L’Empire des tsars et les Russes/Tome 3/Livre 3/Chapitre 2

Hachette (Tome 3p. 342-358).


CHAPITRE II


Origine et caractère du raskol : ses causes politiques. Le schisme est une réaction contre les réformes de Pierre le Grand et de ses successeurs. Du raskol comme protestation des Vieux-Russes ; il personnifie la résistance aux formes de l’État moderne. — Les innovations de Pierre le Grand données comme un signe de la fin du monde. L’empereur regardé comme l’antéchrist. L’ère de Satan. — Condamnation de tous les usages postérieurs à Nikone et à Pierre le Grand. Lutte avec l’État pour le port de la barbe. — Le raskol et les revendications populaires contre le servage et le despotisme bureaucratique.


Sorti d’une rébellion du formalisme moscovite contre la correction des livres d’Église, le raskol a reçu, de la réforme européenne de Pierre le Grand, une vigueur nouvelle et une portée plus haute. Les adversaires des changements liturgiques introduits par le patriarche Nikone se sont grossis des adversaires des changements politiques introduits par Pierre et ses successeurs. Le schisme est devenu une protestation nationale contre l’imitation de l’étranger, une protestation populaire contre la constitution de la Russie en État moderne. Le starovère, le vieux-croyant, a personnifié l’opposition de la Russie byzantine aux mœurs nouvelles et aux importations occidentales.

Pierre le Grand fut, malgré lui, le second promoteur du schisme. Il est difficile aujourd’hui de se représenter l’impression faite par Pierre Ier sur ses sujets. Ce ne fut pas seulement de l’étonnement, de la stupéfaction, ce fut du scandale. Les coutumes, les traditions, les préjugés de la nation étaient attaqués ouvertement, systématiquement et parfois avec une sorte de brutalité. Le réformateur ne s’en prenait pas uniquement aux institutions civiles, il touchait à l’Église, il pénétrait dans la maison, réglementant à son caprice la vie privée, comme les affaires publiques. Dans la Russie nouvelle de Pierre Ier le Vieux-Moscovite ne pouvait reconnaître sa patrie ; il était dépaysé dans son propre pays. Des vêtements étrangers choquaient ses yeux, des appellations administratives étrangères frappaient de tous côtés son oreille. La perturbation était partout, dans les noms et dans les choses, dans le calendrier comme dans les lois, dans l’alphabet comme dans les modes et le costume. Au lieu du 1er septembre, le premier de l’an était le 1er janvier ; au lieu de compter les années à partir du commencement du monde, on comptait, comme les Latins, depuis la naissance du Christ. Les vieilles lettres slavonnes, consacrées par les anciens missels, étaient déformées, plusieurs rejetées par ordre du souverain. Le vêtement des hommes était modifié et leur menton rasé, le voile était arraché du front des femmes. Quelle émotion pouvait ressentir, d’une telle succession de secousses, une nation obstinément attachée aux coutumes de ses ancêtres ? C’était comme un tremblement de terre qui ébranlait la vieille Russie jusqu’en ses fondements.

De ces changements, tous empruntés à l’Occident, c’està-dire aux Latins ou aux protestants, un grand nombre avaient, pour le peuple, une valeur religieuse. En touchant à l’ancien calendrier, à l’écriture slavonne, au costume national, Pierre le Grand continuait, aux yeux de ses sujets, la révolution commencée par Nikone. L’assimilation paraissait si naturelle que, pour les vieux-croyants, l’œuvre de l’un ne fut que la suite et la conséquence de celle de l’autre. Cette idée se formula dans une légende séditieuse qui fit de Pierre le fils adultérin de Nikone. La répulsion du vieux Russe pour les innovations du patriarche s’accrut de sa répugnance pour les innovations de l’empereur ; son opposition aux réformes civiles s’étaya de sa résistance à la réforme liturgique. La révolte des mœurs se couvrit d’un manteau religieux parce qu’elle avait été provoquée par une mesure ecclésiastique et, plus encore, parce que la Moscovie n’avait pas franchi cet âge de la civilisation où tout grand mouvement populaire prend une forme religieuse. La résistance nationale donna au raskol le prestige de la nationalité, et le raskol lui communiqua la force de la religion. En en mettant le siège dans la conscience, le schisme donna aux répugnances populaires une vigueur et une durée dont deux siècles n’ont pu entièrement triompher.

