L’enfant mystérieux/Tome II/Dans la gueule du lion

J. A. Langlais, éditeur (p. 15-28).

CHAPITRE II

dans la gueule du lion


— Cette voix ! murmurait le capitaine, tout en courant.

Mais il n’eut guère le temps de s’abandonner à ses réflexions, car le trajet était court. En moins d’une demi-minute, le jeune homme avait le nez dans la fissure où tremblait le rayon de lumière observé quelques instants auparavant.

De là, il entendit parfaitement une voix irritée qui proférait les plus horribles menaces, auxquelles on ne répondait que par des sanglots.

Évidemment, il y avait là deux personnes, dont l’une semblait être une femme, à en juger par le timbre de sa voix, et l’autre un homme, qui abusait de sa force.

C’en fut assez pour votre chevalier errant.

— Attends un peu, coquin ! grommela-t-il, en cherchant à renverser une lourde pierre qui fermait l’entrée de la fissure.

Mais la pierre ne bougea même pas.

Le marin eut beau redoubler d’efforts, s’arc-bouter de toutes les façons, rien n’y fit : l’énorme bloc demeura immobile. On l’eût dit assujetti à l’intérieur par de puissants étais.

— Tonnerre d’un nom ! comment faire ? se dit le marin. Du train qu’il y va, cet animal est capable de tout, même d’un meurtre.

En effet, comme pour confirmer les craintes du jeune homme, les éclats de voix et les sanglots redoublèrent à l’intérieur, pendant que le mot : grâce ! retentissait à chaque seconde, avec des intonations d’agonie.

— Misérable ! rugit le capitaine, en se précipitant avec une force surhumaine contre la pierre qui le séparait de la femme en détresse, misérable ! que je te rejoigne, et tu vas en voir de belles !

Ses genoux se raidirent, ses bras se crispèrent, sa poitrine haleta ; mais l’infernale pierre tint bon, ne reculant que de quelques lignes.

Il s’arrêta, épuisé par un aussi violent effort. La colère et l’impuissance lui donnaient des vertiges.

— Allons ! un peu de calme, se dit-il en s’étreignant le front… ou je vais commettre quelque bonne grosse bêtise… Mais cette voix ! cette voix !… Oh ! si je ne la savais pas en sûreté chez son père adoptif, je jurerais que c’est elle !… Quelle folie ! Allons, encore une fois, du calme, tonnerre ! il y a là une femme en péril, qu’il faut sauver.

Renonçant alors à l’idée de pénétrer par la force jusqu’à la malheureuse qui appelait au secours, le capitaine colla son œil contre la fissure et chercha à voir ce qui se passait dans les grottes.

Une étroite ouverture triangulaire, non obstruée par la pierre servant de porte, lui permit d’embrasser la première de ces grottes.

Elle était vide.

La seconde, au contraire, laissait échapper des gerbes lumineuses par le couloir de communication.

C’était là que se passait le drame, là que se mêlaient les cris et les sanglots. Mais ni l’un ni l’autre des acteurs ne se voyaient.

Le commandant de l’Espérance, rendu prudent par l’inutilité de ses efforts, passa le canon de son revolver dans le trou resté libre, le dirigea vers le couloir lumineux et demeura immobile, attendant une occasion favorable.

— Montre-toi seulement le bout du nez, mon animal, et ton affaire est faite ! disait-il mentalement au brutal inconnu.

Cependant, le tapage continuait dans la grotte du fond. Le mari ou l’amant de la femme éplorée avait tour à tour dans la voix des accents de prière et de féroces intonations de commandement. La femme ne faisait que gémir et ne répondait pas. Ce qui semblait exaspérer son compagnon et le faisait se griser avec ses propres imprécations.

Entre autres phrases débitées d’une voix sourde, le capitaine saisit celles-ci, qui furent pour lui un trait de lumière, un véritable coup de foudre :

— Mais, ne sais-tu pas, jeune fille, que je suis seul au monde à connaître ta retraite… que tes parents, tes amis de Saint-François te croient morte depuis le jour où tu as disparu !… qu’on a fait inutilement toutes les recherches possibles pour te retrouver !… Ignores-tu cela ?… Tu n’existes plus que pour moi : il faut que tu sois la femme de Tamahou.

— Jamais ! se récria la voix féminine ; jamais ! je me tuerai plutôt.

— Écoute, reprenait l’homme avec irritation : je t’ai respectée, je t’ai logée jusqu’à présent, sans compensation de ta part… C’est fini : je te veux et je t’aurai ! Mes nerfs étaient amollis par la fatigue et la crainte, mais le baril d’eau-de-feu que j’ai volé ce matin à ton amoureux m’a remis du cœur au ventre. Me voilà redevenu le Tamahou d’autrefois, le terrible Tamahou des rives de la Mistassini.

La jeune femme avait poussé un cri étouffé, qui eut un effrayant écho en dehors des grottes.

