Le Siècle (p. 41-44).


CHAPITRE XIV.

CE QUE C’ÉTAIT QUE DIANE DE MÉRIDOR. — LE TRAITÉ


Il se fit encore un instant de silence. Diane, presque aussi émue à ce souvenir qu’elle l’avait été à la réalité, sentait sa voix prête à lui manquer. Bussy l’écoutait avec toutes les facultés de son âme, et il vouait d’avance une haine éternelle à ses ennemis, quels qu’ils fussent.

Enfin, après avoir respiré un flacon qu’elle tira de sa poche, Diane reprit :

— À peine eûmes-nous mis pied à terre, que sept ou huit hommes accoururent à nous. C’étaient des gens au comte, parmi lesquels il me sembla reconnaître les deux serviteurs qui accompagnaient notre litière quand nous avions été attaqués par ceux-là qui m’avaient conduite au château de Beaugé. Un écuyer tenait en main deux chevaux ; l’un des deux était le cheval noir du comte ; l’autre était une haquenée blanche qui m’était destinée. Le comte m’aida à monter la haquenée, et quand je fus en selle il s’élança sur son cheval.

Gertrude monta en croupe d’un des serviteurs du comte.

Ces dispositions furent à peines faites, que nous nous éloignâmes au galop.

J’avais remarqué que le comte avait pris ma haquenée par la bride, et je lui avais fait observer que je montais assez bien à cheval pour qu’il se dispensât de cette précaution ; mais il me répondit que ma monture était ombrageuse et pourrait faire quelque écart qui me séparerait de lui.

Nous courions depuis dix minutes, quand j’entendis la voix de Gertrude qui m’appelait. Je me retournai, et je m’aperçus que notre troupe s’était dédoublée ; quatre hommes avaient pris un sentier latéral et l’entraînaient dans la forêt, tandis que le comte de Monsoreau et les quatre autres suivaient avec moi le même chemin.

— Gertrude ! m’écriai-je. Monsieur, pourquoi Gertrude ne vient-elle pas avec nous ?

— C’est une précaution indispensable, me dit le comte ; si nous sommes poursuivis, il faut que nous laissions deux traces ; il faut que de deux côtés on puisse dire qu’on a vu une femme enlevée par des hommes. Nous aurons alors la chance que M. le duc d’Anjou fasse fausse route, et coure après votre suivante au lieu de courir après vous.

Quoique spécieuse, la réponse ne me satisfit point ; mais que dire, mais que faire ? je soupirai et j’attendis.

D’ailleurs, le chemin que suivait le comte était bien celui qui me ramenait au château de Méridor. Dans un quart d’heure, au train dont nous marchions, nous devions être arrivés au château ; quand tout à coup, parvenu à un carrefour de la forêt qui m’était bien connu, le comte, au lieu de continuer à suivre le chemin qui me ramenait chez mon père, se jeta à gauche et suivit une route qui s’en écartait visiblement. Je m’écriai aussitôt, et, malgré la marche rapide de ma haquenée, j’appuyais déjà la main sur le pommeau de la selle pour sauter à terre, quand le comte, qui sans doute épiait tous mes mouvements, se pencha de mon côté, m’enlaça de son bras, et, m’enlevant de ma monture, me plaça sur l’arçon de son cheval. La haquenée, se sentant libre, s’enfuit en hennissant à travers la forêt.

Cette action s’était exécutée si rapidement de la part du comte, que je n’avais eu que le temps de pousser un cri.

M. de Monsoreau me mit rapidement la main sur la bouche.

— Mademoiselle, me dit-il, je vous jure, sur mon honneur, que je ne fais rien que par ordre de votre père, comme je vous en donnerai la preuve à la première halte que nous ferons ; si cette preuve ne vous suffit point ou vous paraît douteuse, sur mon honneur encore, mademoiselle, vous serez libre.

— Mais, monsieur, vous m’aviez dit que vous me conduisiez chez mon père ! m’écriai-je en repoussant sa main et en rejetant ma tête en arrière.

