L’Immortel/Chapitre 11

Lemerre (p. 243-260).


XI


Le coup d’épée dont leur fils avait failli mourir fut un dérivatif aux dissensions intimes des Astier. Secoué jusqu’au fond de ses entrailles paternelles, Léonard s’attendrit, pardonna ; et comme, pendant trois semaines, Mme Astier, installée garde-malade près de Paul, ne vint plus rue de Beaune qu’en courant, pour prendre du linge, changer de robe, on évita le danger des allusions, des reproches couverts et détournés dont s’avivent, même après le pardon et la paix faite, les querelles de la vie à deux. Puis, l’enfant rétabli, parti pour Mousseaux où l’appelait une pressante invitation de la duchesse, ce qui acheva de réconcilier le parfait ménage académique, de le rendre du moins à sa température égale de « couche froide », ce fut son installation à l’Institut, dans l’appartement et l’emploi de feu Loisillon, dont la veuve, nommée directrice de l’école d’Écouen, avait par un prompt départ permis au nouveau Perpétuel d’emménager, presque au lendemain de son élection.

L’installation ne fut pas longue dans ce logement depuis si longtemps envié, guetté, surveillé, espéré, connu dans ses moindres détours et tous ses avantages locatifs. À voir la précision avec laquelle les meubles de la rue de Beaune prenaient leurs places, on eût dit un mobilier rentrant de la campagne et se posant, s’incrustant de lui-même aux endroits habituels, aux rainures par lui marquées sur le sol ou dans les panneaux. Nul embellissement. À peine un nettoyage à la chambre où Loisillon était mort, du papier neuf à l’ancien salon de Villemain, dont Léonard fit son cabinet de travail, afin d’avoir le silence et la lumière de la cour, et, sous la main, une petite annexe très haute, très claire, pour ses autographes déménagés en trois voyages de fiacre avec l’aide de Fage, le relieur.

C’était, chaque matin, une délectation nouvelle, ces « archives » presque aussi commodes que celles des Affaires étrangères, où il entrait sans se courber, sans grimper l’échelle de son chenil de la rue de Beaune, auquel il ne pensait plus qu’avec colère et dégoût, par ce sentiment naturel à l’homme de haïr les endroits où il a souffert, d’une rancune qui dure et ne pardonne jamais. On se réconcilie avec les êtres, sujets à changer, à présenter différents aspects, non avec les choses et leur immuabilité de pierre. Dans la joie de l’emménagement, Astier-Réhu pouvait oublier ses colères, les torts de sa femme, jusqu’à ses griefs contre Teyssèdre, autorisé à venir, le mercredi matin, comme autrefois ; mais rien que de songer à la cage en soupente où on le reléguait naguère un jour par semaine, l’historien faisait grincer sa mâchoire avançante, redevenait Crocodilus.

Et conçoit-on ce Teyssèdre, que l’honneur de frotter à l’Institut, au palais Mazarin, laissait aussi froid, aussi peu impressionné, et qui continuait à bousculer la table, les papiers, les rapports innombrables du secrétaire perpétuel, avec sa même tranquille arrogance de citoyen de Riom en face d’un vulgaire « Chauvagnat. » Astier-Réhu, gêné sans l’avouer par cet écrasant dédain, essayait parfois de faire comprendre à cette brute la majesté de l’endroit où fonctionnait son pain de cire. « Teyssèdre, lui disait-il un jour, c’est ici l’ancien salon du grand Villemain… Je vous le recommande… » et en même temps, pour apaiser le fier Arverne, il signifiait lâchement à Corentine : « Donnez un verre de vin à ce brave homme… » Corentine stupéfaite apportait le verre que le frotteur but d’une goulée, appuyé sur son bâton, les yeux dilatés de joie ; puis il s’essuya la bouche d’un revers de manche, et posant le verre vide où sa lèvre gourmande était marquée : « Voyez-vous, Meuchieu Achtier, un verre de vin frais, y a rien de bon que cha dans la vie… » Sa voix vibrait d’un tel accent de vérité, ses papilles d’un tel épanouissement de bien-être que le secrétaire perpétuel rentra dans ses « archives » en claquant la porte d’un mouvement d’humeur. Car, enfin, ce n’était pas la peine d’avoir tant trimé, parti de si bas pour arriver si haut, au summum de la gloire littéraire, historien de la maison d’Orléans, clef de voûte de l’Académie française, puisque rien qu’un verre de vin frais pouvait donner à un rustre l’équivalent bonheur de tout cela. Mais, un instant après, entendant le frotteur ricaner à Corentine « qu’il ch’en foutait un peu, de l’anchien chalon de Villemain, » Léonard Astier haussa les épaules, et sa velléité d’envie tomba devant tant d’ignorance, fit place à une profonde et bénigne pitié.

