un air d’autorité ;
On se croit vertueuse en voulant le paroître,
Tandis qu’au fond du cœur, on néglige de l’être ;
Qu’au contraire on se fait un plaisir inhumain
De nourrir son orgueil aux dépens du prochain.
L’esprit de charité paraît une foiblesse ;
Et la mauvaise humeur prend le nom de sagesse :
Ainsi chaque âge apporte un travers différent.
On échange un défaut contre un autre plus grand ;
Et l’on corrige un vice avec un autre vice.
Mais je veux vous forcer à me rendre justice.
Un mot vous suffira, pour voir quel intérêt
Je dois prendre à Damon.

Orphise.

Je dois prendre à Damon.Voyons donc ce que c’est.

Léonore.

Apprenez que Damon ne peut être à Julie.

Orphise.

Qui l’en empêchera ? Pourquoi donc, je vous prie ?

Léonore.

Par un hymen secret il se trouve lié.

Orphise.

Bon ! que me dites-vous ? Le traître est marié ?

Léonore.

En secret.

Orphise.

En secret.Avec vous ?

Léonore.

En secret.Avec vous ?Non, je vous en assure.
Ainsi, vous voyez bien que c’est me faire injure.

Orphise.

Ah ! l’énigme est assez facile à deviner.
Damon devait cesser de nous importuner.
Il n’est point retenu par moi, ni par Julie ;
Et cependant il reste.

Léonore.

Et cependant il reste.Ah ! quelle calomnie !



Scène III.

LÉONORE, NÉRINE.
Léonore.

Je n’y sçaurois tenir ; je suis au désespoir.
Quel trait injurieux ! en est-il un plus noir ?
Il reste ; je l’ignore ; & l’on m’en fait un crime :
Mon repos, mon honneur, tout en est la victime.

Nérine.

Vous connoissez Orphise, & sa malignité.

Léonore.

Et pouvois-je m’attendre à cette indignité,
Et qu’on m’imputeroit la derniere bassesse ?
Nérine, quelle horreur ! on me croit la maîtresse
D’un homme marié ?

Nérine.

D’un homme marié ?Ce trait est inouï.
Une prude jamais n’a bien pensé d’autrui.

Léonore.

Que vais-je devenir ? Le bruit va s’en répandre.
Orphise va le dire à qui voudra l’entendre.

Nérine.

Et l’on n’en croira rien.

Léonore.

Et l’on n’en croira rien.Ah ! quelle est ton erreur ?
C’est assez qu’une histoire attaque notre honneur,
Elle passe aussi-tôt pour être véritable.
Tout ce qui peut nous nuire, ou nous perdre, est croyable,
On n’examine rien ; & la crédulité
Va toujours contre nous jusqu’à l’absurdité.

Nérine.

Je ne m’étonne plus si tant d’infortunées
Se plaignent, tous les jours, d’être à tort condamnées.
Je vois bien à présent qu’une femme d’honneur,
Avec son innocence, a besoin de bonheur.

Léonore, avec vivacité.

Dis-moi la vérité. Ne m’as-tu point trahie ?

Nérine.

Moi, vous trahir, Madame ? En quoi, je vous supplie ?

Léonore.

Damon devoit partir. J’ai reçu ses adieux :
Cependant il s’obstine à rester en ces lieux.
N’aurois-tu point parlé ?

Nérine.

N’aurois-tu point parlé ?Nullement, je vous jure.

Léonore.

Je ne sçais que penser ; je ne sçais que conclure.
Me serois-je oubliée ?… Auroit-il deviné ?
Dis-moi par quel motif il s’est déterminé ?
Après tant de respect, d’où lui vient tant d’audace ?
Il faut donc m’éloigner, il faut que je me chasse.
Mais il devinera que c’est lui que je fuis.
Il me suivra par-tout, puisqu’il reste où je suis.
Va le trouver. Dis-lui… Non, il vaut mieux écrire.
On ne dit par écrit que ce que l’on veut dire.
Et toi, tu lui feras remettre mon billet.

Nérine.

Allez.



Scène IV.

NÉRINE, seule.

