L’Immortel/Chapitre 10

Lemerre (p. 219-242).


X


« …Pour moi, les êtres comme les choses ont un sens, un endroit par où les prendre, si on veut, bien les manier, les tenir solidement… Cet endroit, je le connais et c’est ma force, voilà !… Cocher, à la Tête-Noire… »

Sur l’ordre de Paul Astier, le landau découvert où Freydet, Védrine et lui dressaient leurs trois « haute-forme » d’un noir d’enterrement dans la rayonnante après-midi de campagne, vint se ranger à droite du pont de Saint-Cloud, devant l’hôtel désigné, et chaque tressaut de la solide voiture de louage sur le cailloutis de la place laissait voir un significatif et long fourreau de serge verte débordant de la capote rabattue. Pour sa rencontre avec d’Athis, Paul avait choisi comme témoins, d’abord le vicomte de Freydet, indiqué par le titre et la particule, puis le comte Adriani ; mais la nonciature s’inquiétant de ce nouveau scandale après celui de la barrette, il avait dû remplacer le jeune Pepino par le sculpteur qui, peut-être au dernier moment, consentirait à s’avouer marquis sur le procès-verbal des journaux. Du reste, rien de sérieux, en apparence : une altercation au cercle, à la table de jeu où le prince était venu s’asseoir une dernière fois avant de quitter Paris. Les choses inarrangeables, surtout par la difficulté de mettre les pouces avec un gaillard comme Paul Astier, très coté dans les salles d’armes et dont les cartons s’encadraient en vitrine au tir de l’avenue d’Antin.

Pendant que la voiture stationnait à la terrasse du restaurant sous les regards entendus et discrets des garçons, on vit débouler d’une ruelle en pente un gros court, guêtres blanches, cravate blanche, chapeau de soie et grâces frétillantes de médecin de ville d’eaux, qui, de loin, faisait des signes avec son ombrelle. « Voilà Gomès… » dit Paul, Docteur Gomès, ancien interne des hôpitaux de Paris, perdu par le jeu et un vieux collage ; « mon oncle » pour les filles, bas condottière, pas méchant mais prêt à tout et s’étant fait une spécialité de ces sortes d’expéditions : deux louis et le déjeuner. Pour le moment en villégiature chez Cloclo, à Ville-d’Avray, il arrivait tout essoufflé au rendez-vous, un sac de nuit à la main contenant sa trousse, sa pharmacie, des bandes, des attelles, de quoi monter une ambulance.

« Piqûre, ou blessure ? fit-il assis dans le landau en face de Paul.

— Piqûre… piqûre… docteur… Des épées de l’Institut… L’Académie française contre les Sciences morales et politiques… »

Gomès sourit, calant son sac entre ses jambes :

« Je ne savais pas… j’ai pris le grand jeu !

— Faudra le déballer, ça impressionnera l’ennemi… » prononça Védrine de son air tranquille. Le docteur cligna de l’oeil, troublé par ces deux visages de témoins inconnus au boulevard et que Paul Astier, qui le traitait en domestique, ne daignait même pas lui présenter.

Comme le landau s’ébranlait, la fenêtre d’un « cabinet de société » s’ouvrit au premier étage devant un couple qui apparut curieusement : une longue fille frêle aux yeux d’un bleu de lin, en corset, les bras nus, la serviette du déjeuner cachant mal la gorge et les épaules. Près d’elle un avorton barbu, un nain de la foire dont on ne voyait que la tête pommadée surmontant à peine la barre d’appui, et le bras disproportionné jeté en tentacule autour de la taille penchée de Marie Donval l’ingénue du Gymnase. Le docteur la reconnut tout haut. « Avec qui donc est-elle ? » Les autres se retournèrent ; mais la fille avait disparu, laissant seule cette longue tête de bossu, comme coupée, posée au bord de la fenêtre.

« Eh ! c’est le père Fage… » Védrine saluait de la main, et, s’amusant de l’indignation de Freydet : « Quand je te disais !… les plus jolies filles de Paris…

— Quelle horreur !