— Oui, je vous l’avais dit, car je voyais que vous hésitiez à me suivre, et un instant de plus de cette hésitation nous perdait, lui, vous et moi, comme vous avez pu le voir. Maintenant, voyons, dit le comte en s’arrêtant, voulez-vous tuer le baron ? voulez-vous marcher droit à votre déshonneur ? Dites un mot, et je vous ramène au château de Méridor.

— Vous m’avez parlé d’une preuve que vous agissiez au nom de mon père ?

— Cette preuve, la voilà, dit le comte ; prenez cette lettre, et, dans le premier gîte où nous nous arrêterons, lisez-la. Si, quand vous l’aurez lue, vous voulez revenir au château, je vous le répète, sur mon honneur, vous serez libre. Mais, s’il vous reste quelque respect pour les ordres du baron, vous n’y retournerez pas, j’en suis bien certain.

— Allons donc, monsieur, et gagnons promptement ce premier gîte, car j’ai hâte de m’assurer si vous dites la vérité.

— Souvenez-vous que vous me suivez librement.

— Oui, librement, autant toutefois qu’une jeune fille est libre dans cette situation où elle voit d’un côté la mort de son père et son déshonneur, et, de l’autre, l’obligation de se fier à la parole d’un homme qu’elle connaît à peine ; n’importe, je vous suis librement, monsieur ; et c’est ce dont vous pourrez vous assurer, si vous voulez bien me faire donner un cheval.

Le comte fit signe à un de ses hommes de mettre pied à terre. Je sautai à bas du sien, et, un instant après, je me retrouvai en selle près de lui.

— La haquenée ne peut être loin, dit-il à l’homme démonté ; cherchez-la dans la forêt, appelez-la ; vous savez qu’elle vient comme un chien à son nom ou au sifflet. Vous nous rejoindrez à la Châtre.

Je frissonnai malgré moi. La Châtre était à dix lieues déjà du château de Méridor, sur la route de Paris.

— Monsieur, lui dis-je, je vous accompagne ; mais, à la Châtre, nous ferons nos conditions.

— C’est-à-dire, mademoiselle, répondit le comte, qu’à la Châtre vous me donnerez vos ordres.

Cette prétendue obéissance ne me rassurait point ; cependant, comme je n’avais pas le choix des moyens, et que celui qui se présentait pour échapper au duc d’Anjou était le seul, je continuai silencieusement ma route. Au point du jour, nous arrivâmes à la Châtre. Mais au lieu d’entrer dans le village, à cent pas des premiers jardins, nous prîmes à travers terres, et nous nous dirigeâmes vers une maison écartée.

J’arrêtai mon cheval.

— Où allons-nous ? demandai-je.

— Écoutez, mademoiselle, me dit le comte, j’ai déjà remarqué l’extrême justesse de votre esprit, et c’est à votre esprit même que j’en appelle. Pouvons-nous, fuyant les recherches du prince le plus puissant après le roi, nous arrêter dans une hôtellerie ordinaire, et au milieu d’un village dont le premier paysan qui nous aura vus nous dénoncera ? On peut acheter un homme, on ne peut pas acheter tout un village.

Il y avait dans toutes les réponses du comte une logique ou tout au moins une spéciosité qui me frappait.

— Bien, lui dis-je. Allons.

Et nous nous remîmes en marche.

Nous étions attendus ; un homme, sans que je m’en fusse aperçue, s’était détaché de notre escorte et avait pris les devants. Un bon feu brillait dans la cheminée d’une chambre à peu près propre, et un lit était préparé.

— Voici votre chambre, mademoiselle, dit le comte ; j’attendrai vos ordres.

Il salua, se retira et me laissa seule.

Mon premier soin fut de m’approcher de la lampe et de tirer de ma poitrine la lettre de mon père… la voici, monsieur de Bussy : je vous fais mon juge, lisez.

Bussy prit la lettre et lut :

« Ma Diane bien-aimée, si, comme je n’en doute pas, te rendant à ma prière, tu as suivi M. le comte de Monsoreau, il a dû te dire que tu avais eu le malheur de plaire au duc d’Anjou, et que c’était ce prince qui t’avait fait enlever et conduire au château de Beaugé ; juge par cette violence ce dont le duc est capable, et quelle est la honte qui te menace. Eh bien ! cette honte, à laquelle je ne survivrais pas, il y a un moyen d’y échapper : c’est d’épouser notre noble ami ; une fois comtesse de Monsoreau, c’est sa femme que le comte défendra, et par tous les moyens il m’a juré de te défendre. Mon désir est donc, ma fille chérie, que ce mariage ait lieu le plus tôt possible, et, si tu accèdes à mes désirs, à mon consentement bien positif je joins ma bénédiction paternelle, et prie Dieu qu’il veuille bien t’accorder tous les trésors de bonheur que son amour tient en réserve pour les cœurs pareils au tien.

« Ton père, qui n’ordonne pas, mais qui supplie,
« Baron de Méridor. »

— Hélas ! dit Bussy, si cette lettre est bien de votre père, madame, elle n’est que trop positive.

— Elle est de lui, et je n’ai aucun doute à en faire ; néanmoins je la relus trois fois avant de prendre aucune décision. Enfin, j’appelai le comte.

Il entra aussitôt : ce qui me prouva qu’il attendait à la porte.

Je tenais la lettre à la main.

— Eh bien, me dit-il, vous avez lu ?

— Oui, répondis-je.

— Doutez-vous toujours de mon dévouement et de mon respect ?

— J’en eusse douté, monsieur, répondis-je, que cette lettre m’eût imposé la croyance qui me manquait. Maintenant, voyons, monsieur, en supposant que je sois disposée à céder aux conseils de mon père, que comptez-vous faire ?

— Je compte vous mener à Paris, mademoiselle ; c’est encore là qu’il est le plus facile de vous cacher.

— Et mon père ?

— Partout où vous serez, vous le savez bien, et dès qu’il n’y aura plus de danger de vous compromettre, le baron viendra me rejoindre.

— Eh bien ! monsieur, je suis prête à accepter votre protection aux conditions que vous imposez.

— Je n’impose rien, mademoiselle, répondit le comte, j’offre un moyen de vous sauver, voilà tout.

— Eh bien ! je me reprends, et je dis avec vous : Je suis prête à accepter le moyen de salut que vous m’offrez, à trois conditions.

— Parlez, mademoiselle.

— La première, c’est que Gertrude me sera rendue.

— Elle est là, dit le comte.

— La seconde est que nous voyagerons séparés jusqu’à Paris.

— J’allais vous offrir cette séparation pour rassurer votre susceptibilité.

— Et la troisième, c’est que notre mariage, à moins d’urgence reconnue de ma part, n’aura lieu qu’en présence de mon père.

— C’est mon plus vif désir, et je compte sur sa bénédiction pour appeler sur nous celle du ciel.

Je demeurai stupéfaite. J’avais cru trouver dans le comte quelque opposition à cette triple expression de ma volonté, et, tout au contraire, il abondait dans mon sens.

— Maintenant, mademoiselle, dit M. de Monsoreau, me permettez-vous, à mon tour, de vous donner quelques conseils ?

— J’écoute, monsieur.

— C’est de ne voyager que la nuit.

— J’y suis décidée.

— C’est de me laisser le choix des gîtes que vous occuperez et le choix de la route ; toutes mes précautions seront prises dans un seul but, celui de vous faire échapper au duc d’Anjou.

— Si vous m’aimez comme vous le dites, monsieur, nos intérêts sont les mêmes ; je n’ai donc aucune objection à faire contre ce que vous demandez.

— Enfin, à Paris, c’est d’adopter le logement que je vous aurai préparé, si simple et si écarté qu’il soit.

— Je ne demande qu’à vivre cachée, monsieur ; et plus le logement sera simple et écarté, mieux il conviendra à une fugitive.

— Alors, nous nous entendons en tout point, mademoiselle, et il ne me reste plus, pour me conformer à ce plan tracé par vous, qu’à vous présenter mes très humbles respects, à vous envoyer votre femme de chambre et à m’occuper de la route que vous devez suivre de votre côté.

— De mon côté, monsieur, répondis-je ; je suis gentillefemme comme vous êtes gentilhomme ; tenez toutes vos promesses, et je tiendrai toutes les miennes.

— Voilà tout ce que je demande, dit le comte, et cette promesse m’assure que je serai bientôt le plus heureux des hommes.

