Le Siècle (p. 45-47).


CHAPITRE XV.

CE QUE C’ÉTAIT QUE DIANE DE MÉRIDOR. — LE MARIAGE.


— Voilà, sur mon âme, un homme bien étrange ! dit Bussy.

— Oh ! oui, bien étrange, n’est-ce pas, monsieur ? Car son amour se formulait vis-à-vis de moi avec toute l’âpreté de la haine. Gertrude, en revenant, me retrouva donc plus triste et plus épouvantée que jamais.

Elle essaya de me rassurer ; mais il était visible que la pauvre fille était aussi inquiète que moi-même. Ce respect glacé, cette ironique obéissance, cette passion contenue, et qui vibrait en notes stridentes dans chacune de ses paroles, était plus effrayante que ne l’eût été une volonté nettement exprimée, et que j’eusse pu combattre.

Le lendemain était un dimanche : depuis que je me connaissais, je n’avais jamais manqué d’assister à l’office divin. J’entendis la cloche de l’église Sainte-Catherine qui semblait m’appeler. Je vis tout le monde s’acheminer vers la maison de Dieu ; je m’enveloppai d’un voile épais, et, suivie de Gertrude, je me mêlai à la foule des fidèles qui accouraient à l’appel de la cloche.

Je cherchai le coin le plus obscur, et j’allai m’y agenouiller contre la muraille. Gertrude se plaça, comme une sentinelle, entre le monde et moi. Pour cette fois-là, ce fut inutile, personne ne fit ou ne parut faire attention à nous.

Le surlendemain, le comte revint et m’annonça qu’il était nommé grand-veneur ; l’influence de M. le duc d’Anjou lui avait fait donner cette place, presque promise à un des favoris du roi, nommé M. de Saint-Luc. C’était un triomphe auquel il s’attendait à peine lui-même.

— En effet, dit Bussy, cela nous étonna tous.

— Il venait m’annoncer cette nouvelle, espérant que cette dignité hâterait mon consentement ; seulement, il ne pressait pas, il n’insistait pas, il attendait tout de ma promesse et des événements.

Quant à moi, je commençais d’espérer que le duc d’Anjou me croyant morte, et le danger n’existant plus, je cesserais d’être engagée au comte.

Sept autres jours s’écoulèrent sans rien amener de nouveau que deux visites du comte. Ces visites, comme les précédentes, furent froides et respectueuses, mais je vous ai expliqué ce qu’avaient de singulier, et je dirai presque de menaçant, cette froideur et ce respect.

Le dimanche suivant, j’allai à l’église, comme j’avais déjà fait, et repris la même place que j’avais occupée huit jours auparavant. La sécurité rend imprudente : au milieu de mes prières, mon voile s’écarta… Dans la maison de Dieu, d’ailleurs, je ne pensais qu’à Dieu… Je priais ardemment pour mon père, quand tout à coup je sentis que Gertrude me touchait le bras ; il me fallut un second appel pour me tirer de l’espèce d’extase religieuse dans laquelle j’étais plongée. Je levai la tête, je regardai machinalement autour de moi, et j’aperçus avec terreur, appuyé contre une colonne, le duc d’Anjou qui me dévorait des yeux.

Un homme, qui semblait son confident plutôt que son serviteur, était près de lui.

— C’était Aurilly, dit Bussy, son joueur de luth.

— En effet, répondit Diane, je crois que c’est ce nom que Gertrude me dit plus tard.

— Continuez, madame, dit Bussy, continuez, par grâce, je commence à tout comprendre.

— Je ramenai vivement mon voile sur mon visage, il était trop tard : il m’avait vue, et, s’il ne m’avait point reconnue, ma ressemblance, du moins, avec cette femme qu’il avait aimée et qu’il croyait avoir perdue, venait de le frapper profondément. Mal à l’aise sous son regard que je sentais peser sur moi, je me levai et m’avançai vers la porte ; mais, à la porte, je le retrouvai, il avait trempé ses doigts dans le bénitier, et me présentait l’eau bénite.

Je fis semblant de ne pas le voir, et passai sans accepter ce qu’il m’offrait.

Mais, sans que je me retournasse, je compris que nous étions suivies ; si j’eusse connu Paris, j’eusse essayé de tromper le duc sur ma véritable demeure, mais je n’avais jamais parcouru d’autre chemin que celui qui conduisait de la maison que j’habitais à l’église ; je ne connaissais personne à qui je pusse demander une hospitalité d’un quart d’heure, pas d’amie, un seul défenseur que je craignais plus qu’un ennemi, voilà tout.

— Oh ! mon Dieu ! murmura Bussy, pourquoi le ciel, la Providence ou le hasard ne m’ont-ils pas conduit plus tôt sur votre chemin ?