— Ça vous étonne, M. de Freydet ? » Paul Astier commença un farouche éreintement de la femme… Une enfant détraquée, avec tout le pervers, tout le mauvais de l’enfant, ses instincts de tricherie, de menterie, de taquinerie, de lâcheté… Et gourmande, et vaniteuse, et curieuse ! Du bagout, mais pas une idée à elle, et, dans la discussion, pleine de trous, de tournants, de glissades, le trottoir un soir de verglas… Causer de n’importe quoi avec une femme !… Rien, ni bonté, ni pitié, ni intelligence ; pas même de sens. Trompant le mari pour l’amant qu’elle n’aime pas davantage, ayant de la maternité une peur abominable, et un seul cri d’amour qui ne mente pas : « Prends garde ! »… La voilà, la femme moderne… Par exemple, pour une forme de chapeau, pour une robe nouvelle de chez Spricht, capable de voler, prête à n’importe quelle ordure ; car, au fond, elle n’aime que ça, la toilette !… Et pour se figurer à quel point il fallait avoir accompagné, comme lui, les dames de la société, les plus chics, les plus huppées, dans les salons du grand couturier !… Intimes avec les Premières, les invitant à déjeuner à leur château, en adoration devant le vieux Spricht comme devant le Saint-Père… la marquise de Roca-Nera lui amenant ses fillettes, pour un peu lui demandant de les bénir…

« Absolument… » fit le docteur d’un automatique mouvement de salarié au cou décroché par l’approbation perpétuelle. Il y eut un silence de surprise et de gêne, comme un déséquilibre de la conversation après la brusque, violente et inexplicable sortie du jeune homme d’ordinaire si froid et maître de lui. Le soleil était lourd, réverbéré par des murs de pierre sèche bordant la route en pente raide où les chevaux montaient péniblement, faisant crier le gravier.

« Comme charité, comme pitié de femme, j’ai été témoin de ceci… » Védrine parlait, la tête renversée, bercée dans la capote, les yeux à demi clos sur des choses que lui seul voyait… « Pas chez le grand couturier… non !… à l’Hôtel-Dieu, service de Bouchereau… Un cabanon crépi tout blanc, un lit de fer défait, les couvertures à bas, et, là-dessus, nu, luisant de sueur et d’écume, contracturé, tordu comme un clown, avec des bonds, des hurlements qui remplissaient tout le Parvis, un enragé au dernier paroxisme… Au chevet du lit, deux jeunes femmes… chacune d’un côté… la religieuse et une petite étudiante du cours de Bouchereau… penchées sans dégoût et sans peur, sur ce misérable que personne n’osait approcher, lui essuyant le front, la bouche, sa sueur de torture, l’écume qui l’étranglait… La sœur priait tout le temps, l’autre non ; mais dans le même élan de leurs yeux, la tendresse pareille de ces petites mains courageuses, allant chercher la bave du martyr jusque sous ses dents, dans la grâce héroïque et maternelle d’un geste qui ne se lassait pas, on les sentait bien femmes toutes deux… la femme !… Et c’était à s’agenouiller en sanglotant.

— Merci, Védrine… » murmura Freydet qui suffoquait, pensant à son amie de Clos-Jallanges. Le docteur ébauchait un mouvement de tête : « Oh ! absolument… » Mais la parole nerveuse et sèche de Paul Astier l’arrêta net :

« Ben oui, des infirmières, je veux bien… Infirmes elles-mêmes, elles adorent ça, soigner, panser, torcher, les draps chauds, les bassins… et puis la domination sur les souffrants, les affaiblis… » Sa voix sifflait, montait à l’aigu de celle de sa mère, tandis que son œil froid dardait une petite flamme méchante qui faisait penser aux autres : « Qu’est-ce qu’il a ?… » et suggérait au docteur cette réflexion judicieuse : « … beau dire piqûre et glaives de l’Institut, je ne voudrais pas être dans la peau du prince.

— Maintenant, comme instinct maternel de la femme, ricana Paul Astier, nous avons, en pendant au chromo de notre ami, Mme Eviza qui, enceinte de huit mois, pour une parure que lui refusait son banquier de mari, se bourrait le ventre à grands coups de poings, heurtait son fœtus aux angles des meubles : « Tiens, ton enfant, sale ioutre !… tiens, ton enfant… » Et aussi comme délicatesse et fidélité de la femme, cette petite veuve qui, dans le caveau même du défunt, sur la pierre tombale…

— Mais c’est la matrone d’Éphèse que tu nous racontes là, » interrompit Védrine. La discussion s’anima, secouée au cahotement des roues, l’éternelle discussion entre hommes sur le féminin et l’amour.

