La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 01

La Bouquetière de Tivoli (Les Incendiaires)
L. de Potter (tome Ip. 1-40).


CHAPITRE PREMIER.


Le chef de brigade avait un officieux qu’il avait surnommé Publicola.

Cet officieux, ancien valet de chambre au temps de la monarchie, était un petit homme mal bâti, à la mine de fouine, au profil anguleux, dont l’œil fuyait le regard d’autrui, et qui était bien le digne serviteur d’un pareil maître.

Quand on considérait son visage ignoble, on se demandait quelle audace inouïe, quelle folie sans nom avait poussé ce vil laquais à prendre le nom d’un des plus vertueux citoyens de l’ancienne Rome.

Solérol et Publicola avaient fait connaissance au pied de l’échafaud de Marie-Antoinette, la reine martyre.

Solérol commandait la force armée qui entourait la guillotine.

Publicola, dont le civisme était sans bornes, fendit la foule, bouscula les soldats, arriva jusque sous l’échafaud et cracha dans le noble sang qui coulait.

Le grand citoyen Solérol fut enthousiasmé ; et comme tout homme libre qu’il était, l’ancien valet de chambre cherchait une condition, le colonel Solérol le prit à son service.

Publicola était devenu l’âme damnée du chef de brigade.

Depuis que ce dernier, mis de côté par les événements de thermidor, était venu se réfugier dans les terres de sa femme, c’est-à-dire aux Soulayes, Publicola joignait à ses fonctions d’officieux celles d’espion.

Chaque soir, Publicola rendait compte au chef de brigade de ce que madame Solérol avait pu faire dans la journée.

Vingt fois Publicola avait offert à Solérol de le débarrasser du comte Henri de Vernières, en l’envoyant dans l’autre monde d’un coup de fusil.

Mais Solérol, qui avait ses plans pour l’avenir, avait refusé constamment.

Or, les deux hommes qui étaient rentrés, cette nuit-là, au château des Soulayes avec le chef de brigade, et que madame Solérol voyait pour la première fois, étaient comme Publicola, affublés de noms romains.

Le plus jeune se nommait Scœvola.

Le plus âgé, Curtius.

Nous avons esquissé Scœvola ; mais nous n’avons rien dit de Curtius.

Curtius ne ressemblait certes guère au chevalier romain qui s’élança dans le gouffre pour sauver Rome.

C’était un vieillard obèse, aux cheveux blancs sans noblesse, au visage bas et cupide, armé de lèvres minces et cruelles.

Curtius était un ancien boucher de Paris, natif du bourg de Coulanges-sur-Yonne, la patrie de Solérol.

Le père de Curtius avait été garde-chasse aux Soulayes, il y avait à peu près quarante ans.

Scœvola, lui aussi était d’origine bourguignonne. Il était né à Fouronne, avait été condamné, à l’âge de seize ans, à dix années de galères, et avait recouvré la liberté à l’aurore de la Révolution.

Paris est le récipient de tous les condamnés libérés ou en rupture de ban.

Scœvola, qui avait vingt-sept ou vingt-huit ans en 1793, se posa en martyr de la royauté, devint orateur et parla dans les clubs.

Curtius et Scœvola se lièrent d’amitié quand ils surent qu’ils étaient presque compatriotes.

Ils firent connaissance avec le capitaine Solérol, sur la place de la Révolution, où celui-ci venait régulièrement tous les jours, charmant ses loisirs à regarder tomber dans le panier la tête des aristocrates.

Quand le capitaine Solérol, devenu colonel, se maria avec mademoiselle Hélène de Vernières, il cessa momentanément de voir, au moins ostensiblement, ses deux amis, auxquels, du reste, grâce à sa liaison avec Robespierre, il avait fait une position.

Curtius était chef de bureau du ministère de la guerre.

Scœvola était haut employé aux postes.

Curtius et Scœvola furent épargnés par la réaction thermidorienne.

Tandis que leur protecteur était mis en disponibilité, tous deux conservèrent leurs postes.

Scœvola continua à remplir ses fonctions, détourna les lettres qui pouvaient nuire au chef de brigade, et finit par entrer dans la police.

