L’enfant mystérieux/Tome II/Où Tamahou l’échappe belle

J. A. Langlais, éditeur (p. 28-43).

CHAPITRE III.

où Tamahou l’échappe belle


Le capitaine Hamelin, passablement malmené, mais sans blessures sérieuses, se releva aussitôt.

Après quelques mots de remerciement à ses braves matelots, son premier soin fut de couper les liens qui garrottaient sa fiancée et de lui procurer les secours que nécessitait son état.

La pauvre jeune fille était complètement brisée par la douleur physique et par l’effroyable scène de tout à l’heure. Elle essaya pourtant de se mettre sur son séant, mais elle dut y renoncer, moulue qu’elle était par tout son corps. Le capitaine et les matelots se dépouillèrent d’une partie de leurs habits et lui improvisèrent une couche plus confortable que son grabat, — ce qui parut lui procurer un peu de soulagement.

Elle put alors répondre d’une voix entrecoupée aux mille questions qui se pressaient sur les lèvres de Charles Hamelin. Celui-ci, agenouillé près de sa couche, lui tenait les mains et l’enveloppait d’un regard où se lisaient les sentiments les plus divers : tendresse, colère et, par-dessus tout, stupéfaction.

— Anna, Anna, disait-il, c’est donc bien vous ! c’est donc bien toi que je retrouve ici !… Ta voix ne m’a pas trompé ! mes yeux ne m’abusent pas !

— Hélas ! oui, c’est bien moi ! gémit la malheureuse… En quel lieu et en quel état nous revoyons-nous !

— C’est à n’y pas croire… Je me figure que nous faisons tous deux un mauvais rêve et que nous allons nous éveiller, moi dans la cabine de ma goélette, vous dans votre jolie chambrette de chez ce bon père Bouet.

— Si c’est un rêve, voilà bien longtemps qu’il dure ! sanglota la jeune fille… Il me semble que je n’ai pas vu la lumière du jour depuis des mois…

— En effet, comment se fait-il ?… Depuis quand êtes-vous ici ?

— Depuis le 24 juin.

— Et nous sommes au 20 juillet ! Ah ! le misérable qui a commis une action aussi infâme, il me faut tout son sang ! Je veux lui arracher moi-même le cœur et me repaître de son agonie !… Je veux…

— Attendez, mon ami, fit doucement la jeune fille, retenant le capitaine prêt à bondir sur Tamahou : laissez-moi tout vous dire, tout vous raconter, avant de prendre une résolution.

— Soit, Anna, parlez ; ne me cachez rien.

La fille adoptive de Pierre Bouet fit alors le récit de ses aventures, depuis la soirée du 24 juin, où elle fut enlevée, jusqu’à l’arrivée de son courageux sauveur. Elle glissa légèrement sur les souffrances de toutes sortes qu’elle eut à endurer de la part de Tamahou ; mais elle ne voulut rien omettre aucune des circonstances relatives aux démarches faites par les gens de Saint-François pour la retrouver.

Hamelin l’interrompit à cet endroit de son récit :

— Vous dites, ma chère Anna, que vos amis de l’île d’Orléans sont venus jusqu’ici même, sur le plateau qui domine ces grottes ?

— Oui, il y a environ quinze jours.

— Comment se fait-il qu’ils n’aient pas exploré les grottes ?

— Oh ! l’ouverture en était adroitement dissimulée et à l’abri de toutes les recherches…

— Pourquoi n’avez-vous pas crié, appelé au secours, révélé votre présence d’une façon ou d’une autre ?

— Tout cela m’était impossible : j’étais liée et bâillonnée solidement.

— Oh ! le bandit !… Mais, alors, ce monstre de Sauvage s’attendait donc à des perquisitions !

— Oui, quelqu’un l’avait prévenu, dans la nuit !

— Quelqu’un de Saint-François ?

— Mon Dieu, oui… Je l’ai cru, du moins.

— Avez-vous reconnu cet homme… Voyons, ma chère Anna, il est très important que vous rappeliez vos souvenirs, car l’individu en question a dû être l’instigateur de votre enlèvement.