« Messieurs, attention !… » dit le docteur qui, de sa place à reculons, voyait arriver deux voitures montant la côte au grand trot. Dans la première, une calèche découverte, se trouvaient les témoins du prince que Gomès, debout puis se rasseyant, nommait tout bas avec une intonation respectueuse : « marquis d’Urbin… général de Bonneuil… du Jockey… très chic !… et mon confrère Aubouis. » Un famélique dans son genre, ce docteur Aubouis, seulement décoré : alors c’était cent francs. Suivait un coupé de maître où se cachait, avec son Lavaux, d’Athis très ennuyé de toute cette affaire. Cinq minutes, les trois attelages grimpèrent à la suite en file de noce ou d’enterrement, et l’on n’entendait que le bruit des roues, le souffle ou l’ébrouement des chevaux secouant les gourmettes.

« Passez devant… nasilla une voix arrogante.

— C’est juste, dit Paul, ils vont préparer nos billets de logement… » Les roues se frôlèrent sur l’étroit chemin, les témoins échangèrent un salut, les médecins un sourire de compères. Puis le coupé passa, laissant voir derrière la glace claire, relevée malgré la chaleur, un profil morose, immobile, d’une pâleur de cadavre. « Il ne sera pas plus pâle dans une heure, quand on le ramènera, le flanc crevé… » songeait Paul ; et il voyait le coup très bien, feinte de seconde et filer droit, à fond, entre les troisième et quatrième côtes.

En haut, l’air fraîchit, chargé d’aromes, fleurs de tilleuls, d’acacias, roses chauffées, et, derrière les clôtures basses des parcs, se vallonnaient de grandes pelouses où courait l’ombre moirée des arbres. Une cloche de grille sonna dans la campagne.

« Nous sommes arrivés… » dit le docteur qui connaissait l’endroit, les anciens haras du marquis d’Urbin en vente depuis deux ans, tous les chevaux partis, hormis quelques pouliches gambadant çà et là dans des prés coupés de hautes barrières.

On devait se battre tout au bas de la propriété sur un large terre-plein, devant une écurie de maçonnerie blanche ; et l’on y arrivait par des allées dévalantes, mangées d’herbes et de mousses où les deux troupes marchaient ensemble, mêlées, silencieuses, d’une absolue correction. Seul, Védrine, qu’assommaient les formes mondaines, au grand désespoir de Freydet solennel dans son faux-col, s’exclamait : « Tiens ! du muguet… » émondait une branche, puis saisi de l’immobile splendeur des choses devant l’agitation imbécile des hommes, ces grands bois escaladant la côte en face, ces lointains de toits massés, d’eau luisante, de brume bleue de chaleur : « Est-ce beau ! est-ce calme ! » faisait-il, montrant d’un geste machinal l’horizon à quelqu’un qui marchait derrière lui avec un craquement de bottes fines. Oh ! le mépris dont fut inondé l’incorrect Védrine, et le paysage avec lui, et tout le ciel ; car le prince d’Athis avait cela, il méprisait comme personne. Il méprisait de l’œil, ce fameux œil dont Bismarck n’avait pu soutenir l’éclat, il méprisait de son grand nez chevalin, de sa bouche aux coins tombants, il méprisait sans savoir pourquoi, sans parler, sans écouter, sans rien lire ni comprendre, et sa fortune diplomatique, ses succès féminins et mondains étaient faits de ce mépris répandu. Au fond, une tête en grelot vide, ce Samy, un fantoche que la pitié d’une femme intelligente avait ramassé dans la boîte à vidures, les écailles d’huîtres des restaurants de nuit, qu’elle avait hissé debout et très haut, lui soufflant ce qu’il fallait dire, encore mieux ce qu’il fallait taire, suggérant ses gestes, ses démarches, jusqu’au jour où, se voyant au faîte, il repoussait d’un coup de botte l’escabeau qui ne lui servait plus. Le monde, généralement, trouvait cela très fort ; mais tel n’était pas le sentiment de Védrine, et le « bas de soie rempli de boue » dit à propos de Talleyrand lui revenait à l’esprit en regardant le dépasser majestueusement ce personnage d’une si hautaine et louable correction. Évidemment, une femme d’esprit, cette duchesse, qui, pour dissimuler la nullité de son amant, l’avait fait diplomate et académicien, affublé de ces deux dominos superposés du carnaval officiel, aussi usés de trame l’un que l’autre, malgré leur prestige devant lequel la société s’incline encore ; mais qu’elle eût pu l’aimer, ce vidé, ce grotesque à l’âme dure, Védrine ne se l’expliquait guère. Son titre de prince ? Elle était d’aussi grande famille que lui. Le chic anglais, cette redingote sanglant ce dos de pendu, ce pantalon couleur crottin d’une si laide note entre les branches ? Fallait-il donc croire ce petit forban de Paul Astier raillant le goût de la femme vers le bas, le difforme moral ou physique !…