Comme il était intelligent, et que, depuis trois années, il ne cessait de se montrer l’ennemi implacable de la queue de Robespierre, comme on appelait ce qui restait de son entourage depuis le 9 thermidor, Barras l’avait envoyé en Bourgogne avec une mission secrète.

Curtius, demeuré au ministère de la guerre, n’avait cessé d’entretenir des relations avec Solérol, et il le guidait par correspondance dans les démarches à faire pour rentrer en grâce.

Or, voici ce qui s’était passé à Paris, il y avait huit jours.

Barras avait fait venir Scœvola et lui avait dit :

— Les incendies se multiplient en Bourgogne. Vous allez partir, et vous vous entendrez pour les réprimer avec le capitaine Victor Bernier, qui a mes pleins pouvoirs.

Arrivé à Auxerre, Scœvola avait trouvé le chef de brigade Solérol, avec lequel il s’était concerté, et, au lieu de se mettre en rapport avec le capitaine Victor Dernier, qui s’était entendu déjà avec le commandant de place, le capitaine de gendarmerie et le chef de la demi-brigade en garnison à Auxerre, il avait envoyé par une estafette le rapport suivant au Directoire :

« Les incendies sont allumés par les royalistes. Leur chef présumé est un certain Henri, comte de Vernières, ami intime du capitaine Victor Bernier.

« Il ne faut donc pas compter sur le capitaine.

« Un seul homme, renseignements pris, est en position de débarrasser le pays des incendiaires et de déjouer un complot royaliste qui prend des proportions considérables.

« Cet homme est un chef de brigade en disponibilité, qui est du pays, s’y est retiré provisoirement, et se trouve en position de rendre de grands services.

« Il se nomme le général Solérol. »

Ce rapport parvenu à Barras avait eu un résultat immédiat, celui de la réintégration du général Solérol sur les listes des officiers généraux en activité, sa nomination au commandement du département de l’Yonne, et l’expédition en Bourgogne du chef de bureau Curtius, chargé de porter à Solérol les ordres du Directoire.

Curtius était arrivé dans la soirée, et Solérol n’avait pas cru, conseillé par Scœvola, devoir mander auprès de lui le capitaine Victor Bernier, qui était logé aux Roches, pour lui apprendre qu’il aurait désormais à lui obéir.

D’ailleurs, Solérol se souvenait de ses relations passées avec Bernier, et il éprouvait une certaine appréhension à se retrouver avec lui.

À présent que nous connaissons les motifs de l’arrivée de Scœvola et de Curtius au château des Soulayes, suivons-les dans leur appartement.

Ces deux citoyens, fanatiques de civisme, avaient trouvé dans le corridor, en sortant de chez le général, qui comptait se mettre au lit, l’officieux Publicola, qui les avait conduits au logis qui leur avait été préparé.

— Comme la citoyenne Solérol ne sait pas que vous êtes ici, et qu’il faut s’en défier, dit Publicola, marchez doucement.

— Si elle ne le sait pas aujourd’hui, elle le saura demain, répondit Scœvola.

— Mais demain il y aura du nouveau, ce me semble, fit Publicola en clignant de l’œil.

Comment sais-tu cela ? demanda Curtius.

— Je vous ai entendus causer.

— Quand ?

— Tout à l’heure.

— Tu écoutais donc aux portes ?

— C’est une vieille habitude, répondit naïvement Publicola ; je l’ai contractée au temps de la tyrannie.

Et il poussa devant lui, comme il arrivait au bas de l’escalier, une porte qui ouvrait sur une vaste salle convertie en chambre à coucher, et dans laquelle il y avait deux lits.

— Ah çà ! dit Scœvola en jetant son manteau sur le lit, est ce que nous allons nous coucher de suite ?

Et il fit clapper sa langue.

— J’ai soif, murmura Curtius, et Solérol se moque de nous en oubliant de nous faire servir a souper.

Publicola cligna de l’œil.

— Heureusement suis-je là, moi, dit-il.

— Tu vas nous servir à souper ?

— Parbleu !

— Et de bon vin ?

