Robert Denoël (p. 175-180).


XXVII


Jeanne poussa la porte du réduit triangulaire où les Lecouvreur logeaient leur bonne et le masque attentif qu’elle se donnait devant ses patrons tomba. Elle lança son tablier dans un coin, bâilla et s’étendit sur le lit.

Elle avait un visage cotonneux et bouffi de jeune campagnarde, de grands yeux vides sous des sourcils clairsemés, des lèvres molles. Elle débordait de santé ; ses bras aux lourdes attaches pendaient hors du lit. Elle était vêtue d’une jupe trop courte et d’un caraco qui lui donnait une tournure niaise ; elle portait des bas de coton, des pantoufles orange qui se balançaient à ses pieds.

Sous le traversin, elle prit un paquet de cigarettes. Elle apprenait à fumer comme Fernande. Le soir tombait. Elle tira quelques bouffées, soupira, fixa des yeux la fenêtre où, comme sur un écran, tournoyaient ses souvenirs.

… Elle avait quitté l’Alsace pour venir se placer à Paris, chez un pasteur. Ses premières joies datèrent du moment où elle suivit un cours de français. Pour aller à l’école, elle traversait des rues grouillantes ; au passage, des inconnus lui disaient : « Bonsoir, belle gosse. » Elle s’arrêtait, musardait et rentrait tard chez son maître dont les reproches lui bourdonnaient encore aux oreilles.

Heureusement elle avait trouvé une autre place.

Depuis deux mois, elle travaillait à l’Hôtel du Nord. Ses patrons ne lui faisaient jamais de reproches.

« Je crois que nous avons déniché l’oiseau rare, disait Louise. » Le 14 juillet on l’avait laissée libre. « Allez vous amuser, Jeanne ! »

Réjouissances trop nouvelles, trop proches, pour qu’elle les eût oubliées. Elle entendait encore la voix de Gustave : « En avant, la musique ! » Aussitôt, un jeune homme l’avait invitée et elle était entrée dans la ronde. À Paris, on ne dansait pas comme chez elle ; les hommes vous écrasaient contre eux, vous frôlaient le visage de leurs lèvres qui murmuraient des compliments. « Vous êtes belle. On ferait des folies avec vous », lui soufflait Cisterino, un colonial en congé de convalescence. Il se penchait sur elle. Jeanne sentait encore l’haleine de son galant l’effleurer comme un baiser…

Elle se tourna sur le lit, oppressée. Elle alluma l’électricité, s’empara d’une glace et se regarda mélancoliquement. De vagues désirs la troublaient.

Un matin, Cisterino revint à l’improviste dans sa chambre. Jeanne s’y trouvait.

— Bonjour, belle enfant !… Je ne vous vois plus depuis quelques temps.

Il avait une voix chaude et mâle qui surprenait les femmes comme une caresse. Jeanne baissa la tête, une incompréhensible timidité la paralysait.

— Vous m’oubliez, continua-t-il. Il passa un doigt sur la table. Quelle poussière ! Si je me plaignais à la patronne ?

— Monsieur Cisterino !…

— Je dis ça pour rire, ma petite. Je veux pas vous faire des ennuis.

Ils étaient l’un près de l’autre. Jeanne admirait l’uniforme de Cisterino, sa prestance, son visage martial dont l’expression s’alanguissait lorsqu’il posait les yeux sur elle.

— Quel grade ? demanda-t-elle en désignant un galon de laine.

— Sergent ! Il donna une chiquenaude à sa médaille coloniale. « Je vas vous montrer des photos de mes campagnes, hein ?… »

Il poussa la porte et prit une cantine qu’il ouvrit toute grande sur le lit. Il fouillait avec nervosité dans un tas de paperasses. Jeanne se penchait sur lui, alléchée.

Elle s’approcha davantage. « Vous trouvez pas ? »

Il se retourna soudainement et la renversa sur le lit. Elle eut un gémissement qu’il étouffa de baisers…

Tandis que Jeanne reprenait conscience, il rajusta ses vêtements en sifflotant une sonnerie militaire et vint s’accouder à la fenêtre. Elle ouvrit les yeux. Il revenait vers elle… Elle poussa un cri, sauta du lit et s’enfuit.

Elle dégringola l’escalier, traversa la boutique où on l’attendait pour déjeuner et courut se cacher au fond de la cuisine. Louise la rejoignit.

— Madame… Madame… Cisterino !

Louise la prit dans ses bras : « Qu’est-ce qu’il vous a fait ? »

— Il m’a enfermée dans sa chambre… Oh ! mon Dieu.

Elle se cacha le visage dans les mains.

— Émile ! cria Louise. Cisterino a abusé de Jeanne… Tu vas le chasser d’ici, tout médaillé qu’il est.

Elle se pencha sur la bonne : « Fallait nous appeler, crier au secours ! »

Jeanne sanglotait et ne répondit rien. Lecouvreur, qui était monté en courant à la chambre du colonial, reparut.

— Ne pleurez plus. Il s’en va. Puis après une hésitation : Faudrait peut-être… voir un médecin ?

— Ah, toi, tout de même, n’exagère pas, fit Louise. Allons, Jeanne, recoiffez-vous et venez manger.

On se mit à table. Louise, distraitement, caressait Badour. Lecouvreur se tournait sur sa chaise et cherchait en vain à rompre le silence, tandis que Jeanne, le regard fixe, le nez sur son assiette, se forçait à manger un peu.

Le repas terminé, Jeanne se réfugia à la cuisine où elle resta jusqu’au soir à rouler ses pensées.

— Voyons, faut aller vous coucher, lui conseilla Louise.

Elle s’essuya les yeux et suivit la patronne dans la boutique. Des jeunes gens, mis au courant par Lecouvreur, la reluquèrent.

— Jeanne, dit une voix.

— Le premier qui lui fait des propositions, cria Louise, je le fous dehors !

Elle la prit par le bras. Elles montèrent en silence. Jeanne trébuchait à chaque marche et se laissa traîner jusqu’à sa chambre. Louise ne savait que lui dire. Trois ans d’hôtel l’avaient inclinée à accepter la vie avec résignation.