Pour Mme Astier, grandie, élevée à l’Institut, retrouvant des souvenirs d’enfance à chaque pavé de la cour, sur chaque marche du vénérable et poudreux escalier B, il lui semblait qu’après une absence, elle était enfin rentrée chez elle ; et combien elle savourait mieux que son mari les avantages matériels de la situation, plus de loyer à payer, ni d’éclairage, ni de chauffage, une grande économie pour les réceptions de l’hiver, sans compter les appointements augmentés, les hautes relations, les influences précieuses, surtout pour son Paul et la chasse aux commandes ! Quand Mme Loisillon vantait autrefois les charmes de son logement à l’Institut, elle ne manquait jamais d’ajouter avec emphase : « J’y ai reçu jusqu’à des souveraines. — Oui, dans le petit endroit… » ripostait acidement la bonne Adélaïde dressant son long cou. En effet, les jours de grandes séances, longues et fatigantes, il n’était pas rare qu’à la sortie quelque haute dame, princesse royale en tournée, mondaine influente aux ministères, montât faire à la femme du secrétaire perpétuel une courte visite intéressée. C’est à des hospitalités de ce genre que Mme Loisillon devait son poste actuel de directrice, et Mme Astier ne serait certainement pas plus maladroite qu’elle à tirer parti du « petit endroit. » Une seule chose gênait son triomphe du moment : sa brouille personnelle avec la duchesse, qui l’empêchait de rejoindre Paul à Mousseaux. Mais une invitation arrivait à point de Clos-Jallanges pour la rapprocher de son fils par le voisinage des deux châteaux, et elle espérait peu à peu rentrer en grâce auprès de la belle Antonia, pour qui elle se sentait redevenir toute tendre en la voyant si bonne avec son Paul.

Léonard, retenu à Paris par son service, la besogne de Loisillon de plusieurs mois en retard, laissa partir sa femme, promettant d’aller passer quelques jours auprès de leurs amis, bien décidé, en réalité, à ne pas s’éloigner de son cher Institut. On y était si bien, si au calme ! Deux séances par semaine pour lesquelles il n’avait que la cour à traverser, séances d’été, intimes, familières, à cinq, six « jetonniers » somnolant sous le chaud vitrage. Le reste de la semaine, liberté absolue. Le laborieux vieillard en profitait pour corriger les épreuves de son Galilée enfin terminé, prêt à paraître à l’entrée de la saison. Il sarclait, émondait, veillait à ce qu’il n’y en eût pas, à ce qu’il n’y en eût pas du tout, préparait encore une seconde édition de sa Maison d’Orléans, enrichie de nouvelles pièces inédites qui en doublaient la valeur. Le monde se fait vieux ; l’histoire, — cette mémoire de l’humanité, soumise comme telle à toutes les maladies, lacunes, affaiblissements de la mémoire, — doit plus que jamais s’appuyer de textes, de pièces originales, se rafraîchir, remonter aux sources sous peine d’erreur ou de radotage. Aussi quelle fierté pour Astier-Réhu, quelle douceur, en ces brûlantes journées d’août, de relire sur les bonnes pages cette documentation si sûre, si originale, avant de les retourner à l’éditeur Petit-Séquard, avec l’en-tête où figurait pour la première fois au-dessous de son nom : « Secrétaire perpétuel de l’Académie française. » Un titre auquel ses yeux n’étaient pas encore faits et qui l’éblouissait chaque fois, comme la cour toute blanche de soleil devant ses fenêtres, l’immense seconde cour de l’Institut, recueillie, majestueuse, à peine traversée de quelques cris de moineaux et d’hirondelles, solennisée par un buste en bronze de Minerve, et ses dix bornes alignées contre le mur du fond que dominait la gigantesque cheminée d’appel de la Monnaie toute voisine.

