La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 02

La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 41-69).


CHAPITRE DEUXIÈME


Quel était donc ce nouveau personnage que la Providence envoyait au secours de madame Solérol.

C’est ce que nous allons savoir en retournant à la cabane de Jacomet, le bûcheron.

Jacomet, après le départ de Machefer et de Cadenet, avait regardé tour à tour le capitaine Victor Bernier et la Lucrétia.

Il avait reconnu dans cette dernière la fille du fermier Brulé, et dans le premier le compagnon de M. Henri, l’officier qui, dans la soirée, avait accompagné celui-ci à la ferme de la Ravaudière.

Jacomet avait perdu beaucoup de sang, mais comme l’avait affirmé Cadenet, qui avait quelques connaissances en chirurgie, aucune de ses blessures n’était grave ; le plomb dont le fusil était chargé, n’était que de la grenaille, comme on dit.

Nature énergique et à demi sauvage, Jacomet savait au besoin, lutter contre le mal et retrouver une grande force physique et morale dans l’instinct du danger.

Il se souleva sur son séant, tandis que Lucrèce rouvrait les yeux et promenait autour d’elle un regard étonné.

— Monsieur, dit-il à Victor Bernier, il est arrivé bien des malheurs cette nuit.

Bernier avait posé Lucrèce dans la pièce voisine, sur le lit de Myette.

Jacomet fit signe à cette dernière de rester auprès de Lucrèce, et son regard fut si pressant à l’endroit de Bernier, que le capitaine comprit que Jacomet avait d’importantes révélations à lui faire.

Il tira donc la porte de la seconde pièce, laissant Myette et Lucrèce ensemble.

Puis il vint s’asseoir auprès du bûcheron.

— Vous êtes donc blessé ? lui dit-il.

— J’ai reçu un coup de fusil il y a une heure, répondit Jacomet.

— De qui ? demanda Bernier.

— Du petit braconnier que nous avons rencontré hier soir.

— Le Bouquin ?

— Justement.

— Ah ! le gredin ! dit Bernier ; comment cela est-il arrivé ?

Jacomet raconta comment il avait surpris le Bouquin regardant l’incendie, et comment celui-ci l’avait fait donner tête baissée dans un collet à chevreuil.

— Mais, ajouta-t-il, donnez-moi des nouvelles de l’incendie, vous…

— J’ai failli brûler

— Et qui vous a sauvé ?

— Cette femme !…

Et Bernier montra la porte de la chambre

— Vous savez que c’est la fille à Brulé ?

— Je l’ignorais tout à l’heure.

— Et savez-vous qui a mis le feu ?

— Non.

Bernier en prononçant ce dernier mot, fronça le sourcil.

— Mais je commence à m’en douter, ajouta-t-il d’un air sombre.

— Vous pourriez vous tromper.

— Oh ! fit le capitaine, je ne crois pas.

— Et moi j’en suis sûr !

— Mon brave homme, dit le capitaine, vous aimez beaucoup M. Henri, n’est-ce pas ?

— Je me ferais tuer pour lui !

— Alors, je comprends vos paroles… mais moi, je sais à quoi m’en tenir.

— Mon officier, dit naïvement Jacomet, je ne suis qu’un pauvre bûcheron, il y a des choses que je ne comprends pas très-bien.

— Ah !

— Donc, je voudrais savoir ce qui vous est arrivé à la ferme.

— Quand le feu a pris, j’étais enfermé dans une chambre.

— Bon.

— J’ai crié, j’ai appelé, j’ai voulu ouvrir la fenêtre…

— La fenêtre était fermée en dehors, n’est-ce pas ?

— Justement.

— On voulait vous brûler vif ?

— Oh ! je le crois !

— Et M. Henri, où était-il, lui ?

— Il n’était pas dans sa chambre.

— Ah !

— Il avait disparu bien avant l’incendie.

— Et savez-vous où il était allé ?

— Je l’ignore.

— Mais… enfin… que pensez-vous de cette disparition.

— Je pense, dit Bernier avec un emportement subit, que c’est lui qui a mis le feu.

En parlant ainsi, Bernier s’attendait à une énergique dénégation de Jacomet.

Il n’en fut rien.

Jacomet eut un sourire triste et dit avec calme :

— Il est certain, monsieur, qu’il est assez extraordinaire que M. Henri ait disparu juste au moment où le feu prenait à la ferme du général.

— C’est étrange, en effet.

— D’autant mieux, poursuivit Jacomet, que M. Henri est un noble, un ci-devant, par conséquent un royaliste, et qu’on dit partout que ce sont les royalistes qui font mettre le feu, à la seule fin de dégoûter la France du gouvernement républicain.

— C’est juste.

— En outre, la ferme de la Ravaudière, qui a brûlé cette nuit, appartient au chef de brigade Solérol, qui a épousé la cousine de M. Henri, au grand désespoir de ce dernier.

— Je sais cela.

— Ce qui fait que M. Henri est l’ennemi du chef de brigade.

— Naturellement.

— Et que, à première vue, il est tout naturel que M. Henri cherche à lui faire du mal.

— Alors, dit Bernier tristement, je vois que tu partages mes soupçons.

— Je les partagerais, monsieur, dit Jacomet, si je ne savais que ce que vous savez vous-même.

— Que veux-tu dire ?

— Vous dites que M. Henri a quitté la ferme avant l’incendie ?

— Oui.

— Et vous ne savez ce qu’il est devenu ?

— Non.

— Je le sais, moi.

— Toi ?

— Oui, monsieur.

