Calmann-Lévy (p. 254-282).
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XVI


Quelle force eut Antoine de fuir, d’écarter ce tragique fantôme, d’abandonner ce râle, qui, sans doute, lui parti, s’achevait humblement comme s’achève la douleur des femmes, — douleur d’amour et d’orgueil, toute leur douleur humaine, — sur des coussins bouleversés, entre les bras des suivantes, dans l’odeur des sels, de l’éther, dans la stupeur et la sueur, dans la pauvre maladie !

Lui était dehors, il s’éloignait, il s’en allait ; il courait vers Élisabeth. Celle-là ! qu’elle restât pure, innocente, jusqu’au moment de sa mort, de sa bienheureuse mort…

Il trouva Élisabeth qui lisait, seule dans le petit salon, Madeleine s’étant, après le dîner, retirée chez elle, endormie.

Dans l’obscurité du soir, au travers des fenêtres, on entendait les roulements, le tintement de Florence, sonore la nuit comme un cristal toujours frappé.

— Que lisez-vous, Élisabeth ! s’exclama Antoine Arnault, car aucune de ses paroles, aucun de ses sentiments, ce soir, ne pouvait avoir de paix.

Et la jeune fille se troublait, car, ô surprise, elle lisait, en effet, une page de volupté qui venait de briser son corps dans un brûlant roman italien, une page de volupté où triomphe la mort, la mort par l’inextinguible désir !

Et comme tous les deux, sans qu’ils l’eussent su, séparément, étaient prêts au même délire, au même terrible vouloir, épouvantés, ils furent debout l’un près de l’autre, se fuyant, s’évitant, pourtant immobiles, mêlés comme les mots dans l’Ode, comme le son dans l’accord.

— Allez-vous-en, ma bien-aimée, s’écriait Antoine, ébloui, — que je ne vous touche pas et que nul ne vous touche, ah ! demeurez inemployée ! Beauté vierge que je ne puis épuiser, amour du milieu de ma vie, ô bonheur venu trop tard, éloignez-vous de moi ! Sagesse de Jupiter, Jupiter que Gœthe à chaque aurore adorait, retenez-moi de ma folie ; que je ne touche pas à cette enfant. La douleur de Faust, la douleur de Faust elle est au centre de toutes les vies ! Celui qui mille fois a enlacé le corps d’Hélène, il crie : « Encore ! encore ! toujours ! Encore ma jeunesse, encore ma force, encore la beauté ! » C’est pourquoi je te refuse, Élisabeth !… Allez-vous-en ; fuyez-moi, ma sœur, que j’attire sur mon cœur ; craignez-moi, perle dont la dense lumière m’écrase. Ce que je veux, hélas ! moi qui veux te servir, c’est enchaîner, c’est attrister ton doux empire. La vie plus forte que l’amour, ma vie plus forte que l’amour ! ce que je veux, c’est te dire : « Tu es tout, mais je suis le maître de tout… » Fuis donc ; ne connais du désir que ces songes voluptueux qui, la nuit, dans leur lit étroit, font frissonner les vierges jusqu’aux épaules. Tu es jeune, tu es trop jeune. Si je te dévoile le chemin secret, d’autres courront sur ce divin chemin. Je les vois, ils sont une foule. Oh ! bien-aimée, soupirait-il, — le visage contracté jusqu’à mourir, — que ce soit moi qui conduise tes futurs amants, tes heureux, tes jeunes amants ! Il y a sur la terre des adolescents qui seront beaux et qui du fond de leur destin viennent vers toi. La beauté, Élisabeth, la beauté ! Ils seront beaux et tu trembleras sur eux, tu t’attacheras sur eux comme une plante avec des racines, pour goûter, pour boire, pour respirer la beauté… Choisis plutôt de mourir, suppliait-il ; sois une morte inviolée, une fleur lisse où nul plaisir n’a rampé ; il faut avoir honte du plaisir, ô reine ! Le plaisir des jeunes hommes monte et descend sur l’orgueil comme une eau qui s’enfonce et ravine. Tu ne serais plus toi-même, ô unique, tu serais celui-là, et celui-là, et le souvenir de celui-là…

Mais la jeune fille, inclinée, chancelante, rose qui a reçu tout l’orage, d’une voix ivre et basse disait :

— Qu’importe ? aimez-moi ; j’ai bu d’un vin trop fort, aimez-moi. Voici le jour du destin. Aimez-moi, aimez-moi, répétait-elle, comme quand le silence et l’angoisse des oiseaux, dans les nuits chaudes ; soupirent : « De la fraîcheur ! de la fraîcheur ! qu’un vent s’éveille, qu’un nuage s’ouvre, de la fraîcheur !… »

Antoine ne l’écouta pas, ne l’entendit pas. Il ne délia pas cette prisonnière. Ce fut leur nuit violente ; chacun enfermé chez soi se sentait assez de force pour détruire et refaire le monde.

