L’Horizon chimérique (recueil)/Attitudes

L’Horizon chimériqueSociété littéraire de France (p. 33-47).


III

ATTITUDES


I


Comme Tycho-Brahé qui cherchait des planètes,
Nous n’élevons les yeux que vers les nuits d’été
Pour garder à jamais notre âme et nos mains nettes
Des vulgaires soucis de notre humanité.

Arborant le regard lointain des astrologues
Qui butent aux pavés et tombent dans les puits,
Nous passons, dédaigneux des abois de vos dogues,
Et jaloux du secret d’un immortel ennui.

Le bouton de corail des mandarins insignes
Offre peu de valeur et n’a point de vertu
Auprès du fatidique et plus étrange signe
Que nous portons, brodé sur nos chapeaux pointus.


Et lorsque nous dansons, au sommet des collines,
Autour des feux de joie où nous brûlons nos morts,
Les moins sots d’entre nous, sans comprendre, s’inclinent,
Nous estimant très grands, très puissants et très forts.


II


Dire qu’il nous faudra vivre parmi ces gens,
Toujours ! Et pas moyen de rester solitaires !
— Pourtant, ils ont leur façon d’être intelligents,
Lorsqu’ils ne disent rien ou bien parlent d’affaires.

Nous étions nés, je crois, pour toute autre planète ;
Mais nul ne l’a compris. Et Dieu, qu’y pouvait-il ?
La terre sans amour de ces hommes honnêtes
Donne fort peu de joie à notre cœur subtil.

Ô cafés, bridge à trois ! Lorsque nous serons morts,
Ce sera bien plus grave et pour de bon, nous autres !
En attendant, vivons et semblons jusqu’alors
Ridicules, avec nos manières d’apôtres.

Allons ! Faisons les fous, car c’est notre sagesse.
Notre raison ne peut ressembler à la leur,
Et notre âme, si vers leur âme elle s’abaisse,
Dans leurs pauvres plaisirs ne trouve que des pleurs.


III


Gens de bien, vertueux et probes,
Vous, les honnêtes, les prudents,
Qui ne montrez jamais les dents,
Gens d’honneur, d’épée ou de robe,

Gens de bourse et vous gens de loi,
Hommes, enfin, qu’on dit nos frères,
Gardez — nous n’en avons que faire —
Vos sentiments de bon aloi.

Que nous importent vos scrupules,
Et vos soucis et vos tracas ?
Nous ne mettrons jamais nos pas
Dans vos empreintes ridicules !

Car, aux Mèdes anciens pareils,
Nous ne croyons qu’à l’impossible,
Et nous avons choisi pour cible
Le disque rouge du soleil !


IV


Quand les bureaux et les usines
Par le peuple sont désertés,
Et que Paris semble en gésine
D’une trop vaste humanité,

Alors que l’homme au rire bête
Et son épouse aux airs penchés
Croient égayer ce jour de fête
Parce qu’ils sont endimanchés.

Mon âme, loin des foules grises.
Dont le tumulte est odieux,
Se recueille, avant tout éprise
De la solitude des dieux.

Sur le monde fermant la porte
Et tisonnant mon poêle éteint,
Je rêve à des planètes mortes
Comme à des paradis lointains.


III


En voyant leurs fronts
Dégarnis au faîte,
Les gens au courant
Les disent poètes.

Leurs yeux, qui sont faits
Pour d’autres lumières,
Dans notre jour faux
Clignent des paupières.

Marchant de travers
Au milieu des places,
Ils vont au hasard
Dans la populace.

Leur âme gardant
La blancheur des oies,
Ils disent pardon
Lorsqu’on les coudoie.


Toujours indulgents
À qui les offense,
On les croit déjà
Tombés en enfance.

Ils portent des cœurs
Plus grands que nature ;
On n’a pas encor
Trouvé leur pointure.



VI


Nous ne sommes pas méchants
(On peut l’avouer sans pose),
Nous sommes de pauvres gens
Ce n’est pas la même chose !

Sans oser prétendre à tant
Que de voir la vie en rose,
Nous nous estimons contents
Avec si, si peu de chose !

Ni les ors, ni les argents,
Ni les objets qu’on expose
Aux vitrines des marchands,
Ne nous disent quelque chose.

Mais qu’un verre de vin blanc
Réchauffe notre chlorose
Et nous allons, titubants,
Insoucieux d’autre chose !


VII


Si j’étais gabarre ou chaland
Au bout d’une corde qui grince,
        Beau fleuve lent,
Je descendrais vers tes provinces.

Si j’étais un noyé tranquille,
Je m’en irais entre deux eaux.
        Cherchant quelque île
Où m’endormir dans les roseaux.

Peuplier de la Caroline,
Je répandrais d’un geste doux
        Mon ombre fine
Sur les flots plats et sans remous.

Rayon de lune ou feuille morte,
Je voudrais, léger et dansant,
        Que tu m’emportes
Voir d’autres pays en passant.


Mais que suis-je, sinon poète
(Autant dire un cœur plein d’ennuis),
        Ma cigarette
M’éclairant seule dans la nuit ?



MADRIGAL


Je crois trouver en vous, Madame, l’étrangère
Qu’il nous faut éviter selon les livres saints,
Et dans vos yeux trop grands que leur cerne exagère
Je n’ose présumer que de vénals desseins.

Mais depuis si longtemps parmi les foules j’erre
Sans rencontrer un frère et pas même un cousin,
Qu’en tout bien tout honneur je ne saurais moins faire
Que de vous proposer un verre sur le zinc.

Acceptez sans façons ! Nous nous connaissons d’Ève
Et d’Adam. Il suffit. Chère amante, je lève
Ma coupe en bénissant le soir qui nous unit.

À défaut de l’amour et de la foi qui sauve
Je vous offre ce cœur, bon compagnon d’alcôve
Et complice discret dans le désert d’un lit.


VIII


Vous savez que le vin des auges
Peut seul flatter notre gosier.
Au lieu d’aller à vos vendanges,
Asseyons-nous sur nos paniers.

Vos jeux nous restent lettre morte ;
Votre amour nous est un affront.
Fumons la pipe au seuil des portes
Et vers l’azur faisons des ronds.

Nous voulons vivre dans les marges ;
Il ne faut pas nous déranger.
Promenons-nous de long en large
Et sifflotons des airs légers.


IX


Avec nos grands airs de batteurs d’estrade,
Nos yeux insolents et ce ton narquois,
Nous sommes, au fond, des enfants malades
Qui faisons les fiers sans avoir de quoi.

C’est, il faut le dire, une triste chose,
Quand la vie est lourde à notre front las,
Que d’user son temps à chercher la pose
Pour mieux étonner les gens d’ici-bas.

D’autant que, déçus en nos attitudes
Et sachant fort bien que nul ne nous croit,
Nous n’arrivons plus, malgré l’habitude,
À dissimuler nos cœurs mis en croix.