À ces mots, il s’inclina et sortit.

Cinq minutes après, Gertrude entra.

La joie de cette bonne fille fut grande ; elle avait cru qu’on la voulait séparer de moi pour toujours. Je lui racontai ce qui venait de se passer ; il me fallait quelqu’un qui pût entrer dans toutes mes vues, seconder tous mes désirs, comprendre, dans l’occasion, à demi-mot, obéir sur un signe et sur un geste. Cette facilité de M. de Monsoreau m’étonnait, et je craignais quelque infraction au traité qui venait d’être arrêté entre nous.

Comme j’achevais, nous entendîmes le bruit d’un cheval qui s’éloignait. Je courus à la fenêtre, c’était le comte qui reprenait au galop la route que nous venions de suivre. Pourquoi reprenait-il cette route au lieu de marcher en avant ? c’est ce que je ne pouvais comprendre. Mais il avait accompli le premier article du traité en me rendant Gertrude, il accomplissait le second en s’éloignant ; il n’y avait rien à dire. D’ailleurs, vers quelque but qu’il se dirigeât, ce départ du comte me rassurait.

Nous passâmes toute la journée dans la petite maison, servies par notre hôtesse : le soir seulement, celui qui m’avait paru le chef de notre escorte entra dans ma chambre et me demanda mes ordres ; comme le danger me paraissait d’autant plus grand que j’étais près du château de Beaugé, je lui répondis que j’étais prête ; cinq minutes après il rentra et m’indiqua en s’inclinant qu’on n’attendait plus que moi. À la porte je trouvai ma haquenée blanche ; comme l’avait prévu le comte de Monsoreau, elle était revenue au premier appel.

Nous marchâmes toute la nuit et nous nous arrêtâmes, comme la veille, au point du jour. Je calculai que nous devions avoir fait quinze lieues à peu près ; au reste, toutes les précautions avaient été prises par M. de Monsoreau pour que je ne souffrisse ni de la fatigue, ni du froid ; la haquenée qu’il m’avait choisie avait le trot d’une douceur particulière, et, en sortant de la maison, on m’avait jeté sur les épaules un manteau de fourrure.

Cette halte ressembla à la première, et toutes nos courses nocturnes à celle que nous venions de faire : toujours les mêmes égards et les mêmes respects ; partout les mêmes soins, il était évident que nous étions précédés par quelqu’un qui se chargeait de faire préparer les logis : était-ce le comte, je n’en sus rien, car, accomplissant cette partie de nos conventions avec la même régularité que les autres, pas une seule fois pendant la route je ne l’aperçus.

Vers le soir du septième jour, j’aperçus, du haut d’une colline, un grand amas de maisons. C’était Paris.

Nous fîmes halte pour attendre la nuit, puis, l’obscurité venue, nous nous remîmes en route ; bientôt nous passâmes sous une porte au delà de laquelle le premier objet qui me frappa fut un immense édifice, qu’à ses hautes murailles je reconnus pour quelque monastère, puis nous traversâmes deux fois la rivière. Nous prîmes à droite, et, après dix minutes de marche, nous nous trouvâmes sur la place de la Bastille. Alors un homme qui semblait nous attendre se détacha d’une porte, et s’approchant du chef de l’escorte :

— C’est ici, dit-il.

Le chef de l’escorte se retourna vers moi.

— Vous entendez, madame, nous sommes arrivés.

Et sautant à bas de son cheval, il me présenta la main pour descendre de ma haquenée, comme il avait l’habitude de le faire à chaque station.

La porte était ouverte ; une lampe éclairait l’escalier, posée sur les degrés.

— Madame, dit le chef de l’escorte, vous êtes ici chez vous ; à cette porte finit la mission que nous avons reçue de vous accompagner ; puis-je me flatter que cette mission a été accomplie selon vos désirs et avec le respect qui nous avait été recommandé ?

— Oui, monsieur, lui dis-je, et je n’ai que des remercîments à vous faire. Offrez-les en mon nom aux braves gens qui m’ont accompagnée. Je voudrais les rémunérer d’une façon plus efficace. Mais je ne possède rien.

— Ne vous inquiétez point de cela, madame, répondit celui auquel je présentais mes excuses ; ils sont récompensés largement.