Vers quatre heures, quand le buste commençait à allonger son ombre casquée, le pas nerveux et raide du vieux Jean Réhu sonnait sur les dalles. Il habitait au-dessus des Astier et sortait régulièrement chaque jour pour une longue promenade, protégée, mais à bonne distance, par un domestique dont il s’obstinait à refuser le bras. De plus en plus sourd et fermé, sous l’influence de l’été très chaud cette année-là, ses facultés s’affaiblissaient, surtout sa mémoire, que ne parvenaient plus à guider les épingles en rappel aux revers de sa redingote ; il embrouillait ses récits, perdu à travers ses souvenirs comme le vieux Livingstone dans les marécages de l’Afrique centrale, piétinant, pataugeant jusqu’à ce qu’on lui vînt en aide ; et comme cela l’humiliait, le mettait de noire humeur, il ne parlait plus guère à personne, soliloquait en marchant, marquant d’une halte brusque et d’un hochement de tête la fin de l’anecdote et l’inévitable : « J’ai vu ça, moi… » D’ailleurs toujours droit, gardant comme au temps du Directoire le goût des mystifications, s’amusant à priver de vin, de viande, à soumettre aux régimes les plus variés et les plus cocasses la foule de badauds enragés de vie qui lui écrivaient journellement, pour savoir à quelle hygiène il devait son extraordinaire sursis. Et prescrivant aux uns les légumes, le lait ou le cidre, à d’autres les seuls coquillages, il ne se refusait rien, buvait sec à ses repas toujours suivis d’une sieste et, dans la soirée, d’une robuste marche de banc de quart que Léonard Astier entendait au-dessus de sa tête.

Deux mois s’étaient passés, août et septembre, depuis l’installation du secrétaire perpétuel, deux mois pleins, d’une paix heureuse et féconde, d’une halte d’ambition telle qu’il n’en avait peut-être jamais savouré de pareille dans sa longue existence. Mme Astier, encore à Clos-Jallanges, parlait d’un prochain retour, déjà le ciel de Paris s’ardoisait des premiers brouillards, quelques académiciens rentraient, les séances devenaient moins intimes, et aux heures de travail dans l’ancien salon Villemain, Léonard Astier n’avait plus besoin de fermer ses persiennes devant la soleillade ardente de la cour. Il était à sa table, une après-midi, en train d’écrire à ce bon de Freydet d’heureuses nouvelles pour sa candidature, quand l’antique sonnette fêlée de la porte retentit violemment. Corentine venait de descendre, il alla ouvrir lui-même, saisi de se trouver en face du baron Huchenard, et de Bos, l’archiviste-paléographe, qui fit irruption dans le cabinet du maître, hagard, levant les bras, râlant sous sa barbe rouge et sa chevelure en broussaille : « Les pièces sont fausses… J’ai la preuve … la preuve ! »

Astier-Réhu, un instant sans comprendre, regardait le baron qui regardait la corniche, puis lorsqu’il eut démêlé dans les aboiements du paléographe qu’on niait l’authenticité des Charles-Quint vendus par Mme Astier et cédés par Bos à Huchenard, il sourit de très haut, se déclara prêt à rembourser ses trois autographes dont rien, absolument rien, ne pouvait à ses yeux entamer l’intégrité.

« Permettez-moi, monsieur le secrétaire perpétuel, d’appeler votre attention… » le baron Huchenard en parlant déboutonnait à mesure son pardessus mastic, tirait d’une large enveloppe les trois parchemins, transformés, potassés, méconnaissables, passés de leur ton de fumée au blanc le plus absolu et laissant voir chacun cette marque, lisible et nette au milieu de la page, sous la signature de Charles-Quint,

B B.
Angoulème.
1830

« C’est le chimiste Delpech, notre savant collègue de l’Académie des Sciences… » mais ces explications n’arrivaient qu’en bourdonnement confus au pauvre Léonard, devenu subitement très pâle, exsangue jusqu’au bout de ses gros doigts velus où les trois pièces autographiques grelottaient.

« Les vingt mille francs seront chez vous ce soir, Monsieur Bos… » articula-t-il enfin avec ce qui lui restait de salive dans la bouche.

Bos réclama piteusement : « Monsieur le baron m’en avait donné vingt-deux mille.

— Vingt-deux mille, soit !… » dit Astier-Réhu qui trouvait la force de les reconduire ; mais dans l’ombre de l’antichambre il retint son collègue des Inscriptions, et, d’une voix bien humble, implorait, pour l’honneur de l’Institut, le silence sur cette malheureuse affaire.

« Volontiers, mon cher maître… mais à une condition…

— Dites, dites…

— Vous recevrez tantôt ma lettre de candidature au fauteuil Loisillon… » Une poignée de main vigoureuse fut la réponse du secrétaire perpétuel, l’engagea pour lui-même et pour ses amis.