— Oh ! du vin d’aristocrate !

— Bravo !

— Le vin de défunt le comte… un cru de trente années au moins.

— Et que mangerons-nous ?

— Un pâté, des saucisses et une volaille froide.

Parlant ainsi, Publicola poussa une dernière porte et montra une petite salle attenante à celle qui leur allait servir de chambre à coucher.

Un grand feu flambait devant la cheminée, et, devant le feu, il y avait une table toute dressée.

Cette table supportait trois couverts.

— Tiens ! dit Curtius, qui donc va souper avec nous ?

— Moi, donc ?

— Toi, Publicola ?

— Certainement.

Tout républicain délirant de civisme qu’il était, Curtius avait quelque répugnance, lui, haut fonctionnaire de la République, à se mettre à table à côté d’un domestique.

Mais Scœvola lui dit :

— Tous les citoyens sont égaux, et si Publicola nous sert réellement de bon vin, il est juste que nous le fassions asseoir.

— Mais où est-il le vin ? fit Curtius.

— Je vais le chercher… entamez toujours le pâté.

Scœvola et Curtius se mirent à table, et Publicola sortit, un flambeau et un trousseau de clefs à la main.

Les caves du château avaient deux issues, toutes deux dans le vestibule.

L’une, celle qu’avait choisie madame Solérol, en forçant le chef de brigade à y descendre devant elle, conduisait au souterrain d’origine féodale.

L’autre, plus moderne et plus modeste, était celle des caves proprement dites, et comme Publicola était l’homme de confiance du général, c’était lui qui en avait les clefs.

Mais pour arriver à cette seconde porte, il fallait passer devant la première, et Publicola crut entendre un bruit lointain.

Il lui sembla même qu’un bruit confus de voix montait des profondeurs du souterrain.

Un moment il s’arrêta.

Puis il prêta l’oreille attentivement, mais il n’entendit plus rien.

Publicola avait soif, de plus il n’était pas d’une bravoure extrême.

Négliger d’aller à la cave où il y avait d’excellent vin, et dont tous les coins et recoins lui étaient connus pour aller explorer les souterrains du château, et y trouver peut-être des royalistes qui conspiraient, parut à Publicola, non seulement une chose dangereuse, mais encore insensée.

Il mit donc la clef dans la serrure de la porte de la cave et l’ouvrit.

— Mais comme il posait le pied sur la première marche de l’escalier, il entendit une violente détonation.

C’était le premier coup de pistolet que madame Solérol venait de tirer au hasard dans les ténèbres, sur le chef de brigade.

La détonation se répercuta sous les voûtes sonores des caves et monta jusqu’à Publicola. Celui-ci, effrayé, rebroussa chemin et courut à la chambre où étaient Scœvola et Curtius qui commençait à souper.

— À moi !… au secours ! dit-il en entrant pâle et bouleversé.

Les deux citoyens se levèrent.

Ils n’avaient rien entendu.

Cependant ils suivirent Publicola.

Celui-ci s’arrêta à l’entrée du souterrain.

— C’est là ! là ! dit-il.

Une seconde détonation retentit alors.

C’était le deuxième coup de pistolet que madame Solérol venait de tirer, et qui, cette fois, avait eu un tragique résultat.

Scœvola était brave, il s’élança dans le souterrain.

Curtius le suivit, et, après avoir hésité un moment, Publicola se risqua à leur emboîter le pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le deuxième coup de pistolet lâché, madame Solérol avait entendu un cri de douleur et un blasphème.

Cette fois, le général était touché.

— Ah ! tonnerre et sang !… hurlait-il, je meurs, mais je serai vengé.

Épouvantée de l’action qu’elle venait de commettre, madame Solérol voulut rebrousser

Mais l’obscurité était si épaisse, qu’elle fut dans l’impossibilité de s’orienter, et au lieu de reculer elle avança.

Et en s’avançant elle se heurta à Solérol qui se tordait sur le sol.

Le chef de brigade avait eu la cuisse et l’abdomen traversés.

La cuisse était cassée et, par l’abdomen, le sang coulait à flots.