Tamahou poursuivit, avec un sinistre ricanement :

Quant à cet amoureux qui cache sa contrebande dans les trous les plus invisibles de l’île à Deux-Têtes et sur lequel tu as jeté ton dévolu, n’y compte plus, ma fille, car je viens de lui flanquer un coup de fusil, comme il débarquait de sa goélette. Il est là-bas, couché dans le ravin du nord de l’île.

En entendant ces cruelles paroles, Anna — que tout le monde a reconnu, sans doute — poussa un cri terrible et perdit connaissance.

Un hurlement de rage lui répondit du dehors, accompagné d’une forte détonation et de coups furieux sur le bloc de granit qui fermait l’entrée des grottes.

Le capitaine avait reconnu, dans la femme agonisante, son Anna bien-aimée ! Il se ruait comme un fou sur les pierres de la falaise, déchirant ses poings aux arêtes, bondissant comme un lion en cage.

— Ah ! maudit ! maudit ! haletait-il, que j’arrive à toi, que je brise cette pierre, et nous allons rire !… Attends ! attends ! il faudra toujours bien que j’entre d’une manière ou d’une autre !

Un cri aigu : « Charles ! » lui répondit de l’intérieur, pendant que Tamahou passait comme la foudre dans la première grotte et s’emparait de son fusil.

— Oui, Anna, c’est moi !… Ne crains rien, j’arrive ! exclama le capitaine Hamelin, redoublant d’efforts impuissants.

Un sinistre ricanement, suivi d’un coup de fusil presque à bout portant, fut la réponse à ces efforts.

La balle alla s’aplatir contre la pierre d’entrée, et une épaisse fumée satura l’air des grottes.

Le commandant de l’Espérance riposta avec son revolver, mais sans effet, lui aussi, car Tamahou s’était effacé le long de la paroi latérale.

Il y eut une courte trêve — les deux ennemis reconnaissant, l’un, qu’il était inexpugnable, l’autre, qu’il n’arriverait jamais à forcer le lourd bloc de granit derrière lequel il trépignait.

Ce fut le Sauvage qui, le premier, reprit les opérations :

— Eh bien ! mon brave capitaine, dit-il avec un ricanement goguenard, qu’attends-tu pour arriver jusqu’à ta belle fiancée, comme tu viens de le promettre ?… Je suis ici pour te faire les honneurs du logis… Mais hâte-toi, car je connais un certain Tamahou, fort joli garçon, qui pourrait bien te couper l’herbe sous le pied. Imagine-toi que ce gaillard-là est tombé amoureux, lui aussi, de la jolie fille de Saint-François et qu’il a poussé l’indélicatesse jusqu’à l’enlever et la transporter dans sa cabane !… Fi ! le vilain séducteur !… Enfin, que veux-tu, beau capitaine ?… Je l’aimais comme la prunelle de mes yeux, — et ce que le libre enfant des bois convoite, il le lui faut ! Vous autres, chiens de blancs, vous n’êtes que de vieilles femmes et vous tremblez sans cesse… Allons, dépêche-toi, craintif amoureux, car si, dans cinq minutes, la petite face pâle n’est pas en ton pouvoir, je m’en empare, foi de Montagnais !

Toute cette tirade fut débitée d’une voix narquoise, presque aimable, mais elle cachait une ironie terrible. Tamahou, sous l’influence des spiritueux, n’était jamais plus à craindre que lorsqu’il badinait.

Heureusement, le bouillant capitaine n’entendit rien de cet odieux persiflage. Dès les premiers mots du Sauvage, il avait escaladé la falaise, comme un chat, s’aidant des pieds et des mains, s’accrochant aux saillies du roc, se suspendant aux racines, en proie à une idée qui venait de surgir dans son cerveau enflammé.

— Un levier ! s’était-il dit, si j’avais un levier, cette maudite pierre cèderait !

Et il avait aussitôt grimpé tout droit au-dessus de lui, en vrai gibier qu’il était.

Une fois sur le plateau, il avisa une forte branche, sur un des cinq bouleaux que le lecteur connaît. Elle se trouvait bien à une dizaine de pieds du sol, mais cette circonstance n’embarrassa pas le capitaine. Il se hissa rapidement sur le tronc lisse du bouleau, atteignit la branche, s’y suspendit par les mains et en gagna l’extrémité libre. Une fois là, il se haussa jusqu’à mi-corps, par un brusque effort des poignets, puis se laissa retomber à la longueur de ses bras…

L’effet attendu se produisit : la branche cassa près du tronc. Mais un autre effet — inattendu, celui-là — se produisit en même temps : c’est que le capitaine, en touchant le sol, s’y engouffra, comme si une trappe se fût dérobée sous ses pieds.

Absolument comme dans les contes de fées !