Anna ouvrit la bouche pour parler, mais, faisant un violent effort sur elle-même, elle garda le silence.

— Eh ! quoi ! Anna, vous vous taisez ! vous ne voulez pas nommer le traître qui est venu de nuit avertir votre bourreau !

— J’ai pu me tromper, j’ai dû me tromper : ce serait trop horrible.

— C’est donc un ami, un parent, peut-être ?

— Mon Dieu ! cet homme, qui ne savait pas être entendu de moi, apportait une si affreuse nouvelle — la mort de ma mère adoptive — que j’en perdis presque la tête le reste de la journée… Si bien qu’au départ des gens de Saint-François, quand il vint dire à son complice, par une fissure de la porte : Nous partons, tu peux être tranquille ! j’ai dû me tromper sur le timbre de sa voix.

— C’est possible. Mais, enfin, dites toujours…

— Non, décidément, je ne puis faire part de mes soupçons, avant qu’ils se confirment… Je me reprocherais toute ma vie une erreur qui entacherait la réputation d’un homme que je dois respecter, si je ne l’aime pas.

Le capitaine eut un geste d’impatience.

— Voilà de la générosité bien mal placée, ma chère Anna, je le crains. Peu importe ! je n’insiste plus, et, tout en vous admirant je ne puis m’empêcher de vous blâmer, car le nom de ce misérable simplifierait beaucoup les recherches… Quoi qu’il en soit, nous finirons bien par débrouiller cet écheveau, quand toute ma petite fortune devrait y passer.

— À quoi bon ! répliqua, en joignant les mains, la pieuse jeune fille. Remercions plutôt la Providence qui me tire de cette douloureuse épreuve.

— Anna, répondit le marin ému, vous êtes une sainte et je devrais m’agenouiller devant vous ; mais je ne suis, moi, qu’un mortel ordinaire, sujet aux passions qui bouleversent l’âme, et j’ai bien peur de ne pouvoir, comme vous, étouffer la voix qui gronde dans ma poitrine et me crie : Vengeance !

— Mon cher Charles, la vengeance appartient à Dieu : lui seul sait manier cette arme redoutable.

Le capitaine ne répondit pas. Se penchant vers un des matelots confiés à la garde du prisonnier, il lui dit quelques mots à voix basse. Puis tout haut :

— Mes amis, il s’agit maintenant de confectionner une sorte de brancard pour transporter cette jeune dame jusqu’à la chaloupe. Je compte sur votre habileté.

— Oh ! capitaine, nous ferons de notre mieux, soyez-en sûr.

— Bien. Allez, mes marsouins. Je vous rejoindrai tout à l’heure.

Les matelots obéirent, emportant maître Tamahou, qui n’avait encore ni bougé, ni desserré les dents.

Charles et Anna restèrent seuls. Pendant une bonne demi-heure, ils s’entretinrent, passant en revue les événements extraordinaires survenus depuis peu : l’apparition de ce Sauvage inconnu de tous, le rapt accompli selon toute apparence pour le compte d’un autre, la mort de Marianne arrivée comme un coup de foudre, enfin les recherches opérées jusque sur des îlots déserts…

Tous deux demeurèrent convaincus que le vrai coupable ne pouvait être Tamahou, que ce dernier n’avait été que le bras qui exécute, tandis que la tête, l’auteur de l’enlèvement, restait à trouver… Mais, quel était ce mystérieux ennemi ?… Qui avait intérêt à ce qu’Anna disparût ?…

Chacun des deux interlocuteurs avait, sans nul doute, ses soupçons plus ou moins fondés là-dessus ; mais, par une entente tacite, ni l’un ni l’autre ne laissa rien percer de ce qu’il pensait.

Quand cette conversation fut épuisée, le capitaine sortit des grottes, priant la jeune fille de l’attendre quelques minutes, pendant qu’il irait donner ses derniers ordres pour le retour à bord.

Il pouvait être trois heures du matin.

L’obscurité, moins profonde, se laissait pénétrer par cette vague clarté qui précède l’aube. La mer, tout à fait haute, battait la grève de ses grosses volutes blanches, tandis qu’au large la brise fraîchissante la faisait moutonner, comme si elle eût été en ébullition.

