L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 3

Hachette (Tome 3p. 359-374).


CHAPITRE III


Évolution du raskol. Aperçu général de la marche du schisme. Avec quelle logique il se développe. Les vieux-ritualistes privés de clergé. — Comment continuer le culte sans hiérarchie ? Le raskol coupé en deux camps : popovtsy et bezpopovtsy ou sans-prêtres. — Point de départ des deux partis. Par quoi remplacer le sacerdoce et les sacrements ? À quoi en arrivent les groupes extrêmes. Plus de prêtres, plus de mariage. — Comment expliquer la disparition des sacrements ? Par l’approche de la fin du monde. Le règne de l’antéchrist. Pour y échapper, certains sectaires recourent à la mort violente. La rédemption par le suicide et le baptême du feu. — Le millénarisme et l’attente d’un nouveau Messie. Comment Napoléon a été quelquefois pris pour ce Messie. Les espérances millénaires et l’émancipation des serfs. — Comparaison entre les sectes russes et les sectes américaines.


Rien de plus logique que les religions, rien de plus conséquent dans ses déductions que l’esprit théologique. Dans les espaces éthérés, à travers l’obscurité des mystères où elle se meut, aucun obstacle n’entrave le vol de la pensée religieuse ; les faits matériels sont impuissants à l’arrêter, rien ne la force à se détourner de son chemin. Chez le raskolnik, à la logique naturelle de l’esprit théologique s’ajoute la logique innée de l’esprit russe. En effet, un des traits du caractère grand-russien est le goût des conclusions rigoureuses. Le Russe aime à tirer d’un principe tout ce qu’il contient : il ne craint pas d’aller jusqu’au bout de ses idées, jusqu’à l’extrémité de ses raisonnements. C’est là une des causes de l’esprit de secte, de la multiplicité et de la spontanéité des doctrines singulières qui s’agitent dans ce peuple. Si ce penchant logique le conduit souvent à la bizarrerie ou à l’absurdité, il donne à la marche du schisme, jusqu’à travers ses déviations, une curieuse régularité. Dans sa diversité même, le raskol garde une remarquable unité. Il en est de ce mouvement spirituel comme d’un phénomène physique : le désordre, l’accident n’y sont qu’une apparence ; en en connaissant le point de départ, on en eût pu prévoir le terme et toutes les complications. Les sectes issues du raskol ont beau présenter l’aspect d’un chaos, il n’y a, pour en saisir la mystérieuse ordonnance, qu’à les regarder du haut de leur point de départ historique.

Dès l’origine, le schisme moscovite se trouva en présence d’une impossibilité qui eût rebuté des hommes d’une foi moins robuste. Les vieux-ritualistes se soulevaient pour le maintien du cérémonial et du rituel, et ils se voyaient obligés de renoncer aux rites et aux cérémonies les plus vénérables, faute de prêtres pour les accomplir. Du premier coup, les défenseurs de la vieille foi se voyaient hors d’état de la pratiquer. Lors de la réforme de Nikone, un seul évêque, Paul de Kolotnna, avait embrassé le parti des anciens livres. Emprisonné et peut-être mis à mort, il périt sans avoir consacré d’évêque. Par ce seul fait, le raskol se trouva sans épiscopat et, par suite, sans sacerdoce. L’orthodoxie orientale n’est pas seulement une doctrine, c’est avant tout, comme l’a dit du catholicisme M. A. Réville, « une manière de constituer la communion de l’homme avec Dieu, par l’intermédiaire d’un sacerdoce organisé, dont les membres se transmettent successivement, sans interruption, les pouvoirs divins qu’ils tiennent du Christ[1] ». Avec la mort de Paul de Kolomna, la chaîne qui reliait les vieux-croyants au Sauveur était brisée, le schisme était à jamais privé des pouvoirs que le Christ a légués à ses apôtres et sans lesquels il ne peut y avoir ni prêtres ni Église.

