CLXXVIII

DÉPART DU JEUNE TOBIE
IL PREND UN POISSON QUI VEUT LE DÉVORER — L’ANGE LUI CONSEILLE D’ÉPOUSER SARA

(même année, 708 ans avant J.-C.)



Tobie se mit en chemin suivi du chien de la maison.

Gaston. Comment ? le pauvre chien l’a suivi ? Et le vieux Tobie qui n’a plus de chien de garde ?

Grand’mère. Le vieux Tobie en avait probablement plusieurs ; et il était bien aise, au contraire, que celui qui aimait particulièrement le jeune Tobie fût avec lui pour le préserver des dangers de la route et le garder.

Tobie et l’Ange s’arrêtèrent près du fleuve du Tigre pour y passer la nuit. Tobie étant allé se laver les pieds au bord du fleuve, un très-gros poisson sortit de l’eau pour le dévorer. Tobie poussa un grand cri en disant : « Seigneur, il va se jeter sur moi !

— Prends-le par les ouïes, dit l’Ange, et tire-le à toi. » Tobie le fit ; le poisson commença à faire quelques mouvements et à se débattre aux pieds de Tobie. Alors l’Ange lui dit : « Vide le ventre de ce poisson, et prends-en le cœur, le fiel et le foie, parce qu’ils te seront nécessaires pour en faire des remèdes très-utiles. »

Tobie, ayant obéi à l’Ange, fit aussi rôtir de sa chair qu’ils mangèrent ; ils salèrent le reste pour se nourrir jusqu’à la fin de leur voyage.

Tobie dit à l’Ange : « Mon frère Azarias, je vous supplie de me dire quels remèdes nous pourrons tirer de ce que nous avons gardé du poisson. » L’Ange lui répondit : « Si tu mets sur des charbons ardents une partie de son cœur, ou de son foie, la fumée qui en sort chasse toutes sortes de démons, soit d’un homme, soit d’une femme, de sorte qu’ils ne s’en approchent plus. Son fiel est bon pour frotter les yeux quand il y a quelque taie, et il les guérit. »

Tobie comprit qu’il pourrait rendre la vue à son père, et il s’en réjouit, Comme ils arrivaient à Ragès, Tobie demanda à l’Ange : « Où voulez-vous que nous logions ? » L’Ange lui répondit : « Il y a ici un homme qui s’appelle Ragüel ; il est de ta tribu, et il est ton parent. Il a une fille unique, nommée Sara, Tout son bien doit lui revenir ; il faut que tu épouses cette jeune fille. Demande-la donc à son père, il te la donnera en mariage.

— Mais, dit Tobie, j’ai entendu dire qu’elle avait déjà épousé sept maris, et qu’ils étaient tous morts ; on m’a dit qu’un démon les avait tous tués. »

Henriette. Est-ce que c’était vrai, Grand’mère ?

Grand’mère. Oui, c’était très-vrai ; aussitôt que les maris de Sara entraient dans sa chambre, un démon se jetait sur eux et les étranglait. Sara en était très-malheureuse, parce qu’on croyait que c’était elle qui les tuait ; les servantes mêmes le lui reprochaient, et la pauvre fille avait grand’peur chaque fois que son père et sa mère la mariaient.

Valentine. Mais pourquoi ne disait-elle pas que c’était le démon qui les tuait, et non pas elle ?

Grand’mère. Elle ne pouvait pas le dire, parce qu’elle ne le savait pas ; le démon est invisible ; le mari tombait étranglé, mort, sans que Sara put en connaître la cause.

Marie-Thérèse. Mais pourquoi s’est-elle mariée tant de fois ? Une ou deux, c’eut été bien assez.

Grand’mère. Elle espérait toujours que cela n’arriverait plus. — Vous pensez bien que Tobie, qui ne connaissait pas Sara, qui par conséquent n’avait aucune affection pour elle, ne se souciait pas de faire le huitième mari étranglé. Il ajouta donc à ce qu’il avait dit à l’Ange :

« Je crains que la même chose ne m’arrive et que je ne cause ainsi à mon père et à ma mère un chagrin capable de les faire mourir, car je suis leur fils unique. »

L’Ange Raphaël lui répondit : « Écoute-moi, et je t’apprendrai quels sont ceux sur lesquels le démon a du pouvoir. Lorsqu’en se mariant on ne considère que les avantages de la fortune, de la beauté, des honneurs, de la gloire, lorsqu’on ne pense pas à honorer Dieu dans le mariage, c’est-à-dire à être un bon et fidèle mari, un bon et sage père, un maître indulgent et charitable pour ses serviteurs, le démon a pouvoir sur ces gens-là.

« Mais pour toi, après que tu auras épousé cette fille, entre sans crainte dans sa chambre, prie Dieu avec elle, et ne pense pas à autre chose qu’à prier et à lui parler de choses sages et saintes. Sois ainsi pendant trois jours ; et ton union sera bénie de Dieu. Dès le premier jour, mets sur le feu le foie du poisson, et le démon sera chassé. Au bout de trois jours, n’aie plus aucune crainte, et sois assuré que le bon Dieu te donnera de beaux enfants, pleins de force et de santé. »