— Hum ! toussa le capitaine, une belle nuit pour l’Espérance ! Décidément, j’avais tort de m’alarmer.

Tout en faisant cette réflexion, Hamelin se dirigeait rapidement vers le nord, longeant le pied de la falaise. Il arriva bientôt à un coude de rocher, formant saillie. Derrière cet angle se tenaient les matelots, avec leur prisonnier. Une torche de sapin, fichée dans le sable, éclairait la scène.

— A-t-il parlé ? demanda rapidement le capitaine.

— Pas un traître mot, répondit un des marins : c’est à le croire muet comme une écrevisse.

— Ah ! ah ! voyons si je serai plus heureux.

S’approchant de Tamahou :

— À nous deux, coquin ! lui dit-il, les dents serrées par une colère soudaine. Les rôles sont changés ; c’est toi maintenant qui es en mon pouvoir… Je t’avertis que tu n’as plus affaire à une jeune fille sans défense et que si tu barguines le moindrement…

Un geste de menace acheva la phrase.

Tamahou croisa son regard dédaigneux avec celui du marin, mais il ne tressaillit même pas.

— Quand je vous disais que ça n’a pas de langue, ce chien de mer-là ! fit observer le matelot qui avait déjà parlé.

— Je la lui délierai bien, moi, la langue, riposta Hamelin. Puis, s’adressant de nouveau à l’impassible Sauvage :

— Assassin ! bandit ! lui cria-t-il d’une voix sifflante qui trahissait une rage concentrée, avant de mourir, il faut que tu parles, que tu dises pourquoi tu as volé cette jeune fille.

— Pourquoi je l’ai volée ! ricana Tamahou, encore abasourdi par les fumées de l’ivresse. Hé ! mais, apparemment, parce qu’elle m’avait tombé dans l’œil…

— Infâme !

— Et que j’en voulais faire l’ornement de ma cabane.

— Tu mens, misérable ! Cette jeune fille, tu ne l’avais jamais vue… Tu n’as commis une action aussi lâche, que parce qu’une personne de Saint-François t’en avait chargé… Le nom de cet homme ?

Le Sauvage garda le silence, trop fier pour mentir, trop brave pour trahir.

— Parleras-tu ? rugit Hamelin, bondissant sur le prisonnier et le secouant rudement.

— Frappe, frappe, noble capitaine : il n’y a pas de danger ! se contenta de répondre Tamahou, montrant ses mains liées.

Le capitaine, un peu honteux, se releva d’un saut et se mit à arpenter la plage pendant une minute… Puis revenant vers les matelots :

— Pas de niaiserie, dit-il, et pas de fausse générosité ! il faut que cet homme parle, il nous faut le nom de son complice.

— C’est cela : oui, oui ! firent les marins ; nous allons lui délier la langue.

— Avez-vous un moyen ?

— Nom d’un cabestan ! ce serait beau de voir que les gabiers de l’Espérance n’eussent pas, dans leur soute aux idées, de quoi faire parler les muets ! répondit un des matelots, grand gaillard efflanqué comme un poteau de télégraphe et, pour cette raison, surnommé la Gaffe.

— Eh bien ! la Gaffe, je te donne carte blanche.

— Ça va être vite fait. Approche ici un peu, Francis. As-tu les fusées ?

— Oui.

— Arrache une des mèches.

— Voilà.

— Bien. Insinue-moi-la délicatement entre les pouces de ce gentlemanY es-tu ?

— J’y suis.

— C’est bon. Quelques tours de ficelle maintenant pour épicer ces deux bouts d’amarre-là…

— Ça y est.

La Gaffe sortit alors de sa blague à tabac un étui de fer-blanc, dans lequel il prit une allumette, puis simulant le geste de la frotter sur sa cuisse, il dit au Sauvage toujours immobile :

— Le nom de ton complice ?

Pas de réponse.

— Une ! fit la Gaffe, en frictionnant son allumette. Puis il répéta :

— Le nom de ton complice ?

Même silence.