Diane remercia le jeune homme d’un regard.

— Mais pardon, reprit Bussy : je vous interromps toujours, et cependant je meurs de curiosité. Continuez, je vous en supplie.

— Le même soir, M. de Monsoreau vint. Je ne savais point si je devais lui parler de mon aventure, lorsque lui-même fit cesser mon hésitation.

— Vous m’avez demandé, dit-il, s’il vous était défendu d’aller à la messe ; et je vous ai répondu que vous étiez maîtresse souveraine de vos actions et que vous feriez mieux de ne pas sortir. Vous n’avez pas voulu m’en croire ; vous êtes sortie ce matin pour aller entendre l’office divin à l’église de Sainte-Catherine ; le prince s’y trouvait par hasard ou plutôt par fatalité, et vous y a vue.

— C’est vrai, monsieur, et j’hésitais à vous faire part de cette circonstance, car j’ignorais que le prince m’avait reconnue pour celle que je suis, ou si ma vue l’avait simplement frappé.

— Votre vue l’a frappé, votre ressemblance avec la femme qu’il regrette lui a paru extraordinaire : il vous a suivie et a pris des informations ; mais personne n’a rien pu lui dire, car personne ne sait rien.

— Mon Dieu ! monsieur ! m’écriai-je.

— Le duc est un cœur sombre et persévérant, dit M. de Monsoreau.

— Oh ! il m’oubliera, je l’espère.

— Je n’en crois rien : on ne vous oublie pas quand on vous a vue. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous oublier, moi, et je n’ai pas pu.

Et le premier éclair de passion que j’aie remarqué chez M. de Monsoreau passa en ce moment dans les yeux du comte.

Je fus plus effrayée de cette flamme, qui venait de jaillir de ce foyer qu’on eût cru éteint, que je ne l’avais été le matin à la vue du prince.

Je demeurai muette.

— Que comptez-vous faire ? me demanda le comte.

— Monsieur, ne pourrai-je changer de maison, de quartier, de rue ; aller demeurer à l’autre bout de Paris, ou, mieux encore, retourner dans l’Anjou ?

— Tout cela serait inutile, dit M. de Monsoreau en secouant la tête : c’est un terrible limier que M. le duc d’Anjou ; il est sur votre trace ; maintenant, allez où vous voudrez, il la suivra jusqu’à ce qu’il vous joigne.

— Oh ! mon Dieu ! vous m’effrayez.

— Ce n’est point mon intention ; je vous dis ce qui est, et pas autre chose.

— Alors c’est moi qui vous ferai à mon tour la question que vous m’adressiez tout à l’heure. Que comptez-vous faire, monsieur ?

— Hélas ! reprit le comte de Monsoreau avec une amère ironie, je suis un homme de pauvre imagination, moi. J’avais trouvé un moyen ; ce moyen ne vous convient pas ; j’y renonce ; mais ne me dites pas d’en chercher d’autres ?

— Mais, mon Dieu ! repris-je, le danger est peut-être moins pressant que vous ne le croyez.

— C’est ce que l’avenir nous apprendra, madame, dit le comte en se levant. En tout cas, je vous le répète, madame de Monsoreau aura d’autant moins à craindre du prince, que la nouvelle charge que j’occupe me fait relever directement du roi, et que moi et ma femme nous trouverons naturellement protection près du roi.

Je ne répliquai que par un soupir. Ce que disait là le comte était plein de raison et de vraisemblance.

M. de Monsoreau attendit un instant, comme pour me laisser tout le loisir de lui répondre ; mais je n’en eus pas la force. Il était debout, tout prêt à se retirer. Un sourire amer passa sur ses lèvres ; il s’inclina et sortit.

Je crus entendre quelques imprécations s’échapper de sa bouche dans l’escalier.

J’appelai Gertrude.

Gertrude avait l’habitude de se tenir, ou dans le cabinet, ou dans la chambre à coucher quand venait le comte ; elle accourut.

J’étais à la fenêtre, enveloppée dans les rideaux de façon que, sans être aperçue, je pusse voir ce qui se passait dans la rue.

Le comte sortit et s’éloigna.

Nous restâmes une heure à peu près, attentives à tout examiner, mais personne ne vint.

La nuit s’écoula sans rien amener de nouveau.

Le lendemain Gertrude, en sortant, fut accostée par un jeune homme, qu’elle reconnut pour être celui qui, la veille, accompagnait le prince ; mais, à toutes ses instances, elle refusa de répondre ; à toutes ses questions, elle resta muette.

Le jeune homme, lassé, se retira.

Cette rencontre m’inspira une profonde terreur ; c’était le commencement d’une investigation qui, certes, ne devait point s’arrêter là. J’eus peur que M. de Monsoreau ne vînt pas le soir, et que quelque tentative ne fût faite contre moi dans la nuit ; je l’envoyai chercher ; il vint aussitôt.

Je lui racontai tout et lui fis le portrait du jeune homme d’après ce que Gertrude m’en avait rapporté.

— C’est Aurilly, dit-il ; qu’a répondu Gertrude ?

— Gertrude n’a rien répondu.

M. de Monsoreau réfléchit un instant.

— Elle a eu tort, dit-il.

— Comment cela ?

— Oui, il s’agit de gagner du temps.

— Du temps ?

— Aujourd’hui, je suis encore dans la dépendance de M. le duc d’Anjou ; mais, dans quinze jours, dans douze jours, dans huit jours peut-être, c’est le duc d’Anjou qui sera dans la mienne. Il s’agit donc de le tromper pour qu’il attende.

— Mon Dieu !

— Sans doute, l’espoir le rendra patient. Un refus complet le poussera vers quelque parti désespéré.

— Monsieur, écrivez à mon père, m’écriai-je ; mon père accourra et ira se jeter aux pieds du roi. Le roi aura pitié d’un vieillard.

— C’est selon la disposition d’esprit où sera le roi, et selon qu’il sera dans sa politique d’être pour le moment l’ami ou l’ennemi de M. le duc d’Anjou. D’ailleurs, il faut six jours à un messager pour aller trouver votre père ; il faut six jours à votre père pour venir. Dans douze jours M. le duc d’Anjou aura fait, si nous ne l’arrêtons pas, tout le chemin qu’il peut faire.

— Et comment l’arrêter ?

M. de Monsoreau ne répondit point. Je compris sa pensée et je baissai les yeux.

— Monsieur, dis-je après un moment de silence, donnez vos ordres à Gertrude, et elle suivra vos instructions.

Un sourire imperceptible passa sur les lèvres de M. de Monsoreau, à ce premier appel de ma part à sa protection.

Il causa quelques instants avec Gertrude.

— Madame, me dit-il, je pourrais être vu sortant de chez vous : deux ou trois heures nous manquent seulement pour attendre la nuit ; me permettez-vous de passer ces deux ou trois heures dans votre appartement ?

M. de Monsoreau avait presque le droit d’exiger ; il se contentait de demander : je lui fis signe de s’asseoir.

C’est alors que je remarquai la suprême puissance que le comte avait sur lui-même : à l’instant même, il surmonta la gêne qui résultait de notre situation respective, et sa conversation, à laquelle cette espèce d’âpreté que j’ai déjà signalée donnait un puissant caractère, commença variée et attachante. Le comte avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup pensé, et j’avais, au bout de deux heures, compris toute l’influence que cet homme étrange avait prise sur mon père.

Bussy poussa un soupir.

— La nuit venue, sans insister, sans demander davantage, et comme satisfait de ce qu’il avait obtenu, il se leva et sortit.

Pendant la soirée, nous nous remîmes, Gertrude et moi, à notre observatoire. Cette fois, nous vîmes distinctement deux hommes qui examinaient la maison. Plusieurs fois ils s’approchèrent de la porte ; toute lumière intérieure était éteinte ; ils ne purent nous voir.

Vers onze heures ils s’éloignèrent.

Le lendemain, Gertrude, en sortant, retrouva le même jeune homme à la même place ; il vint de nouveau à elle, et l’interrogea comme il avait fait la veille. Ce jour-là Gertrude fut moins sévère et échangea quelques mots avec lui.

Le jour suivant, Gertrude fut plus communicative ; elle lui dit que j’étais la veuve d’un conseiller, qui, restée sans fortune, vivait fort retirée ; il voulut insister pour en savoir davantage, mais il fallut qu’il se contentât, pour l’heure, de ces renseignements.

Le jour d’après Aurilly parut avoir conçu quelques doutes sur la véracité du récit de la veille ; il parla de l’Anjou, de Beaugé, et prononça le mot de Méridor.

Gertrude répondit que tous ces noms lui étaient parfaitement inconnus.

Alors il avoua qu’il était au duc d’Anjou, que le duc d’Anjou m’avait vue et était amoureux de moi ; puis, à la suite de cet aveu, vinrent des offres magnifiques pour elle et pour moi : pour elle, si elle voulait introduire le prince près de moi ; pour moi, si je le voulais recevoir.

Chaque soir, M. de Monsoreau venait, et chaque soir je lui disais où nous en étions. Il restait alors depuis huit heures jusqu’à minuit ; mais il était évident que son inquiétude était grande.

Le samedi soir je le vis arriver plus pâle et plus agité que de coutume.

— Écoutez, me dit-il, il faut tout promettre pour mardi ou mercredi.

— Tout promettre, et pourquoi ? m’écriai-je.

— Parce que M. le duc d’Anjou est décidé à tout, qu’il est bien en ce moment avec le roi, et qu’il n’y a rien par conséquent à attendre du roi.

— Mais d’ici à mercredi, doit-il donc se passer quelque événement qui viendra à notre aide ?

— Peut-être. J’attends de jour en jour cette circonstance qui doit mettre le prince dans ma dépendance. Je la pousse, je la hâte, non seulement de mes vœux, mais de mes actions. Demain il faut que je vous quitte, que j’aille à Montereau.

— Il le faut ? répondis-je avec une espèce de terreur mêlée d’une certaine joie.

— Oui ; j’ai là un rendez-vous indispensable pour hâter cette circonstance dont je vous parlais.

— Et si nous sommes dans la même situation, que faudra-t-il donc faire ? mon Dieu !

— Que voulez-vous que je fasse contre un prince, madame, quand je n’ai aucun droit de vous protéger ? Il faudra céder à la mauvaise fortune…

— Oh ! mon père ! mon père ! m’écriai-je.

Le comte me regarda fixement.

— Oh ! monsieur !

— Qu’avez-vous donc à me reprocher ?

— Oh ! rien : au contraire.

— Mais n’ai-je pas été dévoué comme un ami, respectueux comme un frère ?

— Vous vous êtes en tout point conduit en galant homme.

— N’avais-je pas votre promesse ?

— Oui.

— Vous l’ai-je une seule fois rappelée ?

— Non.

— Et, cependant, quand les circonstances sont telles que vous vous trouvez placée entre une position honorable et une position honteuse, vous préférez d’être la maîtresse du duc d’Anjou à être la femme du comte de Monsoreau.

— Je ne dis pas cela, monsieur.

— Mais, alors, décidez-vous donc.

— Je suis décidée.

— À être la comtesse de Monsoreau ?

— Plutôt que la maîtresse du duc d’Anjou.

— Plutôt que la maîtresse du duc d’Anjou, l’alternative est flatteuse.

Je me tus.

— N’importe, dit le comte, vous entendez ? Que Gertrude gagne jusqu’à mardi, et mardi nous verrons.

Le lendemain, Gertrude sortit comme d’habitude, mais elle ne vit point Aurilly. À son retour, nous fûmes plus inquiètes de son absence que nous ne l’eussions été de sa présence. Gertrude sortit de nouveau sans nécessité de sortir, pour le rencontrer seulement ; mais elle ne le rencontra point. Une troisième sortie fut aussi inutile que les deux premières.

J’envoyai Gertrude chez M. de Monsoreau, il était parti, et on ne savait point où il était.

Nous étions seules et isolées ; nous nous sentîmes faibles : pour la première fois je compris mon injustice envers le comte.

— Oh ! madame, s’écria Bussy, ne vous hâtez donc pas de revenir ainsi à cet homme ; il y a quelque chose dans toute sa conduite que nous ne savons pas, mais que nous saurons.

— Le soir vint, accompagné de terreurs profondes ; j’étais décidée à tout plutôt que de tomber vivante aux mains du duc d’Anjou. Je m’étais munie de ce poignard, et j’avais résolu de me frapper aux yeux du prince, au moment où lui ou de ses gens essayeraient de porter la main sur moi. Nous nous barricadâmes dans nos chambres. Par une négligence incroyable, la porte de la rue n’avait pas de verrou intérieur. Nous cachâmes la lampe et nous nous plaçâmes à notre observatoire.

Tout fut tranquille jusqu’à onze heures du soir ; à onze heures, cinq hommes débouchèrent par la rue Saint-Antoine, parurent tenir conseil, et s’en allèrent s’embusquer dans l’angle du mur de l’hôtel des Tournelles.

Nous commençâmes à trembler ; ces hommes étaient probablement là pour nous.

Cependant ils se tinrent immobiles ; un quart d’heure à peu près s’écoula.

Au bout d’un quart d’heure nous vîmes paraître deux autres hommes au coin de la rue Saint-Paul. La lune, qui glissait entre les nuages, permit à Gertrude de reconnaître Aurilly dans l’un de ces deux hommes.

— Hélas ! mademoiselle, ce sont eux, murmura la pauvre fille.

— Oui, répondis-je toute frissonnante de terreur, et les cinq autres sont là pour leur prêter secours.

— Mais il faudra qu’ils enfoncent la porte, dit Gertrude, et, au bruit, les voisins accourront.

— Pourquoi veux-tu que les voisins accourent ? Nous connaissent-ils et ont-ils quelque motif de se faire une mauvaise affaire pour nous défendre ? Hélas ! en réalité, Gertrude, nous n’avons de véritable défenseur que le comte.

— Eh bien, pourquoi refusez-vous donc toujours d’être comtesse ?

Je poussai un soupir.