CHAPITRE XIV


À Técumseh



Il y a périodiquement des explosions de fanatisme, dans notre beau pays. Tantôt, ce sont les protestants qui veulent honnir les catholiques ; tantôt, ce sont les catholiques qui veulent honnir les protestants ; d’autres fois, c’est un conflit entre les deux races anglaise et française. Le dernier genre de conflit a semblé entrer dans une phase plus aiguë, dans la province d’Ontario, à la suite de l’incident de Técumseh.

On se rappelle sans doute cet incident, dont le point de départ fut la défense faite par monseigneur Fallon, évêque de London, d’enseigner le français dans les écoles de son diocèse.

On s’émut beaucoup, à Montréal, quand on apprit que les Canadiens-Français de Técumseh se proposaient de tenir une assemblée publique de protestation. Pendant quelque temps, on put croire qu’une expédition allait être organisée pour aller faire le siège du palais épiscopal de l’évêque de London. Mais les croisades ne sont plus à la mode et tout se termina par les discours de Técumseh, tel qu’annoncé, et par une foule d’articles de journaux — non annoncés, — où on disait son fait à monseigneur Fallon, avec une âpreté qui a dû lui faire perdre l’appétit, — si toutefois il lit les journaux français.

Le propriétaire du journal où se trouvait Martin flaira un événement sensationnel dans cette assemblée et il résolut d’y envoyer un correspondant.

Il monta à la rédaction, le jeudi après-midi, prit Martin à part et lui demanda s’il était prêt à aller à Técumseh.

Martin répondit que oui.

« Vous savez, » dit-il à Martin, « je voudrais que vous m’en fissiez toute une page. » Martin se déclara prêt à faire ce qu’on attendait de lui. Le voyage fut donc décidé.

Martin alla chercher une « passe » au bureau du Grand Tronc, prit le train du soir et s’y installa, pour se rendre à Técumseh. Comme question de fait, c’est à Windsor qu’il se rendit, car le train n’arrêtait pas à Técumseh. Il arrêtait cependant à London, la ville épiscopale de monseigneur Fallon, que Martin eut fort envie d’aller interviewer. Il télégraphia donc au journal, pendant le trajet, pour demander ce qu’on pensait de l’idée. On lui répondit de continuer tout droit à Windsor.

Il demanda une voiture, en arrivant à l’hôtel à Windsor, et se fit conduire chez le propriétaire du journal français de l’endroit. Son compatriote le reçut fort aimablement, lui apprit qu’il s’était fait filouter soixante et quinze cents par son cocher, puisqu’on lui avait chargé un dollar pour une course de cinq minutes, le pria de ne pas le mêler aux querelles avec monseigneur Fallon et se mit entièrement à sa disposition pour tout le reste.

Martin se fit indiquer par lui le chemin de son hôtel, qui n’était qu’à quelques cents pieds de distance et qu’il ne parvenait cependant pas à retrouver seul ; il y retourna, à pied, et constata qu’on lui avait donné une chambre infecte, sale, située au-dessus des cuisines et dont les fenêtres ouvraient sur une cheminée vomissant autant de fumée qu’un volcan en pleine éruption. Il descendit au comptoir et en demanda une autre ; on n’en avait pas. Il alla donc se loger à l’hôtel voisin, y retint une bonne chambre, pour trois jours, et se rendit de nouveau au journal.

Du journal, il téléphona au curé de l’endroit, pour lui demander une entrevue sur la situation. Le curé n’avait pas d’entrevue à donner et il pria en grâce Martin de ne pas mettre son nom dans ses comptes rendus. Martin l’assura qu’il n’avait aucune indiscrétion à craindre de sa part et se mit à la recherche d’autres entrevues. Il en recueillit plusieurs, dans le courant de l’après-midi et le lendemain matin, entr’autres une de l’honorable docteur Rhéaume, ministre des travaux publics dans le cabinet Whitney, ou il représente dignement l’élément Canadien-Français.

Mais le temps se passait et Martin n’était pas encore allé à Técumseh. Il fallait qu’il y allât avant l’assemblée, afin de prendre langue avec les organisateurs de cette assemblée. On lui avait dit, au bureau de poste de Windsor, que la dernière malle arrivant à temps à Montréal pour le journal du lundi, lendemain du jour de l’assemblée, partirait dans quelques heures. Il se hâta donc de prendre le tramway qui conduit à Técumseh, afin de tenter d’avoir quelques photographies qu’il enverrait pour illustrer son rapport.

Il trouva un accueil chaleureux à Técumseh.

Les organisateurs de la manifestation, heureux de voir qu’on s’occupait de leur assemblée à Montréal, lui donnèrent tous les renseignements dont il avait besoin et, en plus, une foule de portraits, lui disant en même temps où il pourrait se procurer des vues du village.

Il revint à Windsor à temps pour tout mettre à la poste.

Après une agréable soirée passée avec le directeur du « Progrès » de Windsor, il rentra à sa chambre.

Il avait recueilli joliment de renseignements sur la question scolaire, depuis son arrivée, et il se mit à l’ouvrage. Quand il cessa d’écrire, vers trois heures du matin, il avait fort avancé le travail de remplir la page de copie qu’on lui avait demandée.

Il alla porter le tout au bureau du télégraphe de Windsor, mais ayant été averti que le télégraphiste de langue française demandé à la compagnie du Great North Western par son journal était arrivé à Técumseh, il retira sa copie du bureau de télégraphe de Windsor, où il n’y avait que des télégraphistes anglais, et partit pour Técumseh. Là il remit sa copie au télégraphiste, un nommé Roy, de Toronto, puis il revint à Windsor.

Il repartit pour Técumseh, après son lunch, pour aller assister à l’assemblée.

Elle n’eut pas lieu devant l’église, car le curé, bien que sympathique à la démonstration faite par ses paroissiens, ne l’avait pas permis. Martin rencontra deux camarades de Montréal, qui ne faisaient qu’arriver. Il fut très heureux d’avoir des compagnons de travail.

Une assemblée préliminaire, à laquelle assistèrent seuls les anciens de Técumseh et des paroisses environnantes, les orateurs et les journalistes, eut lieu avant l’assemblée publique. On y décida qu’aucune attaque ne serait faite contre monseigneur Fallon, de crainte qu’elles n’atteignît la religion dans laquelle ces braves gens avaient été élevés, avaient vécu et voulaient mourir.

L’assemblée fut donc digne et calme et donna plutôt l’impression d’une réunion de martyrs résignés à leur sort que celle d’une réunion de révoltés.

Eut-elle un bon ou un mauvais résultat ? — En même temps qu’elle affermit le courage patriotique de ceux qui y assistaient, ne provoqua-t-elle pas plus de rigueurs contre l’enseignement du français dans les écoles de l’Ontario ? — Il serait difficile de le dire.

Aussitôt après le dernier discours, les journalistes coururent au télégraphe, faisant complètement abstraction du souper. Ils ne quittèrent Técumseh qu’à minuit, après avoir terminé leurs rapports respectifs. Le télégraphiste n’avait pas encore fini de transmettre celui de Martin, quand ils partirent, d’où on peut conclure qu’il passa une nuit bien employée.

Ainsi se termina l’incident de Técumseh.

Quand les journalistes montèrent à bord du train de Montréal, le lundi, une couple de curés canadiens-français étaient à la gare, où ils étaient venus pour lui souhaiter un bon voyage. Ils leur dirent adieu avec des larmes, comme si les journalistes eussent brisé en partant le lien du cœur et du sang qui les unissait à la province française.