Mais il avait encore assez de force pour se soulever sur un genou, et comme la jeune femme le heurtait du pied, il étendit les bras et la saisit…

Hélène jeta un cri.

— Ah ! misérable !… hurla le général en lui saisissant les deux jambes, je vais mourir, mais tu mourras avec moi, et je t’étranglerai !

Madame Solérol essaya de se débattre, mais le chef de brigade avait une main de fer, et la pauvre femme, chez qui la force physique faisait défaut à la force morale, fut brutalement renversée sur le sol.

Il se passa alors quelque chose d’horrible.

Ce fut une lutte acharnée, terrible, entre cet homme dont les forces s’épuisaient et cette femme délicate et frêle.

Lutte mystérieuse, épouvantable, au milieu des ténèbres.

Lutte étrange pendant laquelle les mains crispées du chef de brigade s’arrondirent en étau autour du cou de sa femme et la meurtrirent.

Hélène poussa un dernier cri, un cri étouffé et de suprême angoisse, et murmura un nom :

— Henri !

— Tu ne le verras plus ! hurla le général qui perdait tout son sang… Il mourra sur l’échafaud !

Et il serra plus fort encore.

Madame Solérol allait périr étouffée.

Heureusement une clarté se fit à l’entrée du souterrain.

Hélène crut qu’on venait à son aide ; et, par un dernier et violent effort, elle s’arracha à l’étreinte faiblissante du chef de brigade.

— À moi ! dit-elle d’une voix mourante.

À la clarté qui brillait dans l’éloignement succéda un bruit de pas et de voix.

Hélène s’élança vers cette clarté, comme vers l’étoile du salut.

Mais le chef de brigade, qui continuait à se tordre sur le sol, prononça un nom.

— Scœvola !

Solérol avait reconnu, à l’extrémité du boyau souterrain, les trois hommes qui s’avançaient en courant.

C’étaient ses trois amis.

Et comme, affolée et la vue trouble, Hélène courait à ces trois hommes qu’elle ne voyait que confusément, et en qui elle croyait voir des serviteurs du château, elle fut arrêtée par une main qui la saisit brusquement.

— Halte-là… petite dame, dit en même temps une voix brutale.

C’éait Scœvola qui avait arrêté madame Solérol, tandis que Curtius et Publicola, avançant toujours, trouvaient le chef de brigade épuisé par la lutte et se traînant dans une mare de sang !

— Arrêtez-la ! hurlait-il ; arrêtez-la !… elle m’a assassiné !

L’ordre était inutile, Scœvola s’était emparé d’Hélène et lui disait avec un mouvement de joie sauvage :

— Ah ! fille d’aristocrate ! tu as tué le général…

Celui-ci continuait à crier :

— Scœvola ! elle m’a assassiné… c’est la complice de son cousin, de Henri… Ce sont des incendiaires… Ne la tue pas, je la ferai monter sur l’échafaud…

Madame Solérol ne pensait plus à se débattre.

Elle s’était laissé lier les mains sans résistance, et Publicola l’insultait en lui disant :

— J’espère que je ne serai plus obligé de te servir, maintenant, citoyenne ! c’est le bourreau qui va entrer à ton service…

Curtius avait pris le général entre ses bras et le chargeait sur ses épaules.

Celui-ci continuait à vociférer :

— Ne lui fait pas de mal, Scœvola… il faut qu’elle aille à l’échafaud en bonne santé.

Morne et silencieuse, madame Solérol songeait à Henri…

À Henri qu’elle n’avait pu sauver… Mais comme Scœvola l’entraînait brutalement vers l’issue du souterrain, un homme se trouva en face de lui qui le fit reculer.

Cet homme avait un fusil de chasse à la main, et, à sa vue, Hélène eut un frisson d’espérance, et s’écria :

— Ah ! sauvez-moi ! sauvez-moi de ces misérables !

L’homme qui venait de pénétrer dans le souterrain marcha droit à Scœvola, et celui-ci, qui le reconnut sans doute, fut tellement abasourdi de cette rencontre qu’il lâcha le bras de madame Solérol.

— Il paraît que j’arrive à temps ? murmura le nouveau venu.