Allez.Je vais tâcher de trouver son valet.
S’il est intelligent, il me pourroit instruire
D’où vient ce changement, & qui peut le produire.



Scène V.

DAMON, seul, & tenant des papiers.

Faisons cesser enfin le bruit de mon trépas.
Mon ennemi s’appaise après tant de débats.
Celle à qui mon malheur avoit uni ma vie,
Se porte à dénouer la chaîne qui nous lie ;
Du moins on se fait fort de lui faire agréer
Ce projet, que ses gens viennent de m’envoyer.
J’ai donné ma parole ; on répond de la sienne.
Ainsi, dans quelque endroit que ma femme se tienne,
Nous nous verrons bientôt, pour ne nous plus revoir.
Mes amis en secret m’ont donné cet espoir.
Qu’il m’est doux de briser une odieuse chaîne !
Je tiens notre rupture infaillible & prochaine ;
Il ne nous manque plus qu’une formalité
Pour achever enfin notre félicité.

En attendant, cessons une feinte importune :
Allons à Léonore annoncer ma fortune.
Avant que je lui dise & mon nom & mon rang,
Pénétrons dans son cœur. C’est d’où mon sort dépend.
Voyons si mon amour… Mais j’apperçois Nérine.



Scène VI.

DAMON, NÉRINE.
Damon.

Peut-on voir Léonore ?

Nérine.

Peut-on voir Léonore ?Ah ! Monsieur, j’imagine
Que vous rêvez.

Damon.

Que vous rêvez.Je veux lui parler un moment.

Nérine.

Vous me faites frémir d’y penser seulement.

Damon.

Il faut que je la voye.

Nérine.

Il faut que je la voie.Ah ! je vous crois trop sage
Pour oser à ses yeux vous offrir davantage.
Votre présence ici cause assez d’embarras.

Damon.

De grâce, annonce-moi.

Nérine.

De grâce, annonce-moi.Je ne le ferai pas.

Damon.

Que je lui dise un mot.

Nérine.

Que je lui dise un mot.Cela n’est pas possible.

Damon.

Il m’est de conséquence.
Il m’est de conséquence.(Il jette sa bague à terre.)

Nérine.

Il m’est de conséquence.Elle n’est pas visible.
En vérité, Monsieur, je ne vous comprends pas…
Que cherchez-vous ?

Damon.

Que cherchez-vous ?Ma bague.

Nérine, cherchant la bague.

Que cherchez-vous ?Ma bague.Ah ! je la vois là-bas,
Ou je suis bien trompée. Oui, justement c’est elle.
(Elle ramasse la bague.)
C’eût été grand dommage ; elle est vraiment fort belle.
(Elle la rend à Damon.)

Damon, refusant la bague.

Elle est en bonnes mains ; &, puisqu’elle te plaît,
Profite du présent que le hazard te fait.

Nérine.

Moi, que je la garde ?

Damon.

Moi, que je la garde ?Oui ; c’est une bagatelle :
Nérine, je voudrois qu’elle eût été plus belle.
Ce n’est qu’un foible essai du bien que je te veux.

Nérine.

Voilà ce qui s’appelle un homme dangereux.

On ne sçauroit prévoir des tours de cette espece.

Damon.

Puisqu’on ne peut parler à ta belle Maîtresse,
Tu lui donneras bien un billet de ma part.

Nérine.

Voilà donc l’encloueure ! Allons, à tout hazard.
L’avez-vous ce billet ? Il faut que je m’acquitte.

Damon.

Je cours te le chercher, je reviens au plus vîte.



Scène VII.

NÉRINE

Je ne sçais, à présent que j’ai le diamant,
Je vois que je me suis oubliée un moment :
Réfléchissons un peu sur mon étourderie.
Je devois refuser cette galanterie.
Mon petit intérêt m’a fait illusion.
C’est la premiere fois… Maudite occasion !
Tu sçais apprivoiser l’honneur le plus sauvage ;
Tu menes où tu veux la fille la plus sage.
Sans toi, l’on pourroit l’être avec facilité.
Je ne me croyois pas tant de fragilité.
Cependant, si je rends la bague que j’ai prise
Je répare une faute avec une sottise.
Damon ne voudra pas reprendre son présent :
Au contraire, il croira qu’il n’est pas suffisant.