Le raskol paraissait perdu dès ses premiers pas, il semblait, pour ainsi dire, mort-né. Comment sortir de l’extrémité où il s’était laissé acculer ? Ne voulant pas revenir en arrière, il n’avait devant lui que deux issues : admettre les prêtres consacrés par une Église qu’il réprouvait, ou se passer de clergé, bien que, sans clergé, il ne pût célébrer le culte pour lequel les vieux-croyants s’étaient révoltés. Les deux solutions étaient presque aussi contradictoires l’une que l’autre ; elles eurent chacune leurs partisans. Au premier obstacle, le schisme se divisa en deux groupes qui, depuis deux siècles, demeurent hostiles. « Il n’y a pas de christianisme sans sacerdoce, disaient les uns. Pour avoir suivi l’hérésie de Nikone, l’Église russe n’a pas perdu les pouvoirs apostoliques, la chirotonie, le droit de consacrer des évêques et des prêtres par l’imposition des mains. Leur ordination étant valable, pour avoir un clergé, nous n’avons qu’à ramener à nous et aux anciens rites les prêtres de l’Église officielle. » — « Non, répliquaient les autres, en quittant les anciens livres, en anathématisant les anciennes traditions, « la secte nikonienne » a perdu tout droit à la succession apostolique. Le clergé officiel n’est plus une Église, c’est « la synagogue de Satan ». Toute communion avec ces ministres de l’enfer est un péché, la consécration de ces évêques apostats une souillure. En adhérant aux anathèmes des prélats russes contre les vieux rites, les patriarches orientaux ont partagé leur hérésie. Avec la chute de l’épiscopat a péri l’orthodoxie ; il n’y a plus de succession apostolique, plus de sacerdoce légitime. »

Dès la première génération, le raskol se trouvait ainsi coupé en deux partis : les popovtsy, qui gardent des prêtres, et les bezpopovtsy, ou sans-prêtres, qui repoussent tout sacerdoce. Pour avoir encore un clergé, les popovtsy étaient obligés de recourir à des transfuges de l’Église officielle, et par là restaient dans sa dépendance. Nous verrons comment, au milieu du dix-neuvième siècle, ils ont réussi à se procurer un épiscopat et toute une hiérarchie ecclésiastique indépendante. En gardant un sacerdoce, quelque peu nombreux et quelque ignorant qu’il fût, les popovtsy conservaient les sacrements et toute l’économie du christianisme orthodoxe. En dépit de l’inconséquence d’admettre les prêtres d’une Église qu’ils rejetaient, ils pouvaient en demeurer au point de départ du schisme et se maintenir sur le terrain des premiers vieux-croyants.

Pour les bezpopovtsy, au contraire, il est presque impossible de trouver un point d’arrêt sur la pente où les entraîne une logique implacable. En renonçant au sacerdoce, ils renoncent à l’orthodoxie ou, au moins, au culte orthodoxe. Avec le sacrement de l’ordre disparaissent tous les sacrements administrés par des prêtres. Des sept canaux traditionnels de la grâce divine, un seul, le baptême, reste ouvert aux hommes ; les six autres sont clos et taris pour jamais. Ainsi, du premier coup, les bezpopovtsy en sont arrivés à l’anéantissement du principe du culte chrétien. Les vieux-croyants les plus rigides ont été précipités par l’aveugle logique dans la plus manifeste des contradictions. Pour sauver tous les rites, ils ont sacrifié les plus essentiels ; pour garder le signe de la croix à deux doigts et le double alleluia, ils ont rejeté les sacrements sans lesquels il n’y a plus de vie chrétienne, plus de lien visible entre l’homme et Dieu. C’est en abolissant le ministère sacré et le service divin qu’ils protestent contre les légères atteintes portées par l’Église à leurs pratiques de dévotion. Faute de sacerdoce, en repoussant les prétendues innovations de Nikone, les bezpopovtsy ouvrent la porte à toutes les fantaisies de l’esprit de secte. Par leur opiniâtre attachement à l’antiquité, ils s’exposent à toutes les nouveautés.

La triste solution à laquelle aboutissaient les sans-prêtres ne pouvait satisfaire le goût du cérémonial et l’amour de la tradition qui avaient provoqué le schisme. Comment combler le vide laissé dans le christianisme par la disparition du sacerdoce et des sacrements ? Toute l’ancienne loi orthodoxe était devenue inexécutable sans être abrogée. L’abîme où ils s’étaient laissé pousser avait de quoi troubler les sectaires les plus résolus. Aussi, parmi ces bezpopovtsy, d’accord pour repousser le sacerdoce, surgirent bientôt de nombreuses divisions, ici des hésitations et des compromis, là de folles rêveries et d’extravagantes, parfois de sauvages doctrines.

