L’Horizon chimérique (recueil)/Jeux

L’Horizon chimériqueSociété littéraire de France (p. 19-32).


II

JEUX


I


Ô mes moulins à vent, ô mes vaisseaux à voiles,
Qu’est-ce que l’on a fait de vos âmes de toile ?
Que reste-t-il de vous, hors ces tristes pontons,
Mes frégates, mes avisos et mes corvettes ?
À quel souffle divin, vieux moulins, vous voit-on
Tourner comme ici-bas dans le ciel où vous êtes ?

On a tué bien trop de choses que j’aimais,
Desquelles c’est fini, maintenant, à jamais.
Le « mare ignotum » des vieilles mappemondes
Hante encor mon esprit à travers tous les temps.
Je songe à des marins sur les mers du levant
Qui voguaient sans savoir que la terre était ronde.


Je regrette des paysages de coteaux
Aux fleuves traversés par des ponts à dos d’âne.
La route poudroyait, comme disait sœur Anne ;
Les moulins agitaient leurs quatre bras égaux.
Qu’est-ce que l’on a fait de vos âmes de toile,
Ô mes moulins à vent, ô mes vaisseaux à voiles ?


II


Par un soir de brouillard, en un faubourg du nord,
Où j’allais, promenant mon cœur noyé de pluie,
J’ai vu, dans une auberge basse du vieux port,
Danser les matelots de la Belle-Julie.

Le timonier portait sur son épaule droite,
Exotique et siffleur, un grand perroquet vert.
Du maître d’équipage au cuisinier qui boite,
Tous gardaient, dans leur pas, le rythme de la mer.

Et déjà gris de stout, de rhum et de genièvre,
Les plus jeunes, longtemps sevrés de tels festins,
Écrasaient en dansant des baisers sur les lèvres
Des filles dont le cœur est tendre aux pilotins.

Aux accents du trombone et de l’accordéon,
Leurs talons, à grand bruit, soulevaient la poussière.
Mais le mousse, natif de Saint-Pol-de-Léon,
Ivre-mort, récitait gravement ses prières.


III


Le cœur lourd de cuisine à l’huile et de piments,
Matéo de Corfou, né d’une mulâtresse
Et d’un prince espagnol parjure à son serment,
Avec grâce étirait sa natale paresse.

Un roulis insensible agitait faiblement
Le hamac du forban dont la pâleur traîtresse,
La bouche insidieuse et le regard qui ment
Firent périr d’amour tant de nobles maîtresses.

Tandis qu’assis en rond ou couchés sur le dos
Les hommes profitaient d’un instant de repos
Pour cuver, çà et là, leurs infernales drogues,

Et qu’un tout jeune esclave au teint de cuivre clair
Qui regardait sans voir par un sabord ouvert
Pleurait en évoquant des lacs et des pirogues.


IV


Lorsque je t’ai connue aux Iles de la Sonde,
Ton sourire, ma sœur, était noir de bétel…
Depuis, deux ou trois fois, j’ai fait le tour du monde,
Et je me suis guéri de tout amour mortel.

Matelot jovial aux mouvements pleins d’aise,
Et très fier, je portais, d’un torse avantageux,
La vareuse gros bleu de la marine anglaise.
Enfant, ta passion fut un terrible jeu.

Quand je resonge encore aux nuits de Malaisie,
Je pardonne à ton cœur ardent qui me brava,
Car pourrais-je oublier de quelle fantaisie
Tu grisas mon ennui sous le ciel de Java,

Jusqu’à l’instant fatal où mon rival mulâtre
Me frappa dans le dos, un soir, avec son kriss ?
Mais le Seigneur plaça, dans ma vie idolâtre,
Un Chinois converti qui me parla du Christ.


C’est lui qui m’a conduit, par des chemins austères,
À mériter ma place au nombre des élus
En semant le bon grain parmi toute la terre
Comme simple soldat dans l’Armée-du-Salut.


V


L’oiseau de paradis, l’ibis, le flamant rose,
Le choucas, le toucan, la pie et le pivert,
Éployant tour à tour leurs plumages divers,
Volètent sur mon cœur mais jamais ne s’y posent.

La tubéreuse, la pivoine et le jasmin,
Le lotus de Judée et le lys de l’Euphrate,
Les plus étranges fleurs et les plus disparates,
Sous mon regard désenchanté fanent en vain.

Je m’ennuie à mourir et ma dernière amante,
Viviane, la fée aux yeux couleur d’espoir,
Périrait sous les coups de mes esclaves noirs,
Sans distraire un instant le mal qui me tourmente.


V


Je porte au gros orteil un anneau d’or massif,
Qui me vient de mon père à qui l’avait légué
Un vieillard de grand sens mais par trop primitif,
Son oncle maternel, marchand de papegais.

Je porte, sur le ventre, un tatouage obscène
Qu’y grava, par ennui, dans l’Arabie Heureuse,
L’esclave préférée, insouciante et vaine,
D’un calife éminent et d’humeur scrupuleuse.

Je porte dans le dos, à la hauteur des reins,
La marque rouge encor d’un coup de boummerang,
Outrage inexcusable et grossier à dessein
D’un papou, qui d’ailleurs le paya de son sang.

Mais je porte en mon cœur, à l’abri des atteintes
Du temps et de l’oubli, le souvenir futile
D’une créole de Saint-Pierre aux lèvres peintes
Dont les baisers grisaient comme le vin des Iles.


VII


Vous pouvez lire, au tome trois de mes Mémoires,
Comment, pendant quinze ans captif chez les Papous,
J’eus pour maître un monarque exigeant après boire
Qu’au son des instruments on lui cherchât ses poux.

Mais j’omis à dessein, en narrant cette histoire,
Plusieurs détails touchant l’Infante Laïtou,
Fille royale au sein d’ébène, aux dents d’ivoire,
Dont la grâce rendit mon servage plus doux.

Depuis que les échos des Nouvelles-Hébrides,
Qui répétaient les cris de nos amours hybrides,
Terrifiant, la nuit, les marins naufragés,

S’éteignirent au creux des rivages sonores,
Laïtou, Laïtou, te souvient-il encore
Du seul de tes amants que tu n’aies point mangé ?


VŒU


Le cœur brûlé par tous les tabacs de la terre
Et mal guéri d’amours nocives et d’alcools,
Je ne désire plus qu’un endroit solitaire
Pour finir mes vieux jours, paisible et sans faux col,

Le long des quais déserts d’un petit port marchand
Où j’attendrai la mort avec une âme sage,
En voyant, chaque soir, s’endormir au couchant
Le soleil, à travers des mâts et des cordages.


VIII


Si je contemple le plafond
Avec tant de mélancolie,
Gentlemen, avouerai-je, au fond,
Le motif de ma rêverie ?

Lorsque j’ai bu trois carafons
De gin, de rhum et d’eau-de-vie,
Goddam ! tous ces alcools me font
Songer à la mère patrie

J’en partis à vingt ans à peine,
Pour acheter du bois d’ébène
Sur la côte des Somalis.

Négrier plus qu’aux trois quarts ivre
(En vérité je vous le dis),
J’ai gardé tout mon savoir-vivre.