Le lendemain tous deux se taisaient.

— Oui, soupirait Antoine quelques jours plus tard, vous ne pouvez savoir, Élisabeth, quelle noire poésie hante mon cœur ; la belle tasse d’or où j’ai bu, où vous buvez sans ménagement la vie, je la vois maintenant graduée : encore quelques centimètres du divin breuvage, encore un peu de ce miel, et ce sera, pour moi, fini ; hélas ! mon amie, fini ! Que nous sommes différents encore. Sur les tombes de San Miniato où vous couriez comme sur d’insensibles dalles, je me penchais lucide, attentif, et je pensais : « Morts, je suis maintenant plus proche de vous que de ceux qui vont naître. Ô morts familiers, ô ma famille indistincte, j’entends quel travail vous défait, encore quelques années et je viens ! Mon amie, continuait doucement Antoine, — car il n’avait pour la jeune fille que de la gratitude, — vos petites mains, en serrant la mienne, ne peuvent m’entraîner dans ces ondes lumineuses où, ma chère âme, vous brillez. Vous êtes cruelle et divine, parce que vous avez vingt ans. Vous ne pouvez rien voir autrement que par vos yeux enivrés ; toutes les créatures, moi, la douleur, et le mendiant si vous le rencontrez sur le chemin, vous apparaissent toujours légers, joyeux, vivants, mêlés à votre cher Cosmos. Mais moi, je sais maintenant le sens des mots profonds, je sais ce que veut dire le passé, le déclin et la fin, ce que veut dire l’ombre froide ; je sais les instants de la vie où, fatigué, s’asseyant entre son destin et la mort, également dégoûté, l’homme, avec stupeur, contemple son âme inerte et noire…

Mais chaque jour, chez l’étrange fille, la folie de vivre augmentait.

Antoine la vit qui s’émouvait d’une armée qui passe et chante et où tous les hommes ont vingt ans. Il la vit pleurer, pour des danses lascives et sauvages, dans un cabaret oriental où la salle grossière tremble et se pâme de désir. Il la vit jalouse d’une jeune femme étrangère qu’un amant furieux avait tuée dans la forêt.

Lorsqu’un soir il lui fit la confidence de sa naissance voilée :

— Ainsi, s’écria-t-elle, haletante, c’est cela, c’est donc cela !

Et, les mains contre les tempes, elle s’émerveillait d’être une fleur de Grenade née sur la tige royale.

— C’est donc cela, répétait-elle, victorieuse, en regardant en elle-même son ardeur, son obstination, sa violence, son impérieuse fierté.

Mais ce sang précieux n’expliquait point suffisamment à Antoine le miracle de son amie. Il la voyait plus diverse, plus belle encore que toute l’Espagne, dont il savait l’ocre torride et la fraîcheur, le goût de benjoin et de myrrhe, les matins roses de rosée. Elle-même, quand les forces de la nature l’enivraient d’un trop doux vertige, disait : « Je ne sais d’où je viens, où je vais ; parfois, au centre des jardins, j’entends chanter et glisser les veines universelles ; ce qui germe et ce qui meurt fait à mon oreille un bruit familier. Cybèle et Proserpine quand elles écoutaient la terre ont dû surprendre ce bruit… »

Ainsi Antoine la considérait comme la déesse féconde, et elle, orgueilleuse, penchait sur elle-même son culte naïf. Tous deux tremblaient de fièvre divine.

Mais un tel excès épuisait la jeune fille. Une maigreur de feu, semblait-il, un farouche étonnement du regard, et ce sanglot ininterrompu, qui de son cœur s’élançait dans le cœur d’Antoine Arnault, tarissaient sa vie délicate.

Bientôt l’atmosphère des jours lui devint inhabitable.

Lorsqu’ils furent de retour à Paris, tout l’ordinaire les étonnait : les conversations et les actes.