Le prince arrivait devant la barrière à mi-corps séparant l’allée de la prairie, et, soit méfiance de ses jambes flageolantes, soit qu’il trouvât l’exercice incorrect pour un homme aussi important, il hésitait, gêné surtout par ce grand diable d’artiste qu’il sentait derrière son dos. Il se résigna enfin au détour jusqu’à l’ouverture du barrage de bois. L’autre clignait ses petits yeux : « Va, va, mon bonhomme, tu as beau prendre le plus long, il va falloir y arriver devant la maison blanche ; et qui sait si ce n’est pas là que te sera compté le juste salaire de tes gredineries ?… car tout se paie, en définitive… » L’esprit contenté par ce soliloque, sans même poser la main sur la barrière, il la franchit d’un vigoureux coup de jarret tout à fait incorrect et vint rejoindre le groupe des témoins affairés au tirage au sort des places et des épées. Malgré le gourmé, la gravité des têtes, à les voir tous penchés vers le hasard des pièces, courant les ramasser, pile ou face, on eût dit de grands écoliers, en cour, ridés et grisonnants. Pendant la discussion d’un coup douteux, Védrine s’entendit appeler doucement par Astier en train de se dévêtir derrière la maisonnette et de vider ses poches, du plus parfait sang-froid : « Qu’est-ce qu’il bafouille, ce général ?… Sa canne à portée de nos épées pour empêcher un malheur !… Je ne veux pas de ça, tu m’entends … pas un duel de bleus, ici… nous sommes deux anciens, deux de la classe… » Il blaguait, mais serrait les dents, l’œil féroce.

« Sérieux, alors ? demanda Védrine le scrutant à fond.

— Tout ce qu’il y a de plus sérieux !

— C’est drôle que je m’en doutais. » Et le sculpteur vint faire sa déclaration au général, brigadier de cavalerie, fendu du talon jusqu’à ses oreilles faunesques qui joutaient de couleurs violentes avec celles de Freydet ; du coup, elles devinrent subitement écarlates, à croire que le sang giclait. « Convenu, m’sieu ! — Fait’ment, m’sieu ! » Les paroles cinglaient en coups de cravache. Samy, que le docteur Aubouis aidait à relever la manchette de sa chemise, les entendait-il ? Fut-ce l’apparition du souple, félin et vigoureux garçon qui s’avançait, le cou, les bras ronds et découverts, le regard impitoyable ? Le fait est que, venu là pour le monde et sans l’ombre d’une préoccupation, en gentleman qui n’en est pas à sa première affaire et sait ce que valent deux bons témoins, toute sa figure changea brusquement, devint terreuse, montra sous sa barbe affaissée comme un décrochement de mâchoire, l’affreuse grimace de la peur. Néanmoins il se tenait et vint assez vaillamment en garde.