Ce n’était point seulement contre les innovations et les emprunts étrangers de Pierre le Grand, c’était contre le principe même de ses réformes, contre l’idée de l’État, contre les procédés de l’État moderne, que s’insurgeait le raskol. Pour le Moscovite, comme aujourd’hui pour l’Orient musulman, comme pour tous les peuples d’une civilisation primitive, l’imitation des pratiques de gouvernement de l’Europe se faisait surtout sentir par des charges, par des vexations. À cet égard, le raskol fut la résistance d’une société encore à demi patriarcale aux formes régulières et savantes, aux formes impersonnelles et importunes des États européens. Il répugne instinctivement à la centralisation et à la bureaucratie, à l’empiétement de l’État sur la vie privée, la famille et la commune ; il cherche à se dégager de cette inflexible machine administrative qui, dans ses rouages de fer, emprisonne toutes les existences. Comme le Cosaque dont la sauvage liberté se réfugiait dans le steppe, le vieux-croyant ne se voulait pas soumettre à ce mécanisme compliqué : il repoussait les recensements, les passeports, le papier timbré, il repoussait les nouveaux modes d’impôt ou de service militaire. Encore aujourd’hui, il est des raskoiniks en rébellion systématique contre les procédés élémentaires de l’État. À leur antipathie les dissidents ont, comme d’habitude, trouvé des motifs religieux. Ils ont des arguments théologiques contre le recensement, contre l’enregistrement des naissances et des décès. Aux yeux d’un strict vieux-croyant, Dieu seul a droit de tenir registre des hommes, témoin la Bible et la punition imposée à David. Parfois des dénominations administratives accroissent les scrupules de ces hommes simples, toujours enclins à prêter aux mots et aux noms une haute valeur. De là, en partie, la répugnance populaire pour la capitation, pour l’impôt des âmes, podouchnaïa podat : en se révoltant contre de telles désignations, ce peuple de serfs, dont le corps était enchaîné à la glèbe, revendiquait à sa manière la propriété de son âme[1].

Dans leur lutte contre la tutelle et l’ingérence de l’État, certaines sectes en sont venues à se refuser à toutes les obligations imposées à ses habitants par tout pays civilisé. Les errants ou stranniki, en particulier, font profession de vivre en guerre avec l’autorité civile, ils érigent la rébellion en principe de morale ou en devoir religieux. L’État, d’abord condamné comme auxiliaire de l’Église, fut maudit pour ses propres tendances, pour ses propres prétentions. Chose singulière, les sectes extrêmes du schisme finirent par considérer le gouvernement de leur patrie à peu près du même œil que certains chrétiens des premiers siècles l’empire romain encore païen. Pour ces fanatiques, le gouvernement des tsars orthodoxes devint le règne de Satan, et ce ne fut point là une vaine métaphore ; ce fut une croyance arrêtée, un dogme.

Au bouleversement des mœurs publiques et privées sous Pierre le Grand, à tout ce qu’ils regardaient comme le triomphe de l’impiété, les raskolniks ne virent qu’une explication : l’approche de la fin du monde, la venue de l’antéchrist. Si grand était l’ébranlement de la terre russe qu’il semblait que tout dût disparaître, l’Église, la société, l’humanité entière. La fin du monde, tel est, depuis des siècles, le cri de la douleur ou de la stupeur des peuples chrétiens. Nous avons vu, après des révolutions politiques ou des guerres désastreuses, dans les pays les plus éclairés de l’Europe, en France et ailleurs, nous avons vu des âmes religieuses, prises d’un trouble subit, recourir à cette suprême explication des maux de l’Église ou de la patrie, et, comme les prophètes du raskol, annoncer que la fin était proche. Que devait-ce être dans l’ancienne Russie, alors que, sous la main de Pierre le Grand, elle semblait voir tout crouler autour d’elle ? Déjà, lors de la réforme de Nikone, les fanatiques avaient annoncé que la chute du patriarche était le signe précurseur de la fin du monde. Les jours de l’homme sont comptés, disaient-ils, l’époque d’angoisse décrite dans l’Apocalypse est arrivée, l’antéchrist va paraître. Et quand vint Pierre le Grand, bouleversant tout, aux yeux d’un peuple incapable de le comprendre, foulant cyniquement aux pieds les vieilles mœurs et la vieille morale, les raskolniks n’eurent pas de peine à reconnaître en lui l’antéchrist annoncé. Chose qui montre le peu de clairvoyance des nations, le créateur de la Russie moderne fut regardé, par une notable portion de son peuple, comme un envoyé de l’enfer, et, depuis lors, l’empire russe a été maudit, comme l’empire de l’antéchrist, par une partie de ses propres sujets[2].