« Ah ! pensait Élisabeth en s’isolant des vains propos de leurs amis, au-dessus, au-dessus, toujours au-dessus de tout cela ! »

Antoine Arnault ne savait ce qu’elle voulait ; elle brûlait et pâlissait. Allait-elle défaillir ? Que souhaitait-elle encore ? Mais lui-même, instinctivement, du fond de son amour, souhaitait cela : qu’elle mourût. La passion a de ces douceurs ! Qu’elle mourût, cette petite fille qui était là pour que l’univers eût sa nécessité, pour que les plus hautes montagnes songeassent : « Que faisions-nous ? mais un instant nous nous sommes mirées dans son cœur… »

Martin Lenôtre, attentif, exigea pour elle du repos.

Alors ils quittèrent Paris, ils s’établirent, Antoine, Madeleine, Élisabeth, les petites filles, dans une maison silencieuse, pressée de roses, sur les beaux coteaux de la Seine.

Tout de suite, dans cette solitude, et ainsi qu’Antoine le désirait, l’âme de son amie se replia, vint s’appuyer contre lui.

Ce fut une vie champêtre.

À l’aube une voix d’oiseau s’élevait, et puis une autre, une autre, dans le pin léger, et bientôt cela faisait, au travers des persiennes baissées, tout un bouquet de chants d’oiseaux, un bouquet rond, un bouquet large, bouquet criant et vivant, inégal, haut et bas, tournoyant et vif dans l’aurore…

… Petits oiseaux qui vous contredites le matin sur les branches des arbres, qui mangez, qui buvez, qui avez tout notre cœur, c’est vous la plus pure poésie ! Que l’on vous voie vivre, et l’esprit s’apaise ; âmes montantes, peuple entraîné vers le faîte, ailes ! oiseaux ! noblesse de l’air !… Dans le pli brillant et toujours renouvelé de ton cou lisse et sans repos, ô n’importe lequel des petits oiseaux divins, je mets mon rêve ; tes deux ailes pour mon rêve ! vole ainsi vers les lignes blanches de l’infini, jusqu’au secret, jusqu’au silence, jusqu’au vide, où le vierge azur meurt de pureté !…

Élisabeth, inlassablement, au centre de ce jardin rêvait. Antoine la voyait si langoureuse, si méditative, si hallucinée, que parfois, au crépuscule, près du massif jaune et violet que la fin de l’été brûlait, il lui disait en souriant :

— Bien-aimée, quel bonheur attends-tu donc de la mélancolie ?

Et, enivrée :

— Ah ! répondait-elle, de mourir…

Mourir, mourir ! ainsi elle voulait mourir !… Il l’avait donc conquise comme il le souhaitait, pour le lit profond et sans bord. Il l’avait donc si bien liée, cette rebelle, cette nomade aux pieds d’argent, cette danseuse de Grenade, cette Mauresque, cette Hellène dont l’argile étincelait, dont les lèvres semblaient salées du sel originel du monde, si bien liée, qu’à présent un jardin occidental lui suffisait, avec le cœur d’Antoine Arnault, avec le plaisir, avec la folie de mourir…

De quels perfides poisons l’irritable chasteté ne troublait-elle point leurs sens, quand, pour leur imagination, l’humble jardin fut un nombreux univers ? Selon les heures du jour ils le virent mol, embrasé. Le pin svelte et délié leur fut les coteaux de Gênes, le lent jet d’eau leur fut l’Espagne, et quand, au loin, sur la Seine, un noir remorqueur sifflait, ils se rappelaient, en soupirant, les paquebots du lac de Côme, dont le sourd et rauque appel, pendant les lisses journées, déplaçait et emmêlait le doux azur étagé.

Grisés par la chaleur du soir, sous le mystère des arbres chaque son les pénétrait.

— Ah ! disait Élisabeth, ces ténèbres opaques, odorantes ; ces torpeurs, ces scintillements, ces cris, et mon cœur noir et ton cœur noir, n’est-ce pas, mon bien-aimé, le délire des nuits cinghalaises ?…


L’hiver passa, enveloppé de cette flamme. Le printemps revint. Il naissait sur toute la terre, petit, léger, vert et droit. On entendait dans les bois un cri d’oiseau incessant, cri de printemps aigre, clair. Il semblait qu’il eût, cet oiseau, dans son gosier irrité, une petite feuille nouvelle du délicieux térébinthe. Il jetait son cri sans arrêt, comme pour encourager, dans le sol, les faibles fleurs enfermées. Ce cri dit à la jacinthe, à la jonquille, à la tulipe : « Encore un choc, un effort, percez mieux la dure terre ; élancez-vous, bientôt c’est l’air et le ciel, venez, je suis votre oiseau… »

Antoine était satisfait, il travaillait, il goûtait l’ardente pâleur de la jeune fille.

Les jeunes gens qui étaient ses disciples le visitaient, se tenaient debout près de lui, l’écoutaient. Il estimait peu leur ferveur, mais quelquefois il se plaisait dans la société d’André Charmes, son favori, un jeune homme oisif, élégant, de dédaigneuse et fine culture.

Élisabeth fuyait ces étrangers, et elle s’effraya le soir où Antoine Arnault, voyant s’obscurcir un orage de mai, retint André à dîner. Les jeunes gens, ainsi rapprochés, se regardaient à peine, s’évitaient, de loin causaient timidement, tandis qu’Antoine, inquiet, s’épouvantait d’entendre Élisabeth adresser la parole au jeune homme, et que, soudain, à les voir ensemble, plus jaloux qu’un père délaissé, il haïssait leur jeunesse.

En cet instant la jeune fille lui semble nouvelle ! Il imagine mille frissons sur son innocent visage. Voudra-t-elle plaire à ce garçon léger, dans ce printemps humide et doux, ce soir, ou percevra-t-elle, avec un peu de reconnaissance seulement, le trouble de l’adolescent : trouble visible sur ce beau visage, dans ces mains claires et fraîches, dans cette respiration pressée ? Et la musicale voix lorsqu’il demanda à la jeune fille « vous connaissez l’Italie ? » et que tous deux alors en parlèrent avec tant de regards et de lumière, qu’Antoine Arnault sentait s’abolir tous les plaisirs qu’il avait eus, lui aussi, au bord des rives chantantes !…

La soirée fut courte ; de bonne heure André se retira. Sur l’invitation de Madeleine, Élisabeth accompagna, au travers du jardin, le jeune homme. Et, Antoine des yeux la suivait.

Son cœur se broyait en lui.

« Ah ! pensait-il, comme mon amie est vivante ! Je ne puis pas arrêter sa douce vie. Orages des nuits de mai, senteur des verts orangers, soirs du monde, banjos et cithares, douceur de toutes les contrées, vous me prendrez mon amie ! Elle a devant elle la vie : Hélas ! serai-je longtemps son bonheur ? Je ne puis plus lui donner ce que les femmes préfèrent : le commencement. Je puis lui donner le temps, l’infinie croissance d’un inépuisable amour ; je ne puis plus lui donner ce qu’elle préfère : la surprise, l’attente, le commencement, terres inconnues que l’on découvre, belles Amériques du désir…

Par la fenêtre, Antoine voyait Élisabeth, qui, solitaire, ayant reconduit le jeune homme, faisait lentement le tour de la molle pelouse. Elle s’arrêtait, haletait et reprenait sa démarche moelleuse, les mains tendues vers le fin égouttement du feuillage.

Lorsqu’elle revint dans le salon, d’un geste pieux et lourd, de toute la douceur de son rêve et de sa douleur Antoine Arnault l’attira. Elle respirait rapidement, chargée des arômes de la nuit. Lui la pressait contre son cœur. Comme elle bougeait, laissant glisser l’écharpe nouée autour de son visage, il osa la regarder ; il la vit, ah ! toute pâmée : un de ses yeux était clair, l’autre foncé ; son nez se crispait s’ouvrait ainsi qu’un étrange sourire, et sa bouche semblait molle, desserrée, comme une rose sensuelle où l’amour a passé sa main…

— Hélas ! qu’as-tu ? sanglota-t-il.

Et elle, montrant derrière elle la nuit, les arbres, le silence blanc, l’immense gonflement du monde :

— Ah ! s’écria-t-elle haletante, — nymphe qui a vu son dieu, — c’est l’été ! l’été ! l’été !

D’un geste de haine ardente, Antoine l’écarte, la repousse. Chancelante, elle vient s’appuyer contre le mur. Et, comme innocente, les bras tendus vers son ami, implorante, effrayée, elle le regarde :

— Je ne te retiens pas de force, lui dit-il.

… Quoique Élisabeth ne parlât jamais d’André Charmes et qu’elle ne fût pas intéressée de la visite qu’il leur fit une fois et puis une autre fois, Antoine se torturait par le souvenir du jeune homme.

Si puérile que sa crainte à lui-même semblât, il ne pouvait ôter de son cœur l’angoisse qu’il avait eue. Il ne s’était jamais représenté les traits de son amie en profil sur un autre visage, et maintenant l’image était si vive et si perfide, et s’exagérait si âprement, qu’Antoine songeait : « C’est l’évidence. André Charmes ou un autre, qu’importe ? Voici son compagnon. C’est à ce printemps que va son âme… »

Et, à la pensée que la vie d’Élisabeth n’était point close, qu’il y avait pour elle un long avenir, Antoine sentait son cœur se resserrer de dégoût et de douleur. Que pouvait-il contre ce qui dort d’impur dans le sang et dans le rêve des femmes ? contre leur futur désir ? Si lasses qu’elles semblent, chaque fois qu’elles aiment elles renaissent. Le long de la vie elles aiment.

« Elle aimera, songe Antoine Arnault, avec ces grâces douces, cet orgueil, ces élans, ces soumissions, ces révoltes que j’ai surpris dans ses yeux ; elle aimera ainsi jusqu’au jour où c’est elle qui sera l’aînée, où c’est elle qui tiendra les mains de l’autre, elle qui sera courageuse et grave, elle qui rêvera et qui donnera ; debout près du jeune homme alangui, le couvrant de sa belle ombre amoureuse, elle dira : « Tu es la vie, ô mon amour, tu es la jeunesse et l’azur, le parfum des vertes amandes ! »

Mais voici qu’un feu l’exalte, que l’antique puissance d’Éros l’étreint, le vainc, le convainc. Hélas ! ne le sait-il pas, lui-même, qu’honore-t-il, qu’a-t-il jamais honoré qui ne soit le désir ? Désir, vertige profond, vacillement des regards, divin strabisme de l’âme ! Ne lui a-t-il pas dédié tous ses livres ? N’honorait-il pas la seule puissance du monde, le désir, quand dans le génie ne reconnaissant que la fièvre il s’écriait : « Hugo ! Shakespeare ! inépuisables et magnifiques, Velasquez, héros du désir ! et vous, Richard Wagner, qui composâtes votre suprême Tristan au milieu de telles ardeurs, d’un tel triomphe physique, qu’au thème de la mort d’Yseult nulle femme ne s’y peut tromper, et par vous reçoit son amant dans son cœur !… »

Alors la jeunesse d’André l’attendrissait, il eût voulu lui dire : « Vous commencez la vie, vous ne savez point encore comme elle est belle, ô mon ami ! j’ai achevé ma course et je meurs, voici le flambeau… »

Il se rappelait avec douceur la timidité du jeune homme, le cours délicieux et contracté du sang, l’intensité naïve, l’éternel charme de Daphnis.

Et puis aussi il riait de son inquiétude et de son ton paternel, car lui-même n’avait que trente-neuf ans, c’est la jeunesse encore, la force, le plaisir ; mais c’est déjà le temps compté, les beaux jours, les belles nuits limités, et l’attente affreuse de l’heure où il faudra que l’on pense : « Je n’ai plus toute ma royauté. »

Au moment de minuit, quand la tiède maison dormait, et que, selon son habitude, Antoine s’accoudait à la fenêtre, et dans la libre nuit contemplait la lune qui voyage, déjà il ne disait plus à l’univers assoupi, comme il faisait à vingt ans : « Levez-vous, Aurore désirée ! » L’aurore, les lendemains, il n’y pouvait songer. Il pleurait. Sa vanité le faisait souffrir comme des os rompus qui dans la mollesse de la chair pénètrent.

Lassé de la gloire, lassé de l’orgueil, il méditait sur l’amour ; les mains jointes, soumis comme devant un dieu, il songeait que moins encore que le soleil et la mort l’amour ne peut se regarder fixement. Il est la splendeur éternelle. On ne peut l’exprimer ; c’est le miracle qui bouge. Des humbles minutes du jour il fait d’éclatantes fusées. Il est soudain, furtif, immense, parfait, secret et théâtral…

Ainsi songeait Antoine Arnault.

Alors, celui qui avait tant lutté, qui dans la nuit de Florence avait refusé son bonheur, qui était pur et fier de lui, qui servait bien sa raison, courut vers la volupté.

Secrètement, furtivement, pendant les journées d’été, quand l’azur est pareil à un diamant bleu aveuglé de scintillements, quand au travers des persiennes baissées, mobiles comme un lourd éventail de bois, les douces ondes du soleil entrent dans les chambres, se suspendent, se balancent, chauffent, ainsi que des espaliers, les frivoles naïves tentures, — dans ces chambres, parées de divine tristesse, Antoine Arnault pressait, étreignait son amie. Elle appuyait contre lui son front charmant, pliait sa tête sous les caresses de ses mains.

Le silence régnait. Une à une, glissant des cheveux de la jeune fille, les épingles d’écaille claire, sur le luisant parquet, faisaient un bruit sec, un bond, une courte lueur.

Dans sa douleur, sa stupeur, sa fatigue profonde, Élisabeth percevait que le violent désir des hommes est le mystère et la vie, et la raison de la vie. Quoique torturée par la pensée de sa sœur, et subissant ce secret instinct, cette loi farouche qui veut que l’être parfait demeure solitaire, elle retenait, en s’enivrant, son ami.

Aux instants du crépuscule, le jour qui descend glissait, sur les meubles bas, sur le parquet, ses ailes abattues, sa blanche palpitation. L’étonnante immobilité de l’heure rêvait comme une cloche silencieuse. Par les fenêtres entraient d’étranges parfums qu’on eût voulu repousser, car ils augmentaient la langueur. Foule invisible des parfums d’été, qui vous réunissez sur une âme et prenez tout son terrain…

Au loin, sur la pelouse, en dehors du jardin, Madeleine, avec des gestes de repos, était assise dans les longues herbes et les deux petites filles jouaient. De la fenêtre de la chambre, Antoine les voyait, surveillait leur retour.

Lorsque Antoine et Élisabeth se taisaient, ayant échangé leur cœur, il leur semblait, non que quelque chose du désir humain s’achevât mais qu’un délire commençât dont le secret et la science ne sont point trouvés, et ils frissonnaient d’au de la.

Quelquefois aussi Élisabeth éprouvait la solitude, la grande mélancolie, l’impatience des jeunes êtres, qui, brusquement désintéressés du présent, prévoient pour leur longue vie d’autres formes de l’aventure et du bonheur. Et d’autres fois tous deux se serraient l’un contre l’autre, mystérieusement affligés, réunis pour goûter la brève vie et l’éternelle mort, humbles, inquiets, comme on voit, dans la légende, le premier homme et la première femme sous le nuage qui porte Dieu.

Antoine arrachait Élisabeth à ces émotions de l’âme.

— Sentez-vous, lui demandait-il, sentez-vous que toute la vie, toute la force, tout le rêve aboutissent à la volupté ? Il n’est point de spectacles qui n’y conduisent. Rumeurs, émotion des foules, hâtes, départs, nuit noire avec des feux rouges, paniques, tapage et cris dans les gares, ports étincelants où tous les bateaux se balancent et rêvent à de lointaines Guinées, vous recomposez le plaisir !…

Penché avidement sur son amie :

— N’est-ce pas, tu sens, lui disait-il doucement, tu sens au seul mot de volupté ton âme fondre aux plus douces places de ton rêve, comme un ruisseau qui court vers le printemps ?…

Et la jeune fille défaillante ne répondait que par ses yeux fermés.

Ô désir surchargé de désirs ! goûtait-elle bien de tout son esprit renversé, ce qu’il y a d’équivoque, de discord, de strident, ce qu’il y a de double et de triple, de pareil à la tierce, de pareil à l’arpège dans le désir !

Mais alors Antoine la repoussait :

— Ah ! disait-il, ne demeure point ainsi, que je ne voie plus ta fièvre, ta langueur, ton divin visage ; ce n’est pas moi que tu aimes, ce n’est pas moi seulement…

Et comme, offensée dans sa passion, dans sa complaisance même, elle sanglotait, sur le ton du plus lourd reproche :

— Oh ! mon amour, mon amour.

— Ah ! interrompait Antoine, tais-toi un homme passe, il te regarde, il t’appelle ; de ses mains il surprend tes douces jambes, c’est cela l’amour !

Les doigts appuyés sur son cœur elle allait s’évanouir ; mais lui la regardait encore avec colère, et du fond de son âme il pensait : « C’est votre faute, voyez où je suis, je vous demande de me comprendre, de considérer ma douleur, de goûter un peu à ce fiel… »

Puis il se jetait sur ce tremblant visage, couvrait les yeux, les cheveux, de tant d’aveux, de secrets, de chuchotements, de tant d’ardeur et de fureur, qu’ensuite la jeune fille lui semblait impure ; et, le soir, il eût souhaité crier à ses petites filles venues jouer auprès d’elle : « Ne la touchez pas ! »