« Allez, messieurs. »

Oui, tout se paie. Il en eut l’intime sensation devant cette pointe implacable qui le cherchait, le tâtait à distance, semblait ne le ménager là ou là que pour le frapper plus sûrement. On voulait le tuer … c’était sûr. Et tout en rompant, son grand bras maigre allongé, dans le fracas des coquilles, un remords lui venait pour la première fois de l’ignoble abandon de sa maîtresse, de celle qui l’avait tiré de la boue et remis au monde, le sentiment aussi que la juste colère de cette femme n’était pas étrangère au danger pressant, enveloppant, qui tout autour de lui semblait bouleverser l’atmosphère, faisait tourner et reculer dans un éclairage de rêve le ciel agrandi au-dessus de sa tête, les silhouettes effarées des témoins, des médecins, jusqu’aux gestes éperdus de deux garçons d’écurie chassant à coups de casquette les chevaux bondissants qui voulaient s’approcher et voir. Tout à coup, des voix violentes, brutales : « Assez !… assez !… Arrêtez donc… » Que s’est-il passé ? le danger est loin, le ciel a repris son immobilité, les choses leur couleur et leur place. Mais à ses pieds, sur le sol fourragé, bouleversé, s’étale un large amas de sang qui noircit la terre jaune, et, dedans, Paul Astier abattu, son cou nu percé de part en part, saigné comme un porc. Dans le silence consterné de la catastrophe, la prairie continue au loin son grêle bruit d’insectes, et les chevaux qu’on ne surveille plus, groupés à quelque distance, allongent leurs naseaux curieusement vers ce corps immobile de vaincu.

Il avait pourtant bien le sens de l’épée, celui-là. Ses doigts, solidement incrustés sur la garde, faisaient flamboyer, planer et fondre à pic, siffler et s’allonger la lame ; tandis que l’autre, en face de lui, n’agitait qu’un bègue et peureux tourne-broche. Comment cela s’est-il donc fait ? Ils diront, et, ce soir, les journaux répéteront après eux, et, demain, tout Paris avec les journaux, que Paul Astier a glissé en se fendant, s’est enferré lui-même, tout cela très détaillé, très précis ; mais, dans les circonstances de la vie, est-ce que la précision de nos paroles n’est pas toujours en raison inverse de nos certitudes ? Même pour ceux qui regardaient, pour ceux qui se battaient, quelque chose de confus, de voilé, entourera toujours la minute décisive, celle où le destin est entré, en dehors de toute prévision, de toute logique, a porté le dernier coup, caché dans cette nuée obscure dont ne manque jamais de s’envelopper le dénouement des combats Homériques.

Porté dans un petit logement de palefrenier attenant à l’écurie, Paul Astier, en rouvrant les yeux après une longue syncope, vit d’abord, du lit de fer où il était couché, une lithographie du prince impérial à même la muraille, au-dessus de la commode chargée d’outils de chirurgie ; et le sentiment rentrant en lui par la vue des objets extérieurs, ce pauvre visage mélancolique aux yeux pâles, délavé de l’humidité des murs, cette sombre destinée de jeunesse l’attristait d’un mauvais présage. Mais à cette âme d’ambition et de ruse, l’intrépidité ne manquait pas. Dressant péniblement sa tête, avec la gêne des tours de bandes qui la comprimaient, il demanda, la voix changée, affaiblie quoique toujours railleuse : Blessure, ou piqûre, docteur ? » Gomès en train de rouler ses gazes phéniquées lui imposa silence d’un grand geste : « Piqûre, veinard que vous êtes… mais il s’en fallait de ça… Aubouis et moi nous avons cru la carotide ouverte… » Le jeune homme reprit un peu de couleur, ses yeux étincelèrent. C’est si bon de ne pas mourir ! Tout de suite, l’ambition revenue, il voulut savoir le temps de la guérison, de la convalescence. « Trois semaines… un mois… » d’après le docteur, qui répondait négligemment, avec une nuance de dédain bien amusante, très vexé au fond, touché dans la peau de son client. Paul, les yeux au mur, combinait… D’Athis serait parti, Colette mariée, avant qu’il put seulement se lever… Allons, l’affaire était manquée, il fallait en trouver une autre !