Par un étrange hasard, le commandant de l’Espérance venait de choir justement dans le trou ouvert par Antoine, quelque temps auparavant. Or, les branchages et le gazon que Tamahou avait disposés à la hâte sur cette fosse endiablée n’avaient pu résister au choc, et le capitaine venait tout bonnement de passer à travers.

Charles Hamelin fut quelque temps avant de se remettre de cette chute inattendue. Il ne comprenait absolument rien à ce qui venait de lui arriver et se demandait sérieusement s’il ne rêvait pas.

Cependant, sous l’influence du cauchemar ou éveillé, il ne perdit pas la tête. Étendant les mains en avant de lui, il hasarda quelques pas dans le sombre boyau où s’était engagé le beau parleur, après une déconfiture semblable.

Le résultat fut le même, c’est-à-dire que le capitaine se vit bientôt arrêté par le fond du cul-de-sac. Mais, ce que n’avait pu voir Antoine et ce qu’il distingua parfaitement, lui, ce fut une vague lueur estompant à ses pieds la lourde obscurité du boyau.

Hamelin se baissa et se mit à sonder ce qui lui semblait être une percée à travers la falaise. C’était bien une ouverture, et une ouverture suffisante — on l’a vu — pour livrer passage à un homme de taille ordinaire… Seulement, au lieu de conduire à l’air libre, ce nouveau boyau s’enfonçait dans l’intérieur du cap.

Le capitaine, n’ayant pas le choix, s’y laissa hardiment glisser et déboucha, en un clin-d’œil, dans la caverne où, quelques instants auparavant, il aurait donné sa vie pour arriver.

C’était là que gisait, garrottée et presque évanouie, la malheureuse Anna !

Deux cris, mêlés de joie et de douleur, s’échangent… Mais, avant qu’une seule autre parole ait été prononcée, Tamahou surgit de la grotte voisine… Comme un furieux, il se rue sur le capitaine Hamelin, le frappe violemment à la tête, le renverse… Alors, courbé sur son adversaire vaincu, l’écrasant de son genou, l’étouffant de sa main gauche, il tire un poignard de sa ceinture et le tenant levé au-dessus de la poitrine du marin :

— J’ai ta vie ! hurle-t-il.

— Pas encore ! réplique le capitaine, cherchant à prendre son revolver.

Mais l’arme a roulé à terre pendant la lutte ; elle gît à trois pieds de là, trop loin pour être atteinte, trop près pour ne pas être aperçue du Sauvage.

Tamahou, qui a vu le geste et le désappointement de son ennemi, fait entendre son ricanement diabolique.

— Aoh ! tu vois bien que tu es à ma merci et que tu vas mourir !… et mourir sous les yeux de ta belle, encore !

Et il brandit son poignard, comme pour le frapper.

Anna pousse un cri déchirant… Le capitaine ferme involontairement les yeux… Mais le poignard ne s’abaisse pas… Une idée infernale a traversé la tête de Tamahou.

— Aoh ! fait-il de nouveau, s’adressant à la jeune fille toute pâle d’effroi, veux-tu sauver la vie de cet homme ?

— Oui, oh ! oui !… Que faut-il que je fasse ? Dites ! répond avec précipitation celle-ci.

— Me jurer que tu seras ma femme.

— Jamais !

— Alors, il va mourir.

Et le poignard dessine dans l’air une menaçante arabesque.

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écrie Anna, folle de terreur.

Le Sauvage se retourne à demi et, sans déranger son arme :

— Consens-tu ? demande-t-il.

— Anna, je vous défends de dire oui ! articule fortement le capitaine. Aussi vrai que je m’appelle Charles Hamelin, si vous consentez à une pareille monstruosité, je me tuerai sous vos yeux.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglote la malheureuse enfant, se tordant dans ses liens.

Cette fois, rien ne pouvait sauver le capitaine…

Le poignard s’abattit, rapide…

Cependant, il n’atteignit pas encore son but.

Par un effort surhumain, le commandant de l’Espérance venait de dégager son bras gauche et d’arrêter net le poignet de Tamahou, dans son puissant essor…

Mais la lutte ne pouvait être longue…

Le Montagnais, fou de rage, hurlant comme un possédé, retint le bras droit du capitaine sous son genou gauche et unit ses deux mains pour vaincre la résistance de sa victime.

Le poignard s’abaissait, s’abaissait, lentement, irrésistiblement… Une sueur abondante coulait des tempes du capitaine, dont les veines saillaient comme un réseau de cordes…

Anna, la langue paralysée, se sentait mourir…

— À moi ! à moi ! cria le malheureux Hamelin, dans un suprême effort.

Miracle !… Comme si cet appel d’agonie eût été entendu du dehors, la pierre d’entrée de l’autre grotte fut violemment renversée, et trois hommes, trois démons, bondirent sur Tamahou, qui fut saisi, arraché, réduit à l’impuissance, en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

C’étaient les marins de l’Espérance qui arrivaient à la rescousse.