Resté seul, le malheureux s’écroula devant la table chargée d’épreuves, où les trois fausses lettres à Rabelais gisaient tout ouvertes. Il les regardait, hébété, lisait machinalement : « Maître Rabelais, vous qu’avez l’esprit fin et subtil… » Les caractères dansaient, tourbillonnaient dans un délayage d’encre décomposée en larges maculatures de sulfate de fer qu’il voyait monter, s’étendre, gagner sa collection, ses dix, douze mille pièces autographiques, toutes, hélas ! de même provenance… Puisque ces trois-là étaient fausses… alors, son Galilée… alors, sa Maison d’Orléans… alors, sa lettre de Catherine, offerte au grand-duc, et celle de Rotrou dont il avait fait hommage public à l’Académie !… Alors… alors… Un horrible effort de volonté le mit debout. Fage, tout de suite voir Fage !…

Ses relations avec le relieur dataient de quelques années, d’un jour où le petit homme était venu aux archives des Affaires étrangères solliciter l’avis du très illustre et savant directeur sur une lettre de Marie de Médicis au pape Urbain VIII en faveur de Galilée. Justement Petit-Séquard, dans une série de précis d’histoire amusante, sous le titre de « divertissements scolaires, » annonçait un Galilée par Astier-Réhu de l’Académie française ; aussi, après avoir de par sa longue expérience reconnu et affirmé l’authenticité du manuscrit, quand l’archiviste apprit que Fage possédait également la réponse du pape Urbain, une lettre de remerciement de Galilée à la reine, d’autres encore, tout à coup surgissait en lui l’idée d’un beau livre d’histoire à la place de sa « petite drôlerie. » Mais en même temps, pris d’un scrupule d’honnête homme sur l’origine de ces documents, il regarda l’avorton bien en face, scruta, avec autant de minutie que pour une pièce autographique, ce long visage blafard aux paupières rougies et clignotantes, puis, dans un sévère claquement de mâchoire, interrogea : « Ces manuscrits sont-ils à vous, monsieur Fage ?

— Oh ! non, cher maître… » Il n’était, lui, que l’intermédiaire d’une personne… une vieille demoiselle noble, forcée de se défaire pièce à pièce d’une très riche collection, dans sa famille déjà du temps de Louis XVI. Encore n’avait-il voulu s’entremettre qu’après l’avis d’un savant illustre et intègre entre tous ; maintenant, fort de l’approbation du maître, il comptait s’adresser à de riches collectionneurs, au baron Huchenard, par exemple. Astier-Réhu l’interrompit : « Inutile ! apportez-moi tout votre fonds Galilée. J’en ai le placement. » Du monde arrivait, s’installait aux petites tables, le public des archives, chercheur et fureteur, silhouettes silencieuses et blanchies de terrassiers des catacombes, sentant le moisi, le renfermé, l’exhumation. « Là-haut… dans mon cabinet… pas ici… » murmura l’archiviste contre la grande oreille du bossu qui s’éloignait, ganté, pommadé, la raie partageant le front, avec l’orgueilleuse suffisance assez fréquente chez ce genre d’infirmes.

Un trésor, cette collection Mesnil-Case, — le nom de la demoiselle livré par Albin Fage sous le plus absolu secret, — un trésor inépuisable en pièces des seizième et dix-septième siècles, variées, curieuses, éclairant le passé d’un jour nouveau, bouleversant parfois d’un mot, d’une date, les notions acquises sur les faits et les hommes. Si coûteux fussent-ils, Léonard Astier ne laissait échapper aucun de ces documents concordant presque toujours avec ses travaux en train ou en projet. Et pas l’ombre d’un doute sur les récits du petit homme, ces liasses entières d’autographes s’empoussiérant encore dans le grenier d’un vieil hôtel de Ménilmontant. Si après quelque observation venimeuse du prince des autographiles, un soupçon effleurait sa confiance, comment aurait-il tenu devant le sang-froid du relieur installé à sa table, ou bien arrosant ses salades dans la paix du grand cloître vert, surtout devant l’explication toute naturelle qu’il donnait aux lapsus et regrattages visibles sur certains feuillets, avec le coup de mer subi par le fonds Mesnil-Case lorsqu’on le fit passer en Angleterre, au temps de l’émigration ? Rassuré, réconforté, Astier-Réhu retraversait la cour d’un pas alerte, emportant chaque fois quelque nouvelle acquisition contre un chèque de cinq cents, mille, même deux mille francs, selon l’importance de la pièce historique.