La personne même du réformateur prêtait, par certains côtés, à cette satanique apothéose. Comme une sorte de Messie, renié du peuple qu’il venait renouveler, le fils d’Alexis fut, pour sa nation, une pierre de scandale. Non seulement ses réformes civiles et sa réforme ecclésiastique, l’abrogation du patriarcat qui semblait décapiter l’Église au profit du trône, mais ses mœurs privées, mais sa conduite personnelle et celle de ses associés étaient, pour la masse du peuple, une énigme peu édifiante. La répudiation de sa femme légitime, la tsarine Eudoxie, son union adultère avec une concubine étrangère, la mort de son fils Alexis, dont on faisait retomber le sang sur ses mains, tout, jusqu’à sa santé et aux contractions nerveuses de son visage, jusqu’à ses prodigieux succès après ses étonnantes défaites, contribuait à entourer la farouche et gigantesque figure du réformateur d’une sorte d’auréole diabolique. Ivan le Terrible avait eu non moins de vices, mais, jusqu’en ses crimes, Ivan le Terrible était un vrai Moscovite, dévot et superstitieux comme le dernier de ses sujets.

Devant un souverain tel que Pierre Ier le trouble et la stupéfaction des vieux Russes étaient d’autant plus grands que plus profond était leur respect pour leurs princes. Un tel homme, un tel « vase d’iniquité », un tel « loup féroce » pouvait-il être le vrai tsar, le tsar blanc ? N’avait-il pas rejeté lui-même le titre slave, national et biblique de tsar, pour le nom étranger et païen d’empereur ? Le souvenir des usurpateurs et des faux Dmitri était encore vivant. Parmi ce peuple illettré et dévoyé, se formèrent des légendes qui mirent d’accord sa foi au règne de l’antéchrist avec son respect pour ses princes. Les raskolniks se sont ainsi fait une sorte d’histoire fantastique, dont les récits se sont secrètement transmis jusqu’à nos jours. Selon les uns, avons-nous dit, Pierre le Grand est le bâtard sacrilège de Nikone, le patriarche, et d’une telle origine ne pouvait sortir qu’un fils du diable. Selon les autres, le tsar Pierre Alexéiévitch était un prince pieux, comme ses ancêtres ; mais il avait péri en mer, et on l’avait remplacé par un Juif de la race de Danof, c’est-à-dire de Satan. Quand il se fut emparé du trône, le faux tsar enferma la tsarine dans un couvent, tua le tsarévitch, se maria avec une aventurière allemande, et remplit la Russie d’étrangers[3]. Pour le vieux-croyant, de pareilles fables expliquaient cette monstruosité d’un tsar russe destructeur des mœurs de la sainte Russie. Dans le cours même du dix-neuvième siècle, les plus petits comme les plus grands événements de la vie de Pierre Ier, ses vices, comme sa gloire, ont servi de preuves à sa mission de perdition. Remportait-il, après de terribles revers, d’insignes victoires, c’est que, aidé du diable et de la franc-maçonnerie (farmazia), il faisait des prodiges. A-t-il dépassé en puissance tous les souverains russes et tous les vieux bogatyrs, c’est que Satan est le prince de ce monde, et que son ministre s’y devait faire adorer comme un dieu. Les faits les plus simples sont interprétés de la même façon. Si Pierre se faisait appeler Auguste et célébrait le commencement de l’année au 1er janvier, avec des fêtes et des images allégoriques, c’est qu’il voulait restaurer le culte des faux dieux et « l’antique idole romaine Janus[4]. » Dans ces fables ridicules, dans cette incapacité de comprendre qu’on se puisse servir d’un emblème ou d’un nom païen sans revenir au paganisme, se reconnaît un des traits fondamentaux du raskol, son symbolisme réaliste, sa manière matérielle d’entendre les images, les allégories, les mots.