Bernier regarda avidement Jacomet.

Celui-ci continua :

— Depuis combien de temps êtes-vous aux Roches ?

— Depuis huit jours.

— Avez-vous remarqué que M. Henri s’absentait chaque nuit ?

— Oui.

— Savez-vous où il allait ?

— Non.

— Au château des Soulayes… voir sa cousine.

— Madame Solérol ?

— Oui.

— Es-tu sûr de cela, Jacomet ?

— Je le jurerais au pied de l’échafaud.

— Et tu crois que cette nuit…

— Je ne crois pas, je sais.

L’accent de Jacomet était ferme et rempli de conviction,

— Alors, selon toi… qui donc a pu mettre le feu à la ferme ?

— Monsieur, répondit Jacomet, je suis prêt à vous le dire.

— Tu le sais donc ?

— Oui, mais il me faut un serment.

— Lequel ?

— Jurez-moi que si je vous donne la preuve de ce que j’avance, vous ferez tout au monde pour châtier les coupables.

— Je le jure !

Jacomet baissa la voix, et, approchant ses lèvres de l’oreille de Bernier :

— Il y a deux incendiaires dans cette affaire.

— Ah !

— L’un qui a ordonné, l’autre qui a exécuté.

— Quel est le second ?

— Brulé.

— Le fermier ?

— Oui.

— Mais c’est impossible ; les fourrages, les récoltes, les bestiaux, tout cela brûle…

— Il est indemnisé du double de la valeur de sa perte.

— Mais qui donc a ordonné ?

— Le chef de brigade.

Cette fois, Bernier ne put retenir une exclamation de surprise et de doute.

— Mais dans quel but, tout cela ?

— Monsieur, dit Jacomet avec un accent de conviction si profonde qu’il descendit au fond de l’âme de Bernier, à cette heure on accuse tout haut M. Henri d’avoir mis le feu à la ferme de la Ravaudière… Comprenez-vous ?

Bernier jeta un cri.

Puis il sauta sur un fusil qui se trouvait dans un coin.

— Oh ! les misérables !… dit-il… Ils ne feront pas cela… Je suis là, moi !…

Mais comme, oubliant tout, même Lucrèce, il s’élançait vers la porte de sa cabane, celle de la chambre de Myette s’ouvrit et Lucrèce parut.

Lucrèce avait tout entendu.

Lucrèce était pâle comme un spectre et elle se soutenait à peine.

Elle jeta un regard éperdu sur Bernier, joignit les mains et murmura :

— Victor, au nom du ciel, sauvez M. Henri, mais ne perdez pas mon père ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Or, l’homme qui venait de faire trembler le farouche Scœvola et qui apparaissait comme un libérateur à madame Solérol, c’était Bernier.

Bernier n’avait point couru à la Ravaudière, Qui continuait à flamber de l’autre côté des bois. Bernier s’en était allé droit aux Soulayes avec l’espoir d’y trouver Henri et de pouvoir constater qu’il s’y trouvait pendant l’incendie si jamais il était accusé.

Jacomet lui avait donné des indications si précises sur la route à suivre et le moyen de pénétrer dans le château, que Bernier était entré là comme chez lui, s’était glissé dans le vestibule par la petite porte que Henri, en sortant, avait laissée ouverte, et avait entendu le second coup de pistolet, de telle façon que, guidé par le bruit et les cris de madame Solérol, il avait pénétré dans le souterrain sur les pas de Curtius et de Scœvola.

Ce dernier se trouva face à face avec le capitaine.

Bernier avait un fusil à la main.

Il n’avait jamais vu madame Solérol, mais il devinait que cette femme était une victime.

— Qui êtes-vous, madame ? dit-il.

— La femme de cet homme, répondit-elle avec désespoir.

Et elle montrait Solérol que Curtius avait chargé sur ses épaules, et qui vociférait.

— Hélène de Vernières ! madame de Solérol ! dit le capitaine.

— Oui, monsieur.

Bernier délivra la jeune femme de l’odieuse étreinte de Scœvola, qu’il repoussa avec indignation.

Puis l’entraînant hors du souterrain, il lui dit :

— Madame, ne craignez rien, je suis le capitaine Bernier.

— L’ami d’Henri ! exclama-t-elle.

— Oui, madame.

— Oh ! vous le sauverez alors, s’écria-t-elle, vous le sauverez !

Et elle se retourna vers ces trois hommes, qui les suivaient :

— Ces misérables, dit-elle, ils veulent le perdre.

Le chef de brigade, malgré les souffrances qu’il endurait, eut un ricanement :

— C’est un incendiaire, et il montera sur l’échafaud.

On était arrivé dans le vestibule, et Publicola, plus mort que vif, avait posé sa lampe à terre.

Bernier se plaça devant madame Solérol.

Puis, faisant jouer les batteries de son fusil, il dit à Hélène :

— Venez, madame, quittons cette maison, je saurai vous protéger.

— Arrêtez-les, arrêtez-les ! hurlait le chef de brigade, qu’on avait posé sur un siège, et qui continuait à perdre son sang.

— Si vous tentez de nous suivre, cria Bernier, s’adressant à Scœvola et à Curtius, je vous étends tous deux roide-morts.

Et, prenant madame Solérol par le bras, il la conduisit hors du vestibule et gagna avec elle la petite porte du parc.

— Où allons-nous ? dit-elle.

— Aux Roches… répondit Bernier… Ne craignez rien, je sais la vérité !…

Et tous deux, traversant le parc, s’enfoncèrent dans les bois, comme naissaient les premiers rayons du soleil.