Au fond, quoi qu’il se dit pour endormir sa conscience, dans ces prodigalités que personne ne soupçonnait encore autour de lui, l’historien avait moins de part que le collectionneur. Pour sombre et sourde que fût la soupente de la rue de Beaune où se faisait d’ordinaire le trafic, un observateur n’aurait pu s’y tromper. Cette voix faussement indifférente, ces lèvres desséchées murmurant : « Montrez voir… », l’avide tremblement des doigts, révélaient la passion envahissante, bientôt la manie, le kyste égoïste et dur qui prend et mange tout l’être au profit de son développement monstrueux. Astier devenait l’Harpagon classique et farouche, implacable aux siens comme à lui-même, criant misère, escaladant les tramways, tandis qu’en deux ans, cent soixante mille francs de ses économies s’égrenaient furtivement dans la poche du bossu ; et pour motiver à l’attention de Mme Astier, de Corentine, de Teyssèdre, les allées et venues du petit homme, l’académicien lui donnait à relier des dossiers, emportés, rapportés visiblement. Ils se servaient entre eux d’allusions, de mots de passe. Albin Fage écrivait sur carte postale : « J’ai de nouveaux fers à vous montrer, reliure du seizième siècle en bon état, et rare. » Léonard Astier hésitait : « Merci, besoin de rien… attendons… » Nouvel avis : « Ne vous gênez pas, cher maître… Je verrai ailleurs. » À quoi l’académicien ne manquait de répondre : « Demain matin, de bonne heure… Apportez les fers… » C’était la misère de ses joies de collectionneur ; il fallait acheter, acheter toujours, sous peine de voir aller à Bos, à Huchenard, à d’autres amateurs, cette collection miraculeuse. Parfois, en pensant au jour où l’argent manquerait, pris de sombres fureurs, il interpellait l’avorton dont la face impassible et suffisante l’exaspérait : « Plus de cent soixante mille francs en deux ans !… Et vous dites qu’elle a encore besoin d’argent… quelle vie mène-t-elle donc, votre demoiselle noble ?… » À ces moments-là, il souhaitait la mort de la vieille fille, l’anéantissement du relieur, ou bien une guerre, une Commune, un grand cataclysme social qui engloutirait le fonds Mesnil-Case et ses acharnés exploiteurs.

Eh bien ! maintenant il approchait, le cataclysme, non celui qu’il eût désiré, car le sort n’a jamais bien exactement sous la main ce que nous lui demandons, mais un brusque et sinistre dénouement où pouvaient sombrer son œuvre, son nom, sa fortune, sa gloire, tout ce qu’il était, tout ce qu’il avait. Et de le voir s’en aller à grands pas vers la Cour des Comptes, livide, parlant haut, ne rendant aucun des saluts qu’il quêtait d’ordinaire jusqu’au fond des boutiques, les libraires du quai, les marchands d’estampes ne reconnaissaient plus leur Astier-Réhu. Lui ne voyait rien, personne. Il tenait imaginairement le bossu à la gorge, le secouait par sa belle cravate à épingle et, lui mettant sous le nez les Charles-Quint déshonorés par les manipulations de Delpech : « Cette fois, voyons… qu’avez-vous à répondre ? »

Arrivé rue de Lille, il poussa la porte en planches mal équarries dans la palissade qui entoure le palais, puis, le perron franchi, sonnait à la grille, sonnait encore, saisi par le lugubre aspect du monument dépouillé de ses fleurs et de ses verdures, la vraie ruine croulante et béante confondant ses ferrures tordues et ses lianes défeuillées. Un bruit de savates traîna par la cour froide. La concierge apparut, forte femme, et sans ouvrir la grille, son balai à la main : « Vous venez pour le relieur… nous n’avons plus ça chez nous… » Parti, le père Fage, déménagé sans laisser d’adresse ; même qu’elle était en train de nettoyer le logement pour celui qui le remplaçait à la Cour des Comptes, le bonhomme ayant démissionné.

Astier-Réhu, par contenance, bégaya encore quelques mots, mais un grand tourbillon d’oiseaux noirs s’abattant dans la cour couvrait sa voix de cris rauques et lugubres qui se prolongeaient sous les voûtes. « Tiens !… les corneilles de l’hôtel Padovani, dit la femme avec un geste respectueux vers les platanes en branches grises par-dessus les toits d’en face… Elles arrivent avant la duchesse, cette année… signe que nous aurons l’hiver de bonne heure !… »

Il s’éloigna, le cœur plein d’épouvante.