Les plus timides ou les plus épris du culte se refusaient à croire qu’un chrétien pût vivre et se sauver sans les moyens de salut institués par le Christ. Ils cherchèrent à suppléer aux sacrements disparus : la piété éperdue usa de toute sorte d’invenlions, de toute sorte de stratagèmes pour se consoler et souvent pour se tromper elle-même. Privée de sacrements, elle tentait de s’en donner le simulacre. Le prêtre ordonné pour absoudre n’étant plus là, certains sectaires se confessent à leurs anciens, parfois même à des femmes, et le confesseur, qui ne peut remettre le péché, en promet au pénitent le pardon au nom de Dieu. Sans prêtres pour consacrer l’eucharistie, les âmes affamées de la chair du Christ ont eu recours à des figures ou à des souvenirs du divin sacrement. Pour cette pseudo-communion, les uns ont imaginé des rites gracieux, d’autres des cérémonies sanglantes et terribles. Ici c’étaient des raisins secs distribués par la main d’une jeune fille ; ailleurs, chez une secte qui ne se rattache, il est vrai, qu’indirectement au raskol, c’était, prétend-on, le sein même d’une jeune vierge qui servait de nourriture eucharistique. Un groupe de bezpopovtsy, appelés les bâilleurs, soutient que le Christ ne peut dérober aux fidèles le corps et le sang immolés pour les hommes. Dans leur office du jeudi saint, ils demeurent la bouche ouverte, attendant que les anges, les seuls ministres qui soient restés à Dieu, viennent les abreuver d’un calice invisible.

Ainsi faisaient, pour sortir du gouffre spirituel où les avait précipitées le raskol, les âmes les plus tendres ou les plus exaltées. Tout autre est la conduite des plus résolus, des plus rigoureux théologiens, entraînant derrière eux le plus grand nombre de bezpopovtsy, car, dans les religions, la logique l’emporte encore sur la piété et la tête sur le cœur. Ceux-là ne reculent devant aucune conséquence de leur doctrine et repoussent tous les subterfuges de la dévotion en deuil. Il n’y a plus de sacerdoce, et il n’y a plus de sacrements que celui que peuvent administrer les laïques, le baptême. Aucun simulacre ne peut suppléer aux autres. Ces chaînes sacrées par où l’Église rattachait la terre au ciel sont brisées, un miracle seul peut les renouer. En attendant, les vrais chrétiens sont pareils à des naufragés jetés sur une île déserte, sans prêtre parmi eux. Il n’y a plus d’eucharistie, plus de pénitence, plus de saint chrême ; chose plus grave encore, il n’y a plus de mariage. Le prêtre seul a le droit de donner la bénédiction nuptiale ; plus de prêtres, plus d’époux.

Telle est la dernière conséquence du schisme, tel est recueil où viennent échouer les sans-prêtres : plus de mariage, partant plus de famille, plus de société. Par où réconcilier une telle doctrine avec le cœur de l’homme, avec l’ordre social, avec la morale elle-même ? Le mariage est la pierre d’achoppement des bezpopovisy, le nœud principal de leurs discussions et de leurs divisions ; sur ce point se voient parmi eux toute sorte d’aberrations, parfois corrigées par les plus bizarres compromis. Les plus pratiques conservent l’union de l’homme et de la femme comme une convention sociale ; les plus logiques érigent le célibat en obligation générale. Le profit n’en est point toujours pour l’ascétisme. Comme il est souvent arrivé dans l’histoire religieuse, la sensualité charnelle et le mysticisme contractent parfois, chez les sectaires russes, une monstrueuse alliance. On en a vu prêcher et pratiquer l’indépendance de l’amour, l’union libre des sexes, la communauté des femmes. On a vu, au fond du peuple russe, les plus grossières hérésies de l’antiquité et du gnosticisme se mêler aux plus romanesques et aux plus malsaines des utopies modernes. Sans tomber en de tels excès, la plupart des théologiens de la bezpopovstchine, en maintenant la prohibition du mariage, proclament les plus étranges maximes. À leurs yeux, la débauche, qui n’est qu’une faiblesse accidentelle, est un moindre péché que le mariage, qui, proscrit par la foi, devient une sorte d’apostasie. Se faisant une morale à rebours, à l’état conjugal ils préfèrent le concubinage, à ce dernier le libertinage. « Mieux vaut, dit dans son cynique langage un de leurs plus sévères docteurs[2], mieux vaut vivre avec une bête qu’avec une jolie fille, mieux vaut hanter différentes femmes en secret que d’habiter avec une seule publiquement. » Voilà où en sont venus les plus scrupuleux défenseurs des vieux rites. Emportant avec eux quelques anciennes cérémonies, ils sont sortis non seulement de la morale chrétienne, mais de la morale naturelle. Ces sectes, déjà en lutte avec l’État et la civilisation moderne, en arrivent à nier le principe même de la société.