Et remontant à cheval après m’avoir saluée :

— Venez, vous autres, dit-il, et que pas un de vous, demain matin, ne se souvienne assez de cette porte pour la reconnaître.

À ces mots, la petite troupe s’éloigna au galop et se perdit dans la rue Saint-Antoine.

Le premier soin de Gertrude fut de refermer la porte, et ce fut à travers le guichet que nous les vîmes s’éloigner.

Puis nous nous avançâmes vers l’escalier, éclairé par la lampe ; Gertrude la prit et marcha devant.

Nous montâmes les degrés et nous nous trouvâmes dans le corridor ; les trois portes en étaient ouvertes.

Nous prîmes celle du milieu et nous nous trouvâmes dans le salon où nous sommes. Il était tout éclairé comme en ce moment.

J’ouvris cette porte, et je reconnus un grand cabinet de toilette, puis cette autre, qui était celle de ma chambre à coucher, et, à mon grand étonnement, je me trouvai en face de mon portrait.

Je reconnus celui qui était dans la chambre de mon père, à Méridor ; le comte l’avait sans doute demandé au baron et obtenu de lui.

Je frissonnai à cette nouvelle preuve que mon père me regardait déjà comme la femme de M. de Monsoreau.

Nous parcourûmes l’appartement, il était solitaire ; mais rien n’y manquait : il y avait du feu dans toutes les cheminées, et, dans la salle à manger, une table toute servie m’attendait.

Je jetai rapidement les yeux sur cette table : il n’y avait qu’un seul couvert ; je me rassurai.

— Eh bien, mademoiselle, me dit Gertrude, vous le voyez, le comte tient jusqu’au bout sa promesse.

— Hélas ! oui, répondis-je avec un soupir, car j’eusse mieux aimé qu’en manquant à quelqu’une de ses promesses, il m’eût dégagée des miennes.

Je soupai ; puis une seconde fois nous fîmes la visite de toute la maison, mais sans y rencontrer âme vivante plus que la première fois ; elle était bien à nous, et à nous seules.

Gertrude coucha dans ma chambre.

Le lendemain, elle sortit et s’orienta. Ce fut alors seulement que j’appris d’elle que nous étions au bout de la rue Saint-Antoine, en face l’hôtel des Tournelles, et que la forteresse qui s’élevait à ma droite était la Bastille.

Au reste, ces renseignements ne m’apprenaient pas grand’chose. Je ne connaissais point Paris, n’y étant jamais venue.

La journée s’écoula sans rien amener de nouveau : le soir, comme je venais de me mettre à table pour souper, on frappa à la porte.

Nous nous regardâmes, Gertrude et moi.

On frappa une seconde fois.

— Va voir qui frappe, lui dis-je.

— Si c’est le comte ? demanda-t-elle en me voyant pâlir.

— Si c’est le comte, répondis-je en faisant un effort sur moi-même, ouvre-lui, Gertrude ; il a fidèlement tenu ses promesses ; il verra que, comme lui, je n’ai qu’une parole.

Un instant après Gertrude reparut.

— C’est M. le comte, madame, dit-elle.

— Qu’il entre, répondis-je.

Gertrude s’effaça et fit place au comte qui parut sur le seuil.

— Eh bien, madame, me demanda-t-il, ai-je fidèlement accompli le traité ?

— Oui, monsieur, répondis-je, et je vous en remercie.

— Vous voulez bien alors me recevoir chez vous, ajouta-t-il avec un sourire dont tous ses efforts ne pouvaient effacer l’ironie.

— Entrez, monsieur.

Le comte s’approcha et demeura debout. Je lui fis signe de s’asseoir.

— Avez-vous quelques nouvelles, monsieur ? lui demandai-je.

— D’où et de qui, madame ?

— De mon père et de Méridor, avant tout.

— Je ne suis point retourné au château de Méridor, et n’ai pas revu le baron.

— Alors de Beaugé et du duc d’Anjou ?

— Ceci, c’est autre chose : je suis allé à Beaugé et j’ai parlé au duc.

— Comment l’avez-vous trouvé ?

— Essayant de douter.

— De quoi ?

— De votre mort.