La présence de l’antéchrist une fois découverte, les sinistres descriptions des prophètes furent aisément appliquées à la Russie et à son gouvernement. Avec leur penchant à chercher de mystérieuses énigmes dans les noms et les nombres, les fanatiques n’eurent pas de peine à retrouver toute l’Apocalypse dans la Russie nouvelle. Ils cherchèrent le chiffre de la bête dans le nom même de Pierre et de ses successeurs. Chaque lettre ayant, chez les Slaves comme chez les Grecs, une valeur numérique, il s’agit, en additionnant le total des lettres d’un nom, d’en former le chiffre apocalyptique de 666 (Apocalypse, xiii, 18). En intercalant, doublant ou supprimant quelques caractères et en se contentant de nombres approximatifs, les sectaires ont découvert le chiffre diabolique dans le nom de la plupart des souverains russes, de Pierre le Grand à Nicolas. S’ils se permettent de pareilles altérations, c’est, disent-ils, que, pour se dissimuler, la bête fausse le chiffre qui doit la désigner, en sorte qu’on peut aussi bien la reconnaître sous le nombre 662 ou 664 que sous le nombre 666. Passant de chaque souverain à l’empereur en général, les raskolniks ont démasqué le chiffre de la bête dans le titre impérial. Par un singulier hasard, pour tirer le nombre apocalyptique du mot imperator, ils n’ont qu’à supprimer la seconde lettre, ce qui leur fait dire que l’antéchrist cache son nom de perdition sous la lettre M[5]. Par une rencontre non moins bizarre et non moins fâcheuse, le concile de Moscou qui, après la déposition de Nikone, excommunia définitivement le schisme, avait été convoqué en l’année 1666, C’était là le chiffre fatal ; il ne fut révélé aux raskolniks que par la réforme du calendrier, lorsque Pierre substitua l’ère du Christ à l’ère datée de la création. Les vieux-croyants ne manquèrent pas d’en être frappés ; ce fut pour eux comme une arme fournie par leurs adversaires. Cette année devint la date de l’avènement de Satan. Non contents d’avoir fait de leurs souverains une série de ministres du démon, certains de ces défenseurs de la vieille Russie ont, à l’aide d’une anagramme, fait de leur propre patrie la mystérieuse contrée maudite des livres saints. C’est la Russie, Russa, qu’ils reconnaissent dans l’Assur de la Bible ; c’est à elle qu’ils appliquent les anathèmes des prophètes contre Ninive et Babylone.


Pour les raskolniks, le signe de l’enfer ne fut pas seulement dans le titre et le nom de leurs souverains, il fut dans toutes leurs innovations, dans toutes leurs importations de l’étranger. La Russie étant sous le règne du « diable, fils du démon », les vrais fidèles devaient repousser tout ce qui s’était introduit dans leur patrie depuis les années de Satan. Favorisée par cette notion de l’antéchrist, la lutte du raskol contre la réforme européenne et l’État moderne s’étendit à tout ce qui venait de l’Occident. Nulle part ne se montrent mieux au jour les principaux traits du schisme : son étroit formalisme et son allégorisme grossier, son culte aveugle du passé, son exclusivisme national. Il donna ce singulier spectacle de sectes populaires mettant à l’index tout ce qui venait du dehors, tout ce qui était nouveau, les objets de consommation matérielle comme les découvertes de la science. Tandis que l’Europe s’enrichissait des productions des deux Indes, le vieux-croyant leur fermait obstinément sa porte. Il condamnait l’usage du tabac, l’usage du thé ou du café, l’usage du sucre ; transportant le culte des anciennes mœurs dans le boire et le manger, il dénonçait la plupart des denrées coloniales comme hérétiques et diaboliques. Tout ce qui était postérieur à Nikone et à Pierre le Grand fut proscrit par les défenseurs des vieux livres. Un sectaire défendit de se servir des routes pavées, parce que c’était une invention de l’antéchrist ; plus récemment, un autre enseignait que la pomme de terre était le fruit à l’aide duquel le serpent avait séduit la femme.