Il sera généreux ; je voudrai me défendre ;
Il ne démordra pas, je finirai par prendre :
Voilà pour cet article. Autre réflexion.
Mais comment m’acquitter de ma commission ?



Scène VIII.

LÉONORE, DAMON, tenant chacun une lettre à la main, NÉRINE.
Léonore sortant d’un côté. (à Nérine)

Tiens, fais rendre à Damon…

Damon sortant de l’autre côté. (à Nérine)

Tiens, fais rendre à Damon…Tiens, donne à ta Maîtresse…

Nérine au milieu d’eux, croisant les bras.

Donnez, je remettrai chacune à son adresse.

Léonore, avec étonnement.

Damon !

Damon.

Damon !Madame avoit quelqu’ordre à me donner ?

Léonore.

Vous le deviez attendre ; & je dois m’étonner
De n’avoir pas reçu cette marque d’estime.

Damon.

Une raison heureuse, ou du moins légitime,
Dont je vais vous instruire…

Léonore.

Dont je vais vous instruire…Épargnez-vous le soin
D’un éclaircissement, dont je n’ai pas besoin.
Nous nous devons toujours éviter l’un & l’autre.
J’ai ma raison. Souffrez que j’ignore la vôtre.
Partez, Monsieur, partez ; & cessons de nous voir ;
Que ce soit par égard, si ce n’est par devoir.
C’est pour vous en prier que j’ose vous écrire.

Damon.

Mais…

Léonore.

Mais…Vous ne devez plus avoir rien à me dire.

Damon.

Ah ! Madame…

Léonore.

Ah ! Madame…Damon ose me retenir ?

Damon.

Apprenez donc mon crime, avant de me punir.

Léonore.

J’ai lieu de m’offenser de votre résistance.

Damon.

Il est vrai. Pardonnez cette derniere instance.
Il y va de mes jours. Permettez en partant,
Qu’on vous dise un secret qui peut m’être important.

Léonore.

Je ne veux rien sçavoir…

Damon.

Je ne veux rien sçavoir…Hélas ! daignez m’entendre.
Enfin, je puis céder à l’amour le plus tendre.

Ces soupirs, si long-tems retenus dans mon cœur,
Peuvent enfin paroître aux yeux de mon vainqueur.
Moins je l’offense, & plus je ressens que je l’aime.
Je n’ai plus désormais que sa rigueur extrême…

Nérine.

Votre épouse n’est plus ?

damon, à Léonore.

Votre épouse n’est plus ?Ah ! ce titre si doux
Auroit dû ne jamais appartenir qu’à vous.
Celle qui le portoit n’a point perdu la vie ;
Nous cédons l’un & l’autre à notre antipathie ;
Et ces nœuds que l’hymen avoit désavoués,
Sont d’un commun accord entre nous dénoués.

Léonore.

Quoi ! vous vous séparez ?

Damon.

Quoi ! vous vous séparez ?Une heureuse rupture
Nous dégage tous deux d’une chaîne trop dure.
Nos sermens étoient nuls, ils ont été forcés ;
Notre bouche à regret les avoit prononcés.
Nos cœurs ont réclamé contre la tyrannie
De ceux à qui le ciel nous fit devoir la vie.
La loi me restitue & ma main & mon cœur.
Nous pouvons tous les deux nous choisir un vainqueur.
Hélas ! mon choix est fait ; & vous devez m’entendre.

Léonore.

C’est donc-là ce secret que vous vouliez m’apprendre ?
Et vous croyez, Monsieur, qu’il doit m’intéresser ?

Damon.

Quoi donc ! ce foible espoir peut-il vous offenser ?

Léonore.