Les plus fanatiques des hommes ne peuvent en venir à de telles conclusions sans en être effrayés. En renversant tout le culte et la morale du christianisme, les bezpopovtsy ont besoin de s’en justifier eux-mêmes. — Le Christ a délaissé l’Église et l’humanité. Comment a-t-il pu les frustrer des sacrements et des moyens de salut qu’il leur avait légués ? Comment a-t-il laissé la main des impies rompre les liens qu’il avait noués entre l’homme et Dieu ? — À cette terrible énigme il n’y a qu’une explication. Cette chute du sacerdoce et de l’Église, ce triomphe de l’iniquité et du mensonge ont été prédits par les prophètes. C’est l’heure marquée dans l’Écriture où les saints mêmes seront ébranlés, où Dieu semblera livrer ses enfants à l’adversaire. L’Église sans prêtres est l’Église veuve annoncée par Daniel pour les derniers jours du monde. — Le raskol arrivait ainsi par une nouvelle route, par la théologie, à cette croyance au règne de l’antéchrist, où nous l’avons déjà vu aboutir par un autre chemin, par son aversion des réformes de l’Église et de l’État. Le règne de l’antéchrist a commencé, telle est la doctrine fondamentale du raskol et surtout de la bezpopovstchine. À la clarté de ce nouveau dogme, toutes les contradictions des sans-prêtres s’expliquent et se justifient. On voit pourquoi il n’y a plus de sacerdoce, plus de mariage, plus de famille. À quoi bon s’unir à une femme, à quoi bon contribuer à la propagation de la race humaine, lorsque la trompette de l’ange va sonner la fin de l’humanité ?

L’approche de la fin du monde était annoncée dès avant Pierre le Grand, et, près de deux siècles après lui, les arrière-neveux des vieux-ritualistes, qui l’avaient proclamée, ne sont pas encore las de l’attendre. Comme les chrétiens d’Occident à d’autres époques, les raskolniks savent expliquer le retard de l’heure marquée et ne se désabusent point. Pour beaucoup, le règne de l’antéchrist est devenu une sorte d’ère ou de période qui peut durer des siècles. C’est une des trois grandes époques de l’existence religieuse de l’humanité, et, de même que les deux autres, de même que celles de l’ancienne ôt de la nouvelle loi, elle a sa loi propre qui abroge les précédentes. Les raskolniks, les bespopovtsy même, sont, du reste, loin d’être tous d’accord sur l’antéchrist. La plupart admettent son règne, mais, autant qu’on en peut juger, ils l’entendent de façons fort diverses. Pour les popovtsy, les vieux croyants qui gardent un sacerdoce, et pour les plus modérés des sans-prêtres, le règne de l’antéchrist est spirituel, invisible ; c’est à leur insu et malgré eux que l’État et l’Église officielle servent de ministres à l’enfer. Pour la gauche du schisme, pour les sectes extrêmes de la bezpopovstchine, c’est matériellement, d’une manière corporelle et palpable, que l’antéchrist règne dans le monde. Comme nous l’avons vu, c’est lui qui depuis Pierre le Grand est assis sur le trône des tsars, et c’est son sanhédrin qui siège sous le nom de Saint-Synode. La différence, secondaire au point de vue théologique, est considérable au point de vue politique. Avec les sectes qui le regardent comme un égaré et un aveugle, l’État peut encore trouver une base d’entente, un modus vivendi ; avec celles qui le considèrent comme une incarnation diabolique, il n’y a ni paix ni trêve possible.

La croyance au règne de l’antéchrist devait, chez d’ignorants paysans, engendrer les aberrations les plus singulières. Le monde étant soumis à « Satan, fils de Belzébuth (Veeliévoulovitch) », tout contact avec lui était une souillure, toute soumission à ses lois une défaillance, une apostasie. Pour échapper à la contagion diabolique, le meilleur moyen était l’isolement, la claustration dans des retraites fermées, la fuite en des lieux inhabités. Au milieu du trouble et de l’épouvante des âmes, certains sectaires ne virent de refuge que dans la mort. Pour abréger le temps de l’épreuve et sortir de ce monde damné, on recourut systématiquement au meurtre, au suicide. Des fanatiques, surnommés les tueurs d’enfants (diétooubiitsy), se firent un devoir d’envoyer au ciel l’âme innocente des nouveau-nés, et de leur épargner ainsi les angoisses du règne infernal. D’autres, appelés étouffeurs ou assommeurs (douchilstchiki, tioukalstchiki), croient rendre service à leurs parents et à leurs amis en les préservant de mourir de mort naturelle et en hâtant leur fin lorsqu’ils sont gravement malades. Entendant à la lettre, avec un farouche réalisme, le verset de l’Évangile : « Le royaume de Dieu se prend par force, et c’est par violence qu’on le ravit » (Matthieu, xi, 12), ils prétendent que le ciel ne s’ouvre qu’à ceux qui périssent de mort violente.

Ces forcenés russes ne se doutaient pas que, à une quinzaine de siècles de distance, ils reproduisaient des fureurs africaines. Pareils aux circoncellions de l’Afrique, qui se brûlaient vifs ou se jetaient dans la mer du haut des rochers pour imiter la mort des martyrs, des sectaires, tels que les philippovtsy, prêchaient la rédemption par le suicide. Les uns recouraient au fer, les autres à la faim, le plus grand nombre aux flammes. La mort en commun, « l’accord pour le salut », était regardée comme l’acte le plus méritoire. Des familles, parfois des villages entiers, se réunissaient pour offrir à Dieu le vivant holocauste. Les victimes spontanées se barricadaient dans des enceintes construites à dessein, pour n’être pas dérangées durant leur sacrifice. Souvent le prophète, l’apôtre qui avait recruté ces martyrs volontaires, veillait à ce que parmi eux il n’y eût pas de défaillance, écartant les profanes et barrant la fuite aux lâches tentés de rentrer dans ce monde de péché. On cite, sous le règne d’Alexandre II, un paysan du nom de Khodkine qui avait décidé une vingtaine de personnes à se retirer avec lui dans les forêts de Perm pour y mourir de faim. Il leur avait fait construire une grotte, où il les avait enfermées, après leur avoir fait revêtir des chemises blanches pour paraître dans le royaume des cieux avec la robe nuptiale. Les faibles, les enfants qui n’avaient pas l’énergie de résister au supplice de la faim, Khodkine les maintenait de force dans la grotte. Deux femmes étant parvenues à s’enfuir, les fanatiques, craignant d’être dénoncés et ramenés sous le règne de Satan, se massacrèrent les uns les autres, le fils tuant sa mère, et le père ses enfants.

La mort par inanition étant lente et exposant à des défaillances, les philippovtsy lui préféraient d’ordinaire le « baptême du feu ». À leurs yeux, la flamme seule était capable de purifier des souillures de ce monde tombé sous la domination du Malin. Un chef de famille s’enfermait avec sa femme, ses enfants, ses amis, dans sa cabane de bois, après l’avoir entourée de paille et de branches sèches. Un prêcheur y mettait le feu, encourageant de la voix les patients, et au besoin les ramenant dans la fournaise. Au temps des grandes persécutions contre le raskol, au dix-huitième siècle, ces sacrifices humains s’accomplissaient en masses. Les sectaires cherchaient dans les flammes un refuge contre la poursuite des soldats et les tentations du jugement ou de la question. Il y a eu mainte fois de ces autodafés, « vrais actes de foi », de cent et deux cents personnes. On calcule qu’en Sibérie et sur les confins de l’Oural, il est mort ainsi des milliers de chrétiens. Les « brûleurs d’eux-mêmes » (samosojigatéli) s’entassaient sur de vastes bûchers entourés de fossés ou de palissades pour qu’il n’y eût pas de désertion.

De semblables fureurs n’ont pas été inconnues du dixneuvième siècle. On en cite çà et là des exemples jusque sous Alexandre III ; en 1883, un paysan du nom de Joukof se brûlait en chantant des cantiques. Le baptême du sang, « la mort rouge », considéré comme aussi efficace que le baptême du feu, est peut-être demeuré moins rare. Il se rencontre surtout parmi les parents désireux d’arracher leurs enfants aux séductions du prince des ténèbres. En 1847, un moujik du gouvernement de Perm avait ainsi résolu d’ouvrir d’un coup le ciel à toute sa famille ; la hache lui étant tombée des mains avant l’achèvement de sa sinistre besogne, il était venu lui-même se livrer à la justice. Un autre paysan, du gouvernement de Vladimir, traduit devant les tribunaux pour avoir immolé ses deux fils, répondait qu’il avait voulu les sauver du péché ; et pour les rejoindre, il se laissait mourir de faim en prison.

Une légende symbolique mise en vers par un poète raskolnik, la légende « de la femme Alleluia », justifie ces féroces marques d’affection paternelle. La femme Alleluia tenait, un jour d’hiver, son fils dans ses bras, devant son poêle allumé. Tout à coup entre dans l’izba Jésus enfant, qui demande un asile pour échapper à la poursuite de ses ennemis. La femme cherche en vain une cachette. « Jette ton fils dans le poêle, dit Jésus, et prends-moi dans tes bras à sa place. » Elle obéit, et quand arrivent les ennemis du Christ, elle leur montre le poêle où brûle son fils ; mais à peine sont-ils partis qu’elle pleure son enfant. « Regarde dans le poêle », lui ordonne Jésus pour la consoler. Elle regarde et, dans l’intérieur du poêle (un grand poêle de paysans semblable à une sorte de four), elle découvre un frais jardin où son fils se promène en chantant avec des anges. Jésus la quitte en lui recommandant d’enseigner aux fidèles à vouer aux flammes la chair innocente de leurs jeunes enfants. Ce barbare conseil, digne des adorateurs de Moloch, il se trouve des parents pour le suivre. Une paysanne qui avait ainsi offert à Dieu une petite fille disait : « J’ai imité la femme Alleluia ; réjouissons-nous, l’enfant est montée au royaume des cieux ». En 1870, un moujik essayait d’imiter le sacrifice d’Abraham ; il liait son fils, de sept ans, sur un banc et lui ouvrait le ventre, puis se mettait en prière devant les saintes images. « Me pardonnes-tu ? demandait-il à l’enfant expirant. — Je te pardonne, et Dieu aussi », répondait la victime, dressée au sacrifice[3].


Une folie en engendre une autre ; la croyance que l’Antéchrist a déjà paru mène à la croyance au prochain renouvellement de la terre, à la seconde venue du Christ et au règne de mille ans. Le millénarisme et le messianisme ont ainsi envahi les sectes extrêmes de la bezpopovstchitie, qui, par là, donne la main à des sectes gnostiques de différente origine. Comme beaucoup des premières hérésies du christianisme, le réalisme russe interprète d’une façon toute matérielle les prophètes et l’Apocalypse. Le moujik attend l’établissement d’un royaume temporel du Christ et escompte d’avance l’empire promis à ses saints. Une telle foi ouvre la porte au prophétisme et à toutes les insanités, comme à toutes les fourberies qui l’accompagnent. Le code russe a beau condamner les faux prophètes et les faux miracles, les campagnes sont parcourues par des illuminés qui proclament la seconde venue du Sauveur, et parfois se donnent eux-mêmes comme le messie annoncé. D’autres fois, ce sont des âmes simples qui s’en vont à la recherche du Rédempteur. Sous Nicolas, des sectaires sibériens appelés les chercheurs du Christ (iskateli Khrista) soutenaient que le Sauveur devait avoir reparu sur la terre, et ils allaient parcourant, pour le découvrir, les forêts et les lieux déserts[4]. Ailleurs on a vu des paysans refuser l’impôt sous prétexte que le Christ était arrivé et toutes les taxes abolies par son avènement. En bien des villages, les moujiks ont passé des nuits en prières, attendant le signal de la trompette des derniers jours.