— Mais vous la lui avez confirmée ?

— J’ai fait ce que j’ai pu pour cela.

— Et où est le duc ?

— De retour à Paris depuis hier soir.

— Pourquoi est-il revenu si rapidement ?

— Parce qu’on ne reste pas de bon cœur en un lieu où l’on croit avoir la mort d’une femme à se reprocher.

— L’avez-vous vu depuis son retour à Paris ?

— Je le quitte.

— Vous a-t-il parlé de moi ?

— Je ne lui en ai pas laissé le temps.

— De quoi lui avez-vous parlé alors ?

— D’une promesse qu’il m’a faite et que je l’ai poussé à mettre à exécution.

— Laquelle ?

— Il s’est engagé, pour services à lui rendus par moi, de me faire nommer grand-veneur.

— Ah ! oui, lui dis-je avec un triste sourire, car je me rappelais la mort de ma pauvre Daphné, vous êtes un terrible chasseur, je me le rappelle, et vous avez, comme tel, des droits à cette place.

— Ce n’est point comme chasseur que je l’obtiens, madame, c’est comme serviteur du prince ; ce n’est point parce que j’y ai des droits qu’on me la donnera, c’est parce que M. le duc d’Anjou n’osera point être ingrat envers moi.

Il y avait dans toutes ces réponses, malgré le ton respectueux avec lequel elles étaient faites, quelque chose qui m’effrayait : c’était l’expression d’une sombre et implacable volonté.

Je restai un instant muette.

— Me sera-t-il permis d’écrire à mon père ? demandai-je.

— Sans doute ; mais songez que vos lettres peuvent être interceptées.

— M’est-il défendu de sortir ?

— Rien ne vous est défendu, madame ; mais seulement je vous ferai observer que vous pouvez être suivie.

— Mais, au moins, dois-je le dimanche entendre la messe ?

— Mieux vaudrait, je crois, pour votre sûreté, que vous ne l’entendissiez pas ; mais si vous tenez à l’entendre, entendez-la, du moins c’est un simple conseil que je vous donne, remarquez-le bien, à l’église Sainte-Catherine.

— Et où est cette église ?

— En face de votre maison, de l’autre côté de la rue.

— Merci, monsieur.

Il se fit un nouveau silence.

— Quand vous reverrai-je, monsieur ?

— J’attends votre permission pour revenir.

— En avez-vous besoin ?

— Sans doute. Jusqu’à présent je suis un étranger pour vous.

— Vous n’avez point de clé de cette maison ?

— Votre mari seul a le droit d’en avoir une.

— Monsieur, répondis-je, effrayée de ces réponses si singulièrement soumises plus que je ne l’eusse été de réponses absolues, monsieur, vous reviendrez quand vous voudrez, ou quand vous croirez avoir quelque chose d’important à me dire.

— Merci, madame, j’userai de la permission, mais n’en abuserai pas… et la première preuve que je vous en donne, c’est que je vous prie de recevoir mes respects.

Et à ces mots le comte se leva.

— Vous me quittez ? demandai-je, de plus en plus étonnée de cette façon d’agir à laquelle j’étais loin de m’attendre.

— Madame, répondit le comte, je sais que vous ne m’aimez point, et je ne veux point abuser de la situation où vous êtes, et qui vous force à recevoir mes soins. En ne demeurant que discrètement près de vous, j’espère que peu à peu vous vous habituerez à ma présence ; de cette façon, le sacrifice vous coûtera moins quand le moment sera arrivé de devenir ma femme.

— Monsieur, lui dis-je en me levant à mon tour, je reconnais toute la délicatesse de vos procédés, et malgré l’espèce de rudesse qui accompagne chacune de vos paroles, je les apprécie. Vous avez raison, et je vous parlerai avec la même franchise que vous m’avez parlé. J’avais contre vous quelques préventions que le temps guérira, je l’espère.

— Permettez-moi, madame, me dit le comte, de partager cette espérance et de vivre dans l’attente de cet heureux moment.

Puis, me saluant avec tout le respect que j’aurais pu attendre du plus humble de mes serviteurs, il fit signe à Gertrude, devant laquelle toute cette conversation avait eu lieu, de l’éclairer, et sortit.