Malgré tous ces détours où votre esprit s’efforce,
Ce que vous m’annoncez est toujours un divorce.
Oui, tel que soit le nom dont vous les colorez,
C’est votre épouse enfin que vous deshonorez.
Vous prétendez, Monsieur, me rendre la complice
D’un coupable abandon fondé sur un caprice.
C’est vous qui l’exigez. Peut-elle y consentir ?
Je sens le désespoir qu’elle doit ressentir
D’un si terrible affront. Je me mets à sa place.
Pour elle enfin, Monsieur, je vous demande grace.
Si vous n’aimiez ailleurs… Ah ! n’en espérez rien.
Elle m’accuseroit… Votre cœur est son bien.
Loin de favoriser cette indigne rupture,
Je ne puis profiter de sa triste aventure.

Damon.

N’appelez point divorce un accommodement.
Quand je consens à rompre un faux engagement,
Une chaîne, à tous deux également cruelle,
Ce n’est point un affront ; c’est un bonheur pour elle.
Vous n’avez jamais sçu, vous n’éprouverez point
Que le plus grand malheur est celui d’être joint
Au déplorable objet d’une haine invincible.

Léonore, à part.

Quelle conformité.

Damon.

Quelle conformité.Soyez-y donc sensible.

Quand vous refuseriez de vous rendre à mes vœux,
Nous ne romprons pas moins nos liens rigoureux.
Ma femme n’eut pour moi qu’une haine mortelle ;
C’est ce que vous avez de commun avec elle.

Léonore.

Dites-moi donc comment elle a pû vous haïr ?

Damon.

Vous me haïssez bien.

Léonore.

Vous me haïssez bien.Ah ! laissez-moi vous fuir.
Oublions-nous tous deux.

Damon.

Oublions-nous tous deux.Moi, que je vous oublie ?
Vous, sur qui je fondois le bonheur de ma vie,
Qui seule avez trouvé le secret d’enflammer
Un cœur que je croyois incapable d’aimer,
Dont vous allez causer l’éternelle souffrance !
Perd-on le souvenir, en perdant l’espérance ?
Ce n’est qu’en expirant d’amour & de douleur,
Que je puis oublier l’auteur de mon malheur.
Vous l’apprendrez bientôt ; c’est l’espoir qui me reste.

Léonore.

N’ajoutez pas encore à mon état funeste
Cet affreux désespoir.

Damon.

Cet affreux désespoir.C’est vous qui le causez.
Ces frivoles raisons que vous me proposez,

Qu’invente contre moi votre délicatesse,
Ne l’emporteroient pas sur la moindre tendresse.
De votre aversion, c’est le plus sûr garant.

Léonore.

Restez dans votre erreur, & vivez seulement.

Damon.

Ah ! puis-je interpréter ce que je viens d’entendre ?
Est-ce pitié ? Seroit-ce un sentiment plus tendre ?
(Il se jette aux genoux de Léonore.)
Léonore, achevez.

Léonore.

Léonore, achevez.Damon…

Damon.

Léonore, achevez.Damon…Éclaircissez…

Léonore.

Que vois-je ! Orphise ? Adieu ; fuyez, disparoissez.



Scène IX.

LÉONORE, ORPHISE, NÉRINE.
Nérine, bas à Léonore.

Ferme, tenez-vous bien.

Orphise.

Ferme, tenez-vous bien.Ce que j’ai vû m’enchante !

Nérine.

Quoi donc ?

Orphise.

Quoi donc ?En vérité, l’attitude est touchante.

Je venois vous marquer que j’avois du regret
D’avoir conçu peut-être un soupçon indiscret.
L’excuse n’a plus lieu.

Léonore.

L’excuse n’a plus lieu.Pardonnez-moi, Madame.

Orphise.

Vous souffrez que Damon vous parle de sa flâme ?

Léonore.

Je fais plus ; car je l’aime.

Orphise.

Je fais plus ; car je l’aime.Avez-vous oublié
Que Damon, par malheur, est déjà marié ?
Pour vous, apparemment, c’est une bagatelle ;
Ou bien vous m’avez dit une fausse nouvelle.

Léonore.

Elle étoit vraie alors ; mais tout est bien changé.
D’un malheureux hymen Damon est dégagé.
On va briser sa chaîne ; il me l’a dit lui-même.
Voilà ce qui me fait avouer que je l’aime :
Car je dois avec vous bannir un vain détour.
Toutefois à Damon j’ai caché mon amour.
Je le crois ; ou du moins je cherche à me séduire.
Mais, Madame, en tout cas, vous pouvez l’en instruire.

