La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 272

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CCLXXII

3675 Passet la noiz, si apert li clers jurz. La nuit passe, et le jour clair apparaît dans le ciel.
De Sarraguce Carles guarnist les turs, Charles garnit alors les tours de Saragosse :
Mil chevalers i laissat puigneürs ; Il y laisse mille chevaliers vaillants,
Guardent la vile ad oes l’Empereür. Qui gardent la ville pour l’Empereur ;
Muntet li Reis e si hume trestuit, Puis, avec tous ses hommes, Charles remonte à cheval,
3680 E Bramimunde, qu’il meinet en sa prisun ; Emmenant Bramimonde captive ;
Mais n’ad talent que li facet se ben nun. Mais il ne veut lui faire que du bien...
Repairet sunt à joie e à baldur,
Les voilà qui s’en retournent pleins d’allégresse, pleins de fierté joyeuse ;
Passent Nerbone par force e par vigur... Vivement et à marches forcées ils passent par Narbonne,
Vint à Burdele la citet de valur ; Puis arrivent à Bordeaux, la grande et belle ville.
3685 Desur l’alter seint Severin le barun C’est là que sur l’autel du baron saint Séverin
Met l’olifant plein d’or e de manguns ;
Charles dépose l’olifant, qu’il avait rempli d’or et de mangons ;
Li pelerin le veient ki là vunt. Et c’est là que les pèlerins peuvent encore le voir.
Passet Girunde à mult granz nefs k’i sunt, Sur de grandes nefs l’Empereur traverse la Gironde ;
Entresqu’ à Blaive ad cunduit sun nevuld Il conduit jusqu’à Blaye le corps de son neveu,
3690 E Oliver sun nobilie cumpaignun Celui d’Olivier, le noble compagnon de Roland,
E l’Arcevesque, ki fut sages e proz ; Celui de l’Archevêque, qui fut si preux et si sage.
En blancs sarcous fait metre les seignurs,
On dépose les trois seigneurs en des tombeaux de marbre blanc,
A Seint-Romain : là gisent li barun. À Saint-Romain, où maintenant encore gisent les barons ;
Franc les cumandent à Deu e à ses nuns.
Et les Français les recommandent une dernière fois à Dieu et à ses saints.
3695 Carles chevalchet e les vals e les munz,
Puis Charles recommence à travers les vallées et les montagnes ;
Entresqu’à Ais ne voelt prendre sujurn ; Plus ne s’arrête jusqu’à Aix.
Tant chevalchat qu’il descent à l’ perrun. Si bien chevauche, qu’il descend à son perron.
Cume il est en sun paleis haltur, À peine est-il arrivé dans son haut palais,
Par ses messages mandet ses jugeürs, Que par ses messagers il mande tous les juges de sa cour,
3700 Baivers e Saisnes, Loherencs e Frisuns ; Saxons et Bavarois, Lorrains et Frisons,
Alemans mandet, si mandet Borguignuns Bourguignons et Allemands,
E Peitevins e Normans e Bretuns, Bretons, Normands et Poitevins,
De cels de France les plus saives k’i sunt. Et les plus sages de ceux de France.
Dès or cumencet li plaiz de Guenelun. Aoi. Alors commence le procès de Ganelon.


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Vers 3675.Noit. O. Au cas sujet, Noiz. V. la note du vers 611. ═ Jor. O. Pour le cas sujet, jurz.

Vers 3677. — Lire chevaliers.

Vers 3678.A oes. O. Nous avons adopté le d euphonique. ═ L’Empereor. O.

Vers 3679.Mandet. O. Erreur évidente, et qui montre une fois de plus la profonde inintelligence de notre scribe. ═ Trestuz. O. Il faut trestuit.