Deusse ! articula le matelot, en approchant le soufre enflammé de la mèche.

Saisissant alors de la main gauche les bras liés de Tamahou, il demanda une dernière fois :

— Qui t’a chargé d’enlever la jeune fille ?… Le nom ?… Parle, et tu auras la vie sauve.

Les sourcils du Sauvage se froncèrent ; une légère rougeur envahit sa figure ; mais il demeura immobile et aucun son ne s’échappa de ses lèvres.

— Tant pis, tête de loup marin ! gronda la Gaffe… Fallait parler !… Troisse !

Et il mit le feu à la mèche, qui se prit à siffler.

Au même instant, une voix de femme cria :

— Arrêtez ! arrêtez !

Toutes les têtes se retournèrent. Anna surgit du coude de la falaise et, se précipitant sur la mèche enflammée, la vaillante fille l’arracha d’un seul coup.

— Ah ! Charles, dit-elle, vous m’avez trompée !… Comment pouvez-vous avoir le cœur de torturer un de vos semblables, un homme sans défense ?

— Ma chère Anna, répondit le capitaine, vous oubliez que j’étais sans défense, moi aussi, il n’y a pas une heure !… D’ailleurs, il est des circonstances où la générosité est hors de mise…

— Jamais !

— Et où l’on doit savoir hurler avec les loups.

— Cet homme possède un secret qu’il nous faut lui arracher, coûte que coûte… Il s’agit de votre bonheur à venir, de votre honneur, peut-être, mademoiselle ! acheva le jeune homme, un peu dépité.

— Ne m’en voulez pas, mon bon Charles, si j’insiste ; mais abandonnez cet homme à la justice de Dieu, qui saura bien l’atteindre tôt ou tard… Fuyons cette île maudite et rendez la liberté à ce malheureux. Il a été dur pour moi, sans doute ; il m’a souvent fait peur avec ses éclats de voix et ses menaces… Mais, au moins, ajouta-t-elle plus bas, il m’a respectée !… N’est-ce là rien, Charles ?

— Vous le voulez, Anna ?

— Je vous en supplie.

— C’est bien : vous allez être obéie ! déclara le capitaine, avec une politesse un peu froide. Matelots, déliez ce misérable et… qu’il aille se faire pendre ailleurs !

Puis il ajouta, s’adressant à Anna :

— Puissions-nous ne pas avoir à nous repentir de notre générosité !

Les matelots obéirent à contrecœur et mirent Tamahou sur ses jambes. Cela fait, la Gaffe, qui jurait tout bas comme un payen, le conduisit un peu à l’écart et lui cria dans les oreilles :

— File, et plus vite que ça, mon visage de cuivre !… Si jamais je te rencontre !…

Un grand coup de pied acheva la phrase.

Tamahou se retourna comme un tigre, prêt à bondir… Mais il se contint, et faisant un geste de suprême menace, il disparut dans la nuit sombre.

— Maintenant, à la chaloupe, mes amis ! cria le capitaine : nous n’avons pas une minute à perdre. Quand on s’empare d’une bête féroce et qu’elle nous échappe, il n’est pas bon de muser et d’attendre son retour.

— Vous avez raison, capitaine, grommela la Gaffe : ça me dit que nous avons fait là une bonne grosse bêtise… Décampons, c’est le plus sûr.

Anna, fatiguée par l’exploit qu’elle venait d’accomplir, fut déposée sur le brancard construit par les matelots, et la petite troupe se mit en marche vers le nord, longeant les arbres qui bordent la grève.

Vingt minutes plus tard, on débouchait dans la crique où les matelots avaient pris terre.

La chaloupe n’y était plus.

Machinalement, tous les regards se portèrent vers l’endroit où l’Espérance devait se balancer sur ses ancres, à quelques encablures au large.

Mais la goélette, comme la chaloupe, avait disparu !

En escaladant les rochers, les marins purent la voir, à un mille de là, filant, vent arrière et les voiles en ciseaux, dans la direction de Québec.

Alors un même cri s’échappa de toutes les poitrines :

— Trahis !… nous sommes trahis !