Orphise.

On va briser ses fers ?

Léonore.

On va briser ses fers ?Ils vont être rompus.

Orphise.

Madame, il devient libre, & vous ne l’êtes plus.

Léonore.

Oui, je n’en rougis point ; je chéris ma défaite ;
Je perds ma liberté, sans que je la regrette ;
J’ai rencontré l’objet que je devois aimer.
Un mutuel amour a su nous enflammer.
C’est une sympathie invincible, absolue,
Que j’ai d’abord sentie à la premiere vûe.
Si le même rapport n’eût agi dans son cœur,
Jamais je n’aurois pu survivre à ce malheur.

Orphise.

Vous survivrez, Madame, à de plus grandes peines.
La mort de votre époux n’a point brisé vos chaînes :
Il est encore vivant.

Léonore.

Il est encore vivant.Mon époux est vivant !

Orphise.

Oui. C’est ce que Geronte a dit en arrivant.
Il va vous confirmer cette heureuse nouvelle.
Il étoit tems.

Léonore.

Il étoit tems.Il vit, & je suis infidelle !
Grand dieu ! dans quelle horreur me précipitez-vous ?

Orphise.

Est-ce un si grand malheur de revoir un époux ?

Léonore.

Ah ! vous n’ignorez pas quelle est l’antipathie,
Que m’inspira l’époux à qui je suis unie.
L’un & l’autre aux autels nous fûmes entraînés,
L’un à l’autre à regret nous fûmes enchaînés.

Orphise.

Une fille aisément se prévient, & s’entête ;
Et veut mal-à-propos se choisir sa conquête.
Je subis, à votre âge, un hymen plus fâcheux :
J’en ai fait un second plus conforme à mes vœux :
Et bien, je vous dirai qu’ils reviennent au même.

Léonore.

Hélas ! pour éviter une infortune extrême,
À quel triste moyen n’ai-je pas eu recours ?
Que ne me laissoit-on finir mes tristes jours ?
J’avois passé douze ans ignorée & tranquille :
Devois-je consentir à quitter mon asyle,
Pour venir retrouver celui que je fuyois ?
Sainflore n’étoit plus ; du moins je le croyois ;
Il ne m’en resta pas la moindre incertitude.
C’est-là ce qui me fit quitter ma solitude.
J’ai cru renaître. Hélas ! je n’avois point vécu.
Le plus beau de ma vie avoit été perdu ;
Et l’amour en devoit empoisonner le reste.
Damon vint dans ces lieux. C’est l’époque funeste
Du plus grand de mes maux. Mon cœur en fut blessé.
Je crus pouvoir aimer. Mon cœur s’est trop pressé.

Orphise.

Il faudra bien éteindre une flamme importune.
Et d’ailleurs, quelle est donc cette grande infortune ?

Léonore.

C’est d’avoir cru pouvoir disposer de mon cœur.
Mais enfin, sous ce nom, qu’au moins pour mon bonheur

Votre époux a voulu que je gardasse encore,
Je peux fuir à jamais un époux qui m’abhorre.
De quel front à présent paroîtrois-je à ses yeux ?
Pourrois-je soutenir le reproche odieux
Dont il accableroit une épouse infidelle,
Que peut-être il voudroit retrouver criminelle ?

Orphise.

C’est la sujétion du sexe infortuné
De périr sous le joug quand il est enchaîné.
Abandonnez enfin le nom de Léonore.
La feinte vous rendroit plus criminelle encore.
Allez, Silvie, allez, retrouver votre époux.
Vous vous inspirerez des sentimens plus doux.
Aussi bien que l’amour, l’aversion s’épuise.
D’autre ressource enfin ne vous est plus permise.

Léonore.

On connoît son erreur sans pouvoir en guérir.
Adieu. Je pars, je fuis ; & je vais en mourir.



Scène X.

GERONTE, ORPHISE.
Geronte.

Léonore est en pleurs ? D’où vient qu’elle m’évite ?

Orphise.

C’est vous, Monsieur Geronte ? Où courez-vous si vîte ?

Geronte.

Je dois à Léonore un petit compliment ;
Je vais m’en acquitter.

Orphise.

Je vais m’en acquitter.Eh ! de grace, un moment.

Geronte.

À votre appartement, je me suis fait écrire.
Si vos gens sont exacts, ils pourront vous le dire.

Orphise.

Certes, pour un époux l’accueil est très-galant ;
Après un mois d’absence, il est fort consolant.

Geronte.

Nous nous retrouverons ; & plutôt dix fois qu’une.
Ne nous imposons point une gêne importune,
Ni ces empressemens follement amoureux,
Ridicules à l’âge où nous sommes tous deux.

Orphise.

Monsieur, parlez du vôtre.

Geronte.

Monsieur, parlez du vôtre.Oui, dans l’âge où nous sommes,
Vous croyez que le tems ne vieillit que les hommes ?

Orphise.

Autrefois…

Geronte.

Autrefois…Est passé pour ne plus revenir.

Orphise.

Et vous anticipez toujours sur l’avenir.
Monsieur, entendons-nous une fois dans la vie.

Geronte.

C’est quand vous le voudrez.

Orphise.

C’est quand vous le voudrez.Au sujet de Silvie…

Geronte.

Eh ! Madame, pourquoi l’appeler de ce nom ?
Vous avez toujours eu cette démangeaison.

Orphise.

Monsieur, c’est que jamais je n’aimai le mystere.

Geronte.

Vous sçavez cependant qu’il étoit nécessaire,
De peur d’effaroucher des gens intéressés
Entre qui tous ses biens se trouvoient dispersés :
Mais c’étoit un secret, & la charge est pesante.

Orphise.

L’apostrophe est commune, & même déplaisante.

Geronte.

Tout va bien.

Orphise.

Tout va bien.Son époux est vivant ?

Geronte.

Tout va bien.Son époux est vivant ?Ah ! d’accord.
Oui, cet homme prétend n’avoir pas été mort :
Il revient, c’est à quoi je ne m’attendois guere :
Les gens qu’il a chargé du soin de ses affaires,
Ont arrêté les miens, quand j’allois terminer :
Mais d’une autre façon j’ai sçu me retourner,
Sans paroître autrement, que par mes émissaires ;
J’ai pris les sûretés qui m’étoient nécessaires.

Léonore, en tout cas, n’y participe en rien.
C’est sur quoi nous allons avoir un entretien ;
Car elle ne sçait pas ce que j’ai fait pour elle.

Orphise.

En vérité, j’ai plaint sa fortune cruelle.

Geronte.

Tant mieux.

Orphise.

Tant mieux.Mais cependant, pour certaine raison,
Il faudra, qu’elle ou moi, sortions de la maison.

Geronte.

Parbleu, l’alternative est toujours quelque chose.
Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

Orphise.

Pourquoi donc, s’il vous plaît ?C’est que je me propose
De marier…

Geronte.

De marier…Ah, ah !

Orphise.

De marier…Ah, ah !Ma fille avec Damon.

Geronte.

Oui-dà, ce parti-là pourrait être assez bon.
Mais, pour cela, faut-il que je chasse ma niéce ?

Orphise.

C’est qu’en un mot ici sa présence me blesse.
Je n’en dirai pas plus, ni d’elle, ni de lui.
Suffit. Je n’aime point à parler mal d’autrui.

Geronte.

J’entends à demi-mot.

Orphise.

J’entends à demi-mot.Disposez votre niéce
À suivre son époux. J’y compte. Je vous laisse.
Arrangez-vous ensemble ; & faites pour le mieux.



Scène XI.

GERONTE, seul.

Les femmes ont toujours des projets merveilleux.
Ma niéce n’aura point regret à mon voyage.
D’abord, j’ai retiré tous ses biens du pillage.
Son époux, il est vrai, n’est pas mort. Cependant
Je n’en suis pas la cause ; & c’est un accident
Qui n’interrompra guère, ou très-peu son veuvage,
Puisqu’il veut bien laisser casser son mariage.
Allons la préparer à cet événement.
Elle n’espere pas un si bon dénouement.