Vers 3680.Bramidonie. O. V. la note du vers 2822. ═ C’est ici que les Remaniements cessent de suivre, même de loin, le texte primitif. 1° Le manuscrit de Venise IV intercale ici l’épisode de la prise de Narbonne par Aimeri. Après avoir si bien commencé en serrant de près la version primitive, ce texte sera désormais et jusqu’à la fin semblable aux autres Refazimenti. C’est à partir d’ici qu’à proprement parler il mérite le nom de Remaniement. — 2° Le texte de Lyon, comme nous l’avons vu, a omis tout l’épisode de l’arrivée de Baligant en Espagne, etc. (Vers 2570 et suivants.) Il omet également tout le récit de la bataille de Saragosse. De la victoire de Charles sur Marsile et de ses pleurs à Roncevaux, il passe directement à la rentrée de l’Empereur en France et à l’histoire du message près de Girart et de Gilles, etc. — 3° Le texte de Paris est ici le plus mal construit. Déjà il avait inséré, en le rajeunissant, le récit du pèlerinage de Charles au champ de bataille de Roncevaux. (Vers de notre Chanson 2855 et ss.) Le rajeunisseur ne craint pas ici de refaire ce récit sous une autre forme, avant d’en arriver au récit du message près de Girart et de Gilles... — 4° Dans les textes de Versailles et de Venise IV, on ne commet point cette faute. Les rajeunisseurs y parlent bien de Charles pleurant à Roncevaux sur le corps de son neveu, etc. ; mais du moins ils ont eu soin de ne pas nous faire une première fois ce récit. Ces manuscrits ne renferment aucun couplet qui corresponde à nos vers 2855 et suivants. Ils ne se répètent pas ; ils attestent plus de soin et sont, à ce point de vue, meilleurs que le texte de Paris. — 5° À partir de notre vers 3680, tous les Remaniements, — Venise IV (en ne tenant pas compte de la légende d’Aimeri de Narbonne), Paris, Versailles, Venise VII et Lyon, — nous offrent la même affabulation, que nous allons faire connaître à nos lecteurs. Il s’agit ici d’épisodes tout nouveaux et qui ne se trouvent pas dans le texte primitif. Et cela est si vrai, que le manuscrit de Paris présente en cet endroit une disposition particulière : la grande lettre qui commence le couplet : Grans fu li diaus la nuit à Ronsevauls, est là pour indiquer une branche nouvelle. Résumons cette branche... Charles est à Roncevaux, qui se pâme de douleur devant le corps inanimé de Roland. Il fait ensevelir son neveu, il maudit Ganelon. Prières interminables. (Couplets 330-336 du texte de Paris, éd. F. Michel.) On enterre les Français morts dans la grande bataille. Les Anges chantent, une lumière divine éclate, des arbres verts sortent miraculeusement de chaque tombe. (337.) Charles passe alors les défilés pyrénéens : il s’arrête à Saint-Jean-Pied-de-Port, où il fonde un moutier. (338, 339.) L’Empereur ordonne ensuite à Girart d’Orléans, à Guion de Saint-Omer et à Geoffroi d’Anjou de se rendre en message auprès de Girart de Viane pour le prier de venir le rejoindre et de lui amener la belle Aude. (339.) Puis il envoie Bazin le Bourguignon, Garnier d’Auvergne, Guyon et Milon dans la cité de Mâcon, à sa propre sœur Gilles : ils sont chargés de la conduire à l’Empereur. (340, 341.) Les messagers partent : Charles s’avance en France. Il arrive à Sorgues (à Sorges, dit le manuscrit). C’est là que Ganelon s’échappe une première fois sur le destrier de Garin de Montsaor : il se dirige vers Toulouse, ou « Chastel-Monroil », ou Saragosse. Deux mille Français se jettent à sa poursuite ; le plus ardent est Othes. (342-344.) Ganelon rencontre des marchands qu’il trompe et qui trompent Othes sur la distance qui le sépare du fugitif. (345.) Il arrive par là que les Français se présentent devant l’Empereur sans s’être emparés de Ganelon. Colère de Charles. (346.) Un paysan indique à Othes la retraite de Ganelon. Le traître s’est endormi sous un arbre. (347, 348.) Le bon cheval de Ganelon éveille son maître. Combat entre Ganelon et Othes. Ils luttent d’abord à pied. Puis le beau-père de Roland propose à Othes de combattre en vrais chevaliers, à cheval. Le traître s’élance sur le cheval de son adversaire et s’enfuit. (349-354.) Othes se remet à la poursuite de Ganelon. Dieu fait un miracle pour lui : ses armes ne lui pèsent plus sur les épaules. Puis le fugitif tombe de cheval : nouveau combat. Sur ces entrefaites, arrivent Samson et Isoré, et l’on peut enfin se rendre maître de Ganelon, que l’on remet aux mains de l’Empereur. (355-361.) Charles traverse toute la Gascogne et arrive à Blaives. (362.) Le poëte ici change la scène de son roman et nous transporte près des messagers du Roi qui vont à Viane. Ils y arrivent et font leur message. Ils cachent à Girart la mort de Roland et d’Olivier : « Charlemagne, ajoutent-ils, veut faire le mariage de son neveu avec la belle Aude. Amenez-lui sur-le-champ votre nièce. » Joie de Girart et de Guibourg. (363-368.) On part à Blaives. Pressentiments d’Aude : ses songes lugubres. (368-375.) Un clerc savant en ningremance cherche à les lui expliquer favorablement ; mais il en voit bien lui-même la triste signification. (377.) Pour ne pas étonner trop douloureusement la belle Aude, on contrefait la joie dans le camp français. On essaie de lui cacher la grande douleur ; on va jusqu’à lui dire que Roland est allé « en Babiloinne » épouser la sœur de Baligant. Aude n’en veut rien croire : « Roland, s’écrie-t-elle, Roland est mort ! » (378-383.) Sur ce, arrive Gilles, la sœur du Roi, la mère de Roland : Charles lui annonce sans aucun ménagement la mort de son fils. Une mère, pense-t-il, est mieux préparée à de tels coups qu’une fiancée. Enfin, c’est Gilles elle-même qui a la force d’apprendre à la sœur d’Olivier la mort de Roland ; douleur d’Aude. (384-390.) Elle veut voir du moins le corps de son fiancé, que Charles rapporte d’Espagne. Ses prières, ses larmes. Un ange lui apparaît sous les traits d’Olivier et l’invite à songer au bonheur du ciel. Aude, enfin, se décide à mourir. (391-399.) Retour de Charlemagne à Laon. Il n’a plus désormais qu’une seule pensée : se venger de Ganelon. Le jugement du traître va commencer. Gondrebuef de Frise s’offre à le démentir juridiquement, la lance au poing. Ganelon donne des otages, ses propres parents. Mais, au moment où on va commencer le grand combat de l’accusateur et de l’accusé, celui-ci s’enfuit encore une fois les grans galos. Gondrebuef le poursuit de près. Il l’atteint. Combat. On se saisit de Ganelon. (400-417.) C’est alors que fait son entrée dans le poëme le neveu du traître, Pinabel. Il sera le champion de son oncle. Le défi est relevé par un « valet » du nom de Thierry, fils de Geoffroy d’Anjou, qui veut défendre la cause de Roland. Préparatifs du duel. (413-431.) La Chanson se poursuit ici en vers de douze syllabes, et raconte le combat singulier de Pinabel et de Thierry. Celui-ci pense un instant périr d’un formidable coup que lui porte Ganelon. (432-439.) Le poëme se termine en décasyllabes. Pinabel est vaincu et meurt. (440-445.) Il ne reste plus dès lors qu’à délibérer sur le châtiment de Ganelon. Chacun des barons français propose un supplice spécial : qui la corde, qui le bûcher, qui les bêtes féroces. On se décide à l’écarteler. (446-450.) Ici s’arrête le manuscrit de Paris. Lyon nous donne une strophe de plus, et nous fait assister au départ des barons de France, qui prennent congé de Charlemagne... — Le texte de tous nos Remaniements est maintenant connu de nos lecteurs.