Le vieux-croyant s’entourait d’une muraille de scrupules et de préjugés, se retranchant dans son ignorance stationnaire et excommuniant à la fois toute la civilisation. Aux ordonnances de Pierre Ier enjoignant de changer de vêtement, de calendrier ou d’alphabet, le raskol répondit par un décalogue nouveau : tu ne te raseras pas, tu ne fumeras pas, tu n’useras pas de sucre, etc. Dans le nord de l’empire, où ils sont plus nombreux et plus stricts, beaucoup de raskolniks se font encore scrupule de prendre du tabac, « l’herbe trois fois maudite », ou de mettre du sucre dans leur thé. Ces répugnances s’appuient chez eux sur des arguments tirés de l’Écriture et, le plus souvent, empreints du plus grossier réalisme. Le vieux-croyant qui ne fume pas s’autorise de ce mot de l’Évangile : « Ce n’est point ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille, c’est ce qui en sort » (Marc, vii, 15). Il ajoute que l’homme qui fume se rend semblable au diable, dont la bouche exhale une fumée empestée. Le vieux-croyant qui réprouve le sucre se fonde sur ce que les raffineries emploient du sang, et que l’Écriture défend de se nourrir du sang des bétes, prohibition qui semble avoir été plus longtemps respectée en Russie qu’en tout autre pays chrétien. À en croire un dicton des starovères, celui qui fume du tabac chasse l’esprit saint, celui qui prend du café sera frappé de la foudre, celui qui prend du thé ne sera pas sauvé[6].

En dépit de tous les arguments théologiques, le vrai motif de l’antipathie du vieux-croyant pour telle ou telle denrée, pour tel ou tel usage, c’est sa nouveauté, sa récente introduction en Russie. Pour la manière de vivre comme pour la foi, pour la table de même que pour le culte, il prétend rester fidèle aux pratiques de ses ancêtres. Un jour, dit-on, un raskolnik et un orthodoxe étant à boire ensemble, le dernier prit un cigare. « Oh ! le poison diabolique ! s’écria le premier. — Et l’eau-de-vie ? répondit son compagnon. — Le vin (vino, en russe on appelle ainsi l’eau-de-vie), le vin, reprit le vieux-croyant, était apprécié de notre grand-père Noé ! — Eh bien, répliqua l’autre, prouve-moi que Noé ne fumait pas. » Chez ce peuple aux mœurs encore patriarcales, l’antiquité est la règle qui décide sans appel. « Ne le moque pas des vieillards, dit une maxime des raskolniks, car le vieillard sait les vieilles choses et enseigne la justice. »

En tout conflit politique ou religieux, les partis ont besoin d’une bannière, d’un signe extérieur visible à tous les yeux, accessible à toutes les intelligences. Comme, en plusieurs pays modernes, les questions politiques ou sociales se symbolisent dans la couleur d’un drapeau, ainsi, en Russie, dans la lutte entre l’entêtement populaire et la propagande européenne, la barbe devint le signe de ralliement des vieux Russes, l’emblème de la nationalité et des vieilles mœurs. Le combat engagé autour du menton moscovite fut moins puéril qu’il ne le semble. Déjà, longtemps avant Pierre le Grand, les imitateurs de l’Occident avaient commencé à se raser, contrairement à l’habitude orientale observée par toutes les classes du peuple russe ; Sous le père du réformateur, un des chefs du raskol, le protopope Avvakoum, dénonçait déjà les hommes « à la figure libertine », c’est-à-dire au visage rasé. Comme d’habitude, les vieux Russes mettaient en avant des scrupules religieux, Ils alléguaient d’abord les prohibitions du Lévitique[7], ensuite les anciens missels et les décrets du Stoglaf, sorte de code ecclésiastique attribué à un concile national. La défense de se couper la barbe, d’ordinