Robert Denoël (p. 181-190).


XXVIII


Vêtu d’un costume de velours bleu qui l’endimanchait, Mimar entra dans la boutique.

Pluche s’exclama : « Déjà de retour ! »

— Il paraît, dit Mimar. Il posa sa valise, serra la main aux copains.

— Et ta mariée ? fit une voix. Tu l’as déjà perdue ?

— … Allons, Lucie. Arrive ! On te mangera pas.

Mme Mimar s’avança. C’était une petite noiraude, avec des yeux vifs et doux dans un visage peureux. Elle portait un « costume tailleur » sombre et démodé.

— Tu tombes à pic, Lucie, reprit Mimar. Tous les copains sont présents : voilà Pluche, un Marseillais ; le père Louis, Kenel, Pélican, l’as des pêcheurs à la ligne ; Bernard, Maltaverne, la crème des sergents de ville. Voici le patron et la patronne… Madame Lecouvreur, je vous présente ma femme.

— Enchantée, fit Louise. Elle tendit la main. « J’espère que vous vous plairez chez nous.

— Oh ! oui, balbutia Lucie que tout ce monde intimidait. Elle s’accrocha au bras de son mari et regarda autour d’elle.

— Je paie une tournée, cria Mimar. Lucie, un petit quinquina ?

On but à la santé des nouveaux époux. Appuyé sur le zinc, le mégot au coin de la bouche, Mimar parla du « gueuleton » qui avait suivi le mariage.

Pluche, en ricanant, posa la question qui était sur toutes les lèvres :

— Et la nuit de noces ?

Le visage de la jeune femme s’empourpra.

— Sacré Marius ! s’écria Mimar. Il vida son verre. « On vous laisse… Viens, Lucie !

Une petite femme sérieuse, dit Louise, dès qu’ils eurent disparu. Elle fronça les sourcils. — Où ce coureur de Mimar a-t-il déniché ça ?

— C’est une cousine, expliqua le père Louis. Paraît qu’elle a de l’argent… »

… Mimar ayant ouvert la porte de sa chambre, Lucie eut un cri d’étonnement : « Comme c’est petit !

— T’es plus à la campagne, fit-il avec humeur.

Il s’assit et alluma une cigarette. Lucie tourna dans la chambre, se pencha à la fenêtre.

— Tiens, dit-elle, amusée, des chevaux… Ceux de ton ami le camionneur ? Oui ? Tu connais tout le monde ici.

— Dame ! Depuis sept ans que j’habite l’hôtel ! T’y resteras pas si longtemps. On parle d’exproprier la maison.

Lucie ouvrit les valises et commença à s’installer tout en bavardant.

— On a de bons voisins ? Y a-t-il beaucoup de femmes dans l’hôtel ?

— Tu m’en demandes trop… Te fatigue pas comme ça, Lucie.

Elle se haussait sur la pointe des pieds pour ranger du linge en haut de l’armoire. « Je suis trop petite. » Elle éclata de rire.

— Je vas t’aider.

Il s’approcha d’elle, l’enleva brusquement dans ses bras et la jeta sur le lit.

Elle balbutia : « Non, pas maintenant, Pierre… »

Le sommier craqua, et, l’espace d’une seconde, Mimar se rappela toutes les femmes qui avaient couché là. « J’aurai quelqu’un pour me servir, pensa-t-il… »

Le lendemain, il retourna à son travail. Dès lors, les jours se ressemblèrent. Quand Mimar était de « nuit », Lucie avait peur. « Elle songeait au passé de Pierre qu’elle ignorait. Elle entendait des rires, des claquements de porte ; ces promiscuités la gênaient.

Quand Mimar était de « jour », elle restait seule jusqu’au soir. Le matin, levée la première, elle préparait le « panier » de son mari. Puis, vers dix heures, elle allait au marché. La bousculade de la rue, les voitures, l’étourdissaient. Elle n’avait de plaisir qu’à vivre dans sa chambre ou à bavarder avec la patronne.

Louise la mettait au courant des usages de l’hôtel, lui indiquait des commerçants honnêtes, des magasins où l’on offrait des « primes ». Elle l’engageait gentiment à sortir. « Faut pas toujours rester à votre fenêtre si vous voulez connaître la capitale. Allez aux Buttes-Chaumont avec Badour. »

Mais Lucie, les bras ramenés sur la poitrine, ne bougeait pas de sa chaise.

— Quand on débarque à Paris, continuait Louise, les premiers temps, on fatigue. Puis ça passe. Regardez, moi, je n’arrête jamais !

— Oh ! vous, vous êtes une vieille Parisienne…

Un client arrivait. Lucie regagnait sa chambre. La journée passait vite ; quand Mimar rentrait, il n’avait qu’à s’attabler devant la soupe fumante et Lucie s’amusait de son appétit.

Chaque samedi, Mimar descendait faire sa manille. Lucie, à ses côtés, sur la banquette, le regardait jouer sans rien comprendre. Mais elle battait des mains lorsqu’il gagnait. Elle buvait une gorgée au verre de son mari et souriait malicieusement.

Le dimanche, Mimar faisait la grasse matinée. Ce jour-là, l’hôtel avait une physionomie particulière. Jusqu’à neuf heures, les couloirs étaient silencieux. Lucie partait au marché avec ses voisines. Quand elle rentrait, elle trouvait Mimar en train de se raser. Elle lui faisait la surprise d’un bon déjeuner.

Mimar descendait prendre son « jus » dans la boutique et elle ne le revoyait pas jusqu’à trois heures. Il avait accepté de faire une « manoche », rien qu’une ! Lucie se mettait à la fenêtre, suivait des yeux les couples qui se promenaient le long du canal. Quand Mimar, enfin, remontait : « Pierre, proposait-elle, nous devrions aller faire un tour nous aussi. »

Ils n’allaient jamais bien loin. Ils longeaient le quai de Jemmapes. Le soleil couchant dorait les tas de sable, les sacs de ciment, les montagnes de meulière. Ils arrivaient place Jean-Jaurès, s’accoudaient à une balustrade et contemplaient l’eau. Lucie avait retrouvé sa gaieté. « Pierre, tu te souviens, chez nous, la Meuse est plus claire… »

Il enfonçait les mains dans ses poches. « Viens. » S’ils rencontraient un copain, la promenade finissait au café.

Ces soirs-là, en rentrant, Lucie déclarait : — Nous devrions aller une journée à la campagne.

— Penses-tu, se récriait Pierre, on a trop de mal à joindre les deux bouts.

Lucie se taisait. Mais un jour, elle insista :

— Pierre, écoute… je t’en prie… ça me ferait du bien. Elle ajouta tout à coup : « Je m’ennuie. »

— Une lubie ! fit-il, bourru. Qu’est-ce que t’as ?

Il la regarda. Elle avait les yeux cornés, les lèvres pâles ; depuis le début de l’hiver, elle toussait. « Le changement d’air, » se dit-il. Il l’embrassa. « Allons, ma petite, c’est convenu : au printemps, nous irons nous balader. »

Lucie trouva un logement vacant, « chambre et cuisine », rue des Écluses-Saint-Martin. Avec ses économies, elle acheta des meubles, un lit de milieu, une armoire, des chaises ; elle coupa des étoffes, plissa des rideaux, se démena jusqu’au soir où les copains vinrent pendre la crémaillère.

La chambre donnait sur de grands murs tristes ; jour et nuit une odeur de vaisselle empoisonnait la courette. De sa fenêtre, Lucie voyait des cheminées, un coin de ciel couleur de suie ; malgré son bonheur d’être « dans ses meubles », elle se rappelait la belle vue qu’on avait à l’Hôtel du Nord. La bonne humeur de Louise lui manquait. Son installation était terminée et maintenant les journées lui semblaient épuisantes et vides.

Mimar, lui, s’était vite fait à ce changement dans ses habitudes ; d’ailleurs de temps à autre, il invitait des anciens copains de l’hôtel, comme le père Louis ou Pélican, à venir casser la croûte à la maison.

Un soir, il fit irruption chez Lecouvreur.

— Ma femme vient d’entrer à Saint-Louis, annonça-t-il.

— À l’hôpital ! dit Louise, le cœur serré. Qu’est-ce qu’elle a ?

— On ne sait pas… Elle tousse.

— Ça sera rien, assura Pluche… Tu joues au zanzi ?

Le jeudi, Louise se rendit à l’hôpital. Elle se rappelait Ladevèze, l’homme au parapluie ! Elle trouva Mme Mimar couchée dans une grande salle en compagnie de malades qui toussaillaient.

— C’est gentil ! s’écria Lucie. Je m’ennuyais tant.

Elle s’essoufflait en parlant : « Le docteur dit que ça ne sera rien, vous savez… »

Louise fit effort pour cacher son trouble. « Mieux vaut passer l’hiver à vous dorloter. Au printemps, vous serez guérie… »

Lucie étendit ses bras maigres sur le drap et resta rêveuse.

Louise revint souvent. Elle apportait toujours une gourmandise avec elle ; des locataires l’accompagnaient parfois. On bavardait un moment. Louise parlait des bêtises de Pluche, des amours de sa bonne. Lucie écoutait ; ces récits lui rappelaient les premiers mois de son mariage. Soudain sa toux la secouait et elle crachait dans un petit vase. Elle s’excusait. « Ça dégage, » répondait Louise qui se levait pour arranger les couvertures.

En rentrant à l’hôtel, elle confiait à son mari :

« Si tu voyais comme elle est maigrie, Émile. Y en a plus d’elle… Elle passera pas l’hiver. »

Au bout du quatrième mois, Lucie voulut quitter l’hôpital et revenir rue des Écluses-Saint-Martin. « Le changement va me guérir, » disait-elle.

Louise venait la voir tous les jours. Elle mettait de l’ordre dans la chambre, sur la table de nuit encombrée de médicaments. Étendue dans son lit Lucie la regardait faire ; un sourire d’amitié éclairait son visage fiévreux. Elle demandait qu’on ouvrît la fenêtre toute grande. Le printemps commençait, un rayon de soleil plongeait dans la courette et Lucie, pour le voir, se soulevait sur son oreiller. Vers sept heures, Mimar arrivait. Louise cédait la place.

« Bonne nuit. Soyez sage ! » criait-elle de la porte.

Lucie mourut un vendredi matin. Ce fut Louise qui l’ensevelit. Les locataires de l’Hôtel du Nord avaient offert une couronne et comme l’enterrement eut lieu le dimanche, la plupart suivirent le convoi jusqu’au cimetière de Pantin.

Une semaine après, Mimar « bazarda » ses meubles et revint loger à l’Hôtel du Nord.