Calmann-Lévy (p. 283-295).
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XVII


Une fois que, dans un fauteuil, Élisabeth s’était endormie, brûlante et fatiguée, elle apparut à Antoine si faible, si menacée, que, le cœur haletant, le lendemain de bonne heure il courut chercher Martin Lenôtre.

Mais, lorsque Martin fut là, et qu’Antoine vit Élisabeth, du fond de son tiède lit, tendre une main qui se hâte, il haït son ami et son amie.

Il ne pouvait supporter la présence de Martin dans cette chambre de malade, douce comme une estampe du xviiie siècle, quand le lit, le broc de tisane, le bougeoir, et la pâleur sur l’oreiller sont plus voluptueux qu’un bosquet de roses. Ah ! comme la faiblesse d’Élisabeth le rendait jaloux. Faiblesse pathétique, toute proche du sanglot, et vers qui se tendent les bras, le secours, le doux sadisme des hommes. Faiblesse qui ressemble à l’amour ; qui se courbe vers de romanesques lits. Les jeunes femmes mourantes et fatiguées n’appellent-elles pas vers elles, des dernières forces de leur vie, tous les plus jeunes héros, et ce regard d’Élisabeth, faible et qui bouge, et qui n’a plus de résistance, n’est-il point ouvert pour toutes les volontés, pour tous les désirs des hommes ? Martin même, quand il la regarde, l’émeut-il ? elle semble hypnotisée. Elle ne s’en va pas, elle reste, elle se penche, elle semble plier et pleurer. Profond instinct des malades, voix puissante de la génération !

Tout le jour Antoine l’observe : elle brûle d’enthousiasme, elle a cette bouche pathétique, passionnée et langoureuse qui semble modelée par la musique. Une lueur profonde vient de son regard, et quand elle écoute, quand elle répond, c’est avec toute son âme ; Antoine la trouve belle et se défie d’elle. Quelle sécurité peuvent inspirer encore celles qui savent leur puissance ? Ce que l’homme ne possède jamais complètement, son orgueil, son âme, la gloire, le rêve qu’on se faisait d’un soir de juin à la villa d’Este, il s’en empare un instant et le touche sur la beauté des jeunes femmes bien-aimées. Et elles, qui savent que leurs cheveux, leurs yeux, leur bouche donnent l’extase, qu’on s’approche d’elles, qu’on rêve sur elles, qu’on les goûte, comme on goûterait une ville d’Orient resserrée, qui a sur un même point ses jardins et ses citernes, son arc de triomphe et ses places glorieuses, son aube, ses couchers de soleil et son chant désespéré, — elles qui savent cela, même fatiguées, même malades, même mortes, elles accueillent, bercent et retiennent la mélancolie d’Adam… Aussi lorsque Martin semble s’inquiéter, lorsqu’il s’effraye à l’auscultation du cœur délicat de la jeune fille, Antoine lui dit :

« Tu la connais, demain elle guérira, elle chantera, elle s’éloignera de nous… »

En vain Martin affirme qu’un défaut profond, dans cet organisme passionné, rend cette vie fragile, Antoine ne l’entend point, il est tout occupé à lutter contre Élisabeth. Et, en effet, elle devenait capricieuse, irritée par la maladie.

Quelquefois, quand Antoine s’approchait d’elle avec des mains langoureuses et ce regard où l’âme s’enflamme et s’augmente, elle le repoussait, lui reprochait sa tendre ardeur ; et d’autres fois, quand il se taisait et lui tenait doucement les poignets, elle regardait l’espace devant elle, soupirait, se croyait abandonnée, et cherchait, semblait-il, quelque autre héros qui répondit à son délire.

Un jour qu’il lui lisait son plus cher ouvrage, le livre qu’il achevait et où elle était glorifiée :

— C’est peu de chose, mon ami, dit-elle ; si j’avais raconté mon âme, si j’eusse écrit comme vous, mon cœur eût changé la face de la terre…

Et, tenant la main contre son cœur, elle s’écria, comme l’auteur même de Parsifal :

— Quelle musique cela devient !…

Pourquoi Antoine l’eut-il épargnée quand elle était là qui emplissait, qui torturait sa vie ? Le soir, lorsqu’elle entendait Madeleine jouer au piano le beau Carnaval de Schumann, fête bariolée, lourde, étincelante, où passent cent figures de la danse et du désir, elle s’éclairait d’un tel espoir qu’Antoine avec dureté lui disait : « Ne rêvez pas ». Mais elle rêvait, elle ouvrait son âme à toutes les armées de la vie…

Musique ! hôte total, qui envahissez sans qu’on discerne, qui promettez plus que l’amour !


Pour fuir une présence dont toute la grâce le blessait, Antoine se promenait seul, par les oppressantes journées qui marquent la fin de l’automne.

Un après-midi de novembre, errant ainsi sous la pluie, visitant les provinciales cités de la Seine, il entra dans un petit cimetière dont la douleur l’attirait. Le saule et le buis trempaient d’humidité et de langueur ce séjour des morts. Ah ! le romanesque des morts, ce feuillage funèbre, ce silence, cette terre soulevée et mouillée. Les morts ! Antoine contemplait, le cœur brisé, ce peu de chose, ce rien, ce vraiment rien que sont les morts. Petit cimetière en désordre, où le ménage n’est point fait, où les morts ont à souffrir d’oublis et de négligences, parce que, d’abord, il faut servir les vivants !

La tristesse, la douleur suintaient de la terre bondée, du feuillage lyrique et penché, du mur moussu et fendu, des couronnes qui survivent aux regrets, des vases, des pots renversés. Et Antoine Arnault, à force de folie, se mettait à jouer, à rire. « Puisque ce n’est rien, pensait-il, puisque c’est le néant et rien, puisque c’est au fond ridicule et révoltant, puéril et médiocre, quelle gravité me tient ici courbé, plus empli de rêves que devant un cercle de dieux ?… »

Et voici qu’il eut l’idée d’Élisabeth. Et il frissonna comme un esprit qui ne savait pas comme Adam à qui on montre la mort.