C’est tantôt un simple paysan, tantôt un prince national ou étranger, que les sectaires russes prennent pour messie. Il y en a qui ont fait de Napoléon le libérateur annoncé. Regardant l’État russe comme l’empire de l’Antéchrist, certains de ces dissidents purent accueillir comme un sauveur celui qui venait châtier l’orgueil d’Assur, Dans l’envahisseur de Moscou en cendres, dans le grand promoteur de l’affranchissement des serfs par toute l’Europe, plusieurs crurent reconnaître le lion de la vallée de Josaphat, le messie conquérant des prophètes. Cette singulière secte n’a qu’un culte secret et prohibé. On raconte que ses adeptes rendent leurs adorations aux images de Napoléon, dont nulle part les bustes ne sont plus répandus qu’en Russie. À l’égal de ces bustes de plâtre, ils honorent les gravures représentant l’empereur au milieu de ses maréchaux, planant au-dessus des nuages, dans une sorte d’apothéose, qu’avec le réalisme national les napoléonistes russes prennent à la lettre. C’est ce qu’ils appellent son ascension au ciel ; ils l’ont, affirme-t-on, fait graver à leur usage ; c’est pour eux un signe de reconnaissance. Selon ses adorateurs, Napoléon n’est point mort, il s’est échappé de Sainte-Hélène et est allé chercher un refuge au bord du lac Baïkal, au fond de la Sibérie, d’où il doit revenir un jour pour renverser le trône de Satan et établir le règne de la justice et de la paix.

Le fond de toutes ces espérances millénaires était la suppression de la corvée et de l’obrok, l’émancipation des paysans, le partage équitable des terres et des biens de ce monde. Un tel évangile, mêlant à des promesses de liberté des rêves d’un vague communisme, devait recevoir bon accueil d’un peuple de serfs. Là est l’explication des faciles succès de tant de sectes bizarres, de tant de faux prophètes et de faux messies. De semblables songes onl, en Occident, soulevé les pastoureaux du moyen âge et les anabaptistes du seizième siècle : ils doivent peu à peu disparaître avec la servitude qui les engendrait. Cet âge de liberté, pressenti par le moujik, ce royaume de Dieu, entrevu dans les promesses de ses prophètes, est enfin arrivé ; le messie, le libérateur du peuple a paru, et son règne a commencé. L’affranchissement des serfs a porté un grand coup à ces rêves millénaires ou messianiques, parlant aux sectes extrêmes ; c’est au progrès de l’instruction et au progrès de la richesse d’en achever la ruine.

Les sectes dont nous venons d’esquisser l’évolution nous paraissent souvent ridicules et toujours enfantines. Nous sommes tentés de prendre en dédain le peuple dupe de telles aberrations : ce serait nous tromper. Partout la débile raison humaine a aisément accueilli l’extravagance sous le couvert de la religion. Il est des pays d’une culturc plus ancienne ou plus populaire qui, sous ce rapport, ne le cèdent guère à la Russie. Le raskol russe a sa contre-partie dans les sectes de l’Angleterre et des ÉtatsUnis d’Amérique. Entre les puritains et les vieux-croyants, nombreuses sont les analogies. Pour les excentricités religieuses, l’Anglo-Saxon se peut comparer au Grand-Russien. Les Russes aiment à découvrir des ressemblances entre leur patrie et la grande république du Nouveau Monde : ce n’est pas une des moindres. Comme les anciens serfs moscovites, les citoyens de l’Union ont leurs prophètes et leurs prophétesses ; il n’est absurdité, il n’est immoralité qui, chez eux, n’ait trouvé ses prédicateurs et ses prosélytes. À quoi attribuer cette singulière analogie des deux plus vastes États des deux continents ? au génie de la race et à un mélange de sangs encore mal fondus ? aux aspects du sol et aux contrastes d’un climat excessif ? ou bien à l’étendue même du territoire et à la diffusion des hommes et des idées sur de vastes espaces ? ou encore à la croissance trop rapide, au tempérament mal équilibré des deux colosses, à la nullité de l’instruction populaire chez l’un, à la médiocrité de l’instruction supérieure chez l’autre ?