La porte ouverte remplit le bouge d’un grand flot de lumière. Oh ! la vie, le chaud soleil… Védrine rentrant avec Freydet s’approcha du lit, la main joyeusement tendue : « Tu nous as fait une belle peur ! » Il aimait réellement sa petite fripouille, y tenait comme à un objet d’art. « Oui, bien peur… » disait le vicomte s’essuyant le front, l’air prodigieusement soulagé. Tout à l’heure, c’était son élection, ses espérances académiques qu’il avait vues par terre, dans tout ce sang. Jamais le père Astier n’aurait voulu faire campagne pour un homme mêlé à une telle catastrophe ! Un brave cœur pourtant, ce Freydet, mais l’idée fixe de sa candidature l’aimantait comme une aiguille de boussole ; secoué, remué dans tous les sens, il revenait toujours au pôle académique. Et tandis que le blessé souriait à ses amis, un peu penaud tout de même de se voir étendu sur le flanc, lui, le malin, le fort, Freydet ne cessait de s’extasier sur la correction des témoins avec qui l’on venait de s’entendre pour le procèsverbal, la correction du docteur Aubouis s’offrant à rester près de son confrère, la correction du prince parti dans la calèche et laissant à Paul Astier pour le reconduire chez lui sa voiture, très douce, à un cheval, qui pourrait venir jusqu’à la porte du petit logement. Oh ! tout à fait correct.

« Est-il embêtant avec sa correction ! » fit Védrine surprenant la grimace que Paul n’avait pu retenir.

« … une chose vraiment bien extraordinaire… » murmura le jeune homme, d’une voix vague qui songeait. Ainsi, ce serait lui et non pas l’autre, dont la pâle figure sanglante apparaîtrait à côté du médecin derrière la vitre du coupé revenant au pas. Ah ! pour un coup raté… Il se dressa brusquement, malgré l’injonction du docteur, écrivit très vite sur une de ses cartes, d’un crayon mal guidé : « Le sort est aussi traître que les hommes. J’ai voulu vous venger… Je n’ai pas pu. Pardon… » signa, relut, réfléchit, relut encore, puis, l’enveloppe fermée, une horrible enveloppe à fleurs d’épicerie de campagne, trouvée dans la poussière de la commode, il mit dessus : « Duchesse Padovani, » et pria Freydet de la porter lui-même le plus tôt possible.

« Ce sera fait dans une heure, mon cher Paul. »

Il dit « merci… à revoir… » de la main, s’allongea, ferma les yeux, resta muet et sans bouger jusqu’au départ, écoutant autour de lui, dans la prairie ensoleillée, l’immense et grêle rumeur d’insectes qui lui semblait être le battement de la fièvre commençante, pendant que sous ses cils baissés il suivait l’entortillement de sa nouvelle intrigue, si différente de la dernière, et miraculeusement improvisée, sur le terrain, en pleine déroute.

Était-ce bien une improvisation ? L’ambitieux garçon pouvait s’y tromper ; car le mobile de nos actes nous échappe souvent, perdu, caché dans tout ce qui s’agite en nous aux heures de crise, ainsi que disparaît dans la foule le meneur qui l’a mise en branle. Un être, c’est une foule. Multiple, compliqué comme elle, il en a les élans confus, désordonnés ; mais le meneur est là, derrière ; et si emportés, si spontanés qu’ils paraissent, nos mouvements, comme ceux de la rue, ont toujours été préparés. Depuis le soir où Lavaux, sur la terrasse de l’hôtel Padovani, signalait la duchesse au jeune garde-noble, cette pensée était venue à Paul Astier que, si Mme de Rosen lui manquait, il lui resterait la belle Antonia. Il y songeait aussi l’avant-veille, aux Français, en apercevant le comte Adriani dans la loge de la duchesse, mais vaguement encore, parce que son effort était ailleurs et qu’il croyait à la possibilité de vaincre. La partie définitivement perdue, sa première idée en se reprenant à la vie fut : la duchesse ! Ainsi, presque à son insu, cette résolution improvisée était la mise au jour d’une lente et sourde germination : « J’ai voulu vous venger, je n’ai pas pu… » Certainement, bonne, violente et vindicative comme il la connaissait, celle que ses Corses appelaient Mari’ Anto, serait à son chevet le lendemain matin. À lui de s’arranger pour qu’elle ne le quittât plus.