Violemment il arracha cette image de sa pensée ; mais en rentrant chez lui, dans la douceur de ce soir-là, il demanda à Élisabeth, avec une voix si tremblante qu’elle en fut surprise :

— Est-ce que vous vous ennuyez, petite ?…

Elle répondit que non, qu’elle ne s’ennuyait pas auprès de lui ; mais il lui demandait encore si elle ne voulait rien, si elle ne voulait pas se distraire et causer, si elle ne voudrait pas voir quelquefois André Charmes…

Et elle, gênée, ne savait que dire à Antoine ; elle l’avait vu si troublé pour deux lettres qu’elle avait reçues du jeune homme qu’elle murmura :

— Je ne sais pas ; j’aurais peut-être voulu causer quelquefois avec lui, il est intelligent, il m’a fait de jolis vers, mais je crois que cela vous fâche…

Et il s’écria avec tant d’ardeur, d’étonnement et de sincérité : « Comment puis-je me fâcher pour cela, mon amie ? y pensez vous !… » qu’Élisabeth ne sut point si Antoine en cet instant était sublime ou s’il était un peu comique.

Et elle le regardait de côté, avec défiance, comme un fou, mais il l’avait aimée, en cette minute-là, d’une manière qui avait arraché en lui son âme…

Il laissa revenir André. Il ne s’opposait pas à ce qu’Élisabeth et le jeune homme restassent ensemble ; il quittait la pièce et revenait avec un même impassible visage.

Sa jalousie étendue au delà des limites ne recherchait pas de cran. Son désespoir infini renonçait. Quand le cœur n’a qu’une certaine somme de détresse, il agit ; mais celui qui a toute sa détresse, il s’en remet au destin.

Antoine redoutait Élisabeth. Il ne croyait plus rien d’elle. Lorsqu’elle disait oui, ou non, pourquoi aurait-il cru que c’était cela ? Les enfants mentent, les femmes mentent pour éviter les reproches, et leur visage ne perd pas de sa candeur : le mensonge c’est une sincérité que l’on a avec soi-même. Quand Antoine se fût trouvé sans cesse sur le chemin des jeunes gens, pouvait-il empêcher que leurs lèvres, sous ses yeux mêmes, ne préméditassent le baiser ? pouvait-il empêcher qu’Élisabeth ne désirât le jeune homme, que par l’esprit elle ne l’absorbât, et qu’ainsi elle ne mêlât à son rêve et à son sang ce délicieux fruit humain ?

Il les laissait ensemble. La lassitude qu’éprouvait Élisabeth lui rendait sensible et gracieuse la chaste présence d’André.

Et Antoine voyait bien ce que pouvaient être ces entretiens : séances de légers discours, où l’adolescent veut étonner, où la jeune fille veut éblouir. Mais que cette pureté fût évidente, il ne s’en réjouissait même pas.

L’hiver passa ainsi. Le soir de mars où André Charmes annonça qu’il partait pour Constantinople, ses parents le destinant à la carrière diplomatique, Antoine s’effraya. Comment Élisabeth, fragile, malade, maintenant il le voyait, supporterait-elle l’absence de ce délicat compagnon ?

Et la dernière soirée que les jeunes gens passaient ensemble parut à Antoine Arnault si insignifiante, qu’il s’irrita d’avoir tant souffert par eux. Ils n’étaient pas même émus, semblait-il, autant que de nouveaux fiancés qui se sont promis leur âme, et qu’un destin cruel sépare.

Comme il ne restait plus que quelques moments avant les adieux du jeune homme, Antoine prit plaisir à les quitter, à supposer leurs mièvres propos, leur malaise, leur embarras.

Il faisait clair encore dans la pièce par ce crépuscule de mars. Élisabeth regardait André, et elle souriait de penser qu’en lui disant adieu elle pourrait serrer plus fortement la main du jeune homme, ce qu’elle n’avait jamais fait, car tous deux étaient timides.

André parlait, il parlait de l’Orient, de Constantinople ; et Élisabeth regardait les lèvres et les dents, le sourire charmant, attirant, luisant ; elle trouvait émouvant que ce sourire, étant si délicieux, durât ainsi, qu’il fût en même temps un moment rapide de l’être et sa structure même. Elle s’amusait de ce qu’André lui plût tant.

Elle était assise en face de lui et leurs regards s’avançaient.

Que se disaient-ils ? Rien, ils se voyaient pour la première fois…

Puis elle entendit la voix d’Antoine dans l’escalier, il montait, il allait venir, il allait entrer, il n’y avait plus qu’une minute pour elle…

Alors, avec la force directe du regard qui s’empare de l’objet qu’il a choisi, elle se leva, et, appuyant ses deux mains sur les épaules du jeune homme jusqu’à sentir et presser les os, féroce comme l’époux quand il attire et quand il marque, elle le baisa sur la bouche…

Et elle sentit que bondissaient en elle une violence et une puissance pareilles à la Muse de Wagner, bacchante terrible qui parcourt tous les sommets de la musique en criant à son invisible amant : « J’ai faim de toi, j’ai soif de toi, j’ai soif de toi, j’ai faim de toi… »

Antoine approchait, il ouvrit la porte.

— Ah ! revenez, — lui dit Élisabeth en souriant doucement, — est-ce son départ ? mais lui et moi ne savons plus quoi nous dire…

Et André se levait, comme il faisait toujours, respectueusement, dès qu’il voyait le maître qu’il admirait.