À certains égards, il est vrai, le principe de l’esprit de secte, dans la république démocratique et dans l’empire autocratique, paraît tout différent, presque opposé. Aux États-Unis, cette exubérance de l’idée religieuse et ces débauches théologiques proviennent d’un individualisme outré, d’un esprit d’initiative et d’innovation, d’habitudes d’indépendance et de témérité, transportés de la politique ou de l’industrie dans la religion. En Russie, au contraire, si l’intelligence populaire s’est émancipée dans la sphère religieuse, c’est que ce fut longtemps la seule qui lui demeurât ouverte, la seule où elle pût s’ébattre librement. Les fantaisies ou les folies théologiques, qui dans l’un des deux pays semblent une conséquence de l’état social, sont plutôt dans l’autre une réaction contre lui. Sous ce rapport, la Russie a un avantage sur l’Amérique, c’est que le peuple y est plus primitif, plus près de la nature, et, somme toute, plus enfant. Or il est des maladies qu’il vaut mieux subir avant que le corps ne soit formé, qui sont moins graves dans l’enfance ou dans l’adolescence que dans la maturité. Le peuple russe n’a pas encore franchi l’âge habituel des fièvres religieuses et des accès mystiques. Il en pourra sortir un jour : le scepticisme précoce d’une grande partie des classes instruites montre assez que le génie russe est loin d’être fatalement condamné à la crédulité et à la superstition.

Le raskol n’est point uniquement un symptôme morbide ou un signe de débilité intellectuelle : s’il fait peu d’honneur à l’esprit du peuple russe, il en fait beaucoup à sa conscience, à sa volonté. Au fond de cette nation, si souvent accusée de servilité et de manque de personnalité, les vieux-croyants nous font sentir la vigueur du caractère et le sentiment du devoir qui, non moins que l’intelligence, sont une des forces des nations. Sous la surface terne et plate de la société politique, les sectes nous font toucher le fond résistant de ce peuple en apparence inerte ; elles nous montrent son originalité, son individualité, son indépendance dans les choses qui lui tiennent à cœur. Cette énergie patiente et ferme, cette initiative parfois déployées dans les luttes religieuses, le Grand-Russe les saura peut-être un jour manifester en d’autres sphères. La révolte d’une notable partie de la nation contre la réforme liturgique suffit à prouver que ce peuple n’est point le troupeau stupide et indifférent que s’est longtemps figuré l’Europe. Il est au moins un terrain où sa conscience s’est émancipée de l’autorité temporelle, et où l’autocratie ne peut tout oser. Si de simples changements de rites ont soulevé une telle opposition, que serait-ce de changements plus profonds ? Loin d’être une masse toujours docile, dénuée de toute volonté et de toute spontanéité, ce peuple a, dans ses égarements religieux mêmes, fait voir un singulier esprit d’organisation, une remarquable faculté de libre association. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à examiner la constitution et les ressources des principales sectes du raskol.



  1. A. Réville, l’Église des anciens catholiques de Hollande, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1872.
  2. Kovyline, cité par N. Popof, Chto takoé sovrémennoé staroobriadtchestvo v Rossii, p. 34.
  3. Voyez en particulier les études de M. Prougavine (Rousskaïa Myst, janv.-juillet 1885). Il vient parfois devant les tribunaux des affaires de ce genre. Ainsi le tribunal d’Odessa a jugé, en une seule année (1879), une affaire de flagellation de soi-même (samobitchevanié) et de crucifiement (raspiatié), une affaire de suicide par le feu (samosoggénié) et une affaire de mutilation « par piété ».
  4. Liprandi ; Sbornik pravitelstv. svédén, o rask., t. II, p. 137.