En revenant tous deux dans le landau, qui avait pris les devants sur le coupé de Samy obligé de marcher lentement à cause du blessé, Védrine et Freydet philosophaient devant les coussins vides où reposaient les épées du duel dans leur fourreau de serge. « Elles font moins de train qu’en allant, ces fichues bêtes… » dit Védrine poussant les colichemardes du bout du pied. Freydet réfléchit tout haut : « C’est vrai qu’on s’est battu avec les siennes… » et reprenant sa tête importante et très correcte de témoin : « Nous avions tout gagné, le terrain, les épées… En plus, un tireur de premier ordre… Comme il dit, c’est une chose bien extraordinaire… »

Ils cessèrent de causer un moment, distraits par la richesse du fleuve qu’allumait le couchant, en nappes d’or vert et de pourpre. Le pont traversé, les chevaux s’engagèrent au grand trot dans la rue de Boulogne. « En somme, oui… reprit Védrine comme si leur causerie n’avait pas été coupée d’un long silence… sous des semblants de réussite le garçon est un déveinard. Voilà plusieurs fois que je le vois aux prises avec la vie, dans de ces circonstances qui sont des pierres de touche pour juger la destinée d’un homme, qui lui font suer tout ce qu’il a de chance sous la peau. Eh bien ! il a beau ruser, combiner, penser à tout, faire sa palette d’une façon merveilleuse, au dernier moment quelque chose craque, et, sans le démolir tout à fait, l’empêche d’arriver à ce qu’il veut… Pourquoi ?… Simplement, peut-être, parce qu’il a le nez de travers… Je t’assure, ces déviations-là sont presque toujours des symptômes d’un esprit faux, d’une direction pas très droite. Le mauvais coup de barre, quoi ! »

Ils s’amusaient de cette idée ; puis continuant à causer chance et malchance, Védrine racontait un fait singulier arrivé presque sous ses yeux pendant un séjour en Corse, chez les Padovani. C’était à Barbicaglia, au bord de la mer, juste en face le phare des Sanguinaires. Il y avait dans ce phare un vieux gardien, bon serviteur, à la veille de sa retraite. Une nuit, pendant qu’il était de quart, le vieux s’endort, sommeille cinq minutes, pas une de plus, arrêtant de sa jambe allongée le mouvement de la lanterne à feu tournant, qui devait changer de couleur à chaque minute. Or, à cet instant de la même nuit, l’inspecteur général faisant, sur un aviso de l’État, sa tournée annuelle, se trouve en face des Sanguinaires, s’étonne d’y voir une lumière fixe, fait stoper, surveille, constate, et le lendemain la chaloupe des ponts et chaussées amène un gardien de rechange dans l’île avec la notification de l’immédiate mise à pied du pauvre vieux. « Je crois, disait Védrine, que c’est un rare exemple de contre-veine, la conjonction dans la nuit, dans le temps et l’espace, de ce regard d’inspection et de ce court sommeil de veilleur. » Son grand geste calme montrait au-dessus de la place de la Concorde où leur voiture arrivait, un large morceau de ciel d’un vert sombre, piqué çà et là de naissantes étoiles, visibles au fond du beau jour qui mourait.

Quelques instants après le landau entrait dans la rue de Poitiers, très courte, assombrie déjà, s’arrêtait devant le haut portail écussonné de l’hôtel Padovani, toutes ses persiennes fermées, un ramage d’oiseaux dans les arbres du jardin. La duchesse était partie, en villégiature à Mousseaux pour la saison. Freydet hésitait, sa grande enveloppe à la main. Préparé à voir la belle Antonia, à faire un émouvant récit du duel, peut-être à glisser un mot de sa prochaine candidature, maintenant il ne savait plus s’il devait poser la lettre, ou s’il la porterait lui-même, dans trois ou quatre jours, quand il rentrerait à Clos-Jallanges. Finalement, il se décida à la laisser, et, remontant en voiture :

« Pauvre garçon !… Il m’avait tant dit que c’était pressé !

— Sans doute, fit Védrine pendant que le landau les emportait, par les quais qui se pointillaient de symétriques feux jaunes, vers leur rendez-vous de procès-verbal… Sans doute… Je ne sais pas ce que contient cette lettre, mais pour qu’il se soit donné la peine de l’écrire à ce moment-là… ce doit être quelque chose de très fort, de très subtil, un merveilleux tour d’adresse… Seulement, voilà… très pressé… et la duchesse est partie. »

Et tortillant gravement le bout de son nez entre deux doigts : « C’est ça, vois-tu. »