Vers 3681.Bien. O. V. la note du vers 1500.

Vers 3682.Repairez. O. Pour le cas sujet, il faut repairiet.

Vers 3683.Passent Nerbone... Narbonne n’est pas sur le chemin des Pyrénées à Bordeaux. De là une difficulté réelle. M. Raymond propose l’église d’Arbonne (anciennement appelée Narbonne, comme le prouvent des actes de 1187-1192 et 1303). Cette église est située près de celle de Saint-Jean-de-Luz et conviendrait, par sa situation, à ce passage de notre poëme. Mais comment s’imaginer que le poëte ait attaché tant d’importance à un lieu si peu considérable ? — M. G. Paris propose « un nom de fleuve (à cause du verbe passer) ; peut-être l’Adour ». Quant à nous, nous croyons fort naïvement que notre poëte ignorait la géographie. Une légende de son temps attribuait la conquête de Narbonne à Charles revenant d’Espagne : ne voulant pas raconter la légende, le poëte se contente de dire que l’Empereur passa cette ville par force et par vigur, c’est-à-dire, la prit. Telle est notre hypothèse. (V. au vers 706 notre note sur la géographie de la Chanson de Roland.)

Vers 3684.Burdeles. O. ═ Valur n’est pas dans le manuscrit. ═ Pour tout cet itinéraire, voyez notre note géographique au vers 706.

Vers 3685.Baron. O.

Vers 3686.Oliphan. O. V. la note du vers 1059.

Vers 3689.Nevold. O. Pour l’assonance, nevuld. ═ Ces funérailles, d’après la Karlamagnus Saga et la Keiser Karl Magnus’s Kronike, ont lieu à Arles. (Cf. la Chronique de Turpin.)

Vers 3690. — Lire Olivier.

Vers 3693.Baron. O.

Vers 3694. — C’est à Paris que la Karlamagnus Saga fait ici revenir Charlemagne. ═ Francs. O. Pour le cas sujet, Franc.

Vers 3695.Cevalchet. O. V. la note du vers 1379.

Vers 3696.A Ais. O. On pourrait lire ad Ais avec le d euphonique. ═ Volt. O. V. la note du vers 40.

Vers 3698.Halcur. O.

Vers 3699.Jugeors. O.

Vers 3700. — Lire p.-e. Baviers.

Vers 3703.Des plus. O.

Vers 3704.Le plait. O. Ce mot se trouve ailleurs au masculin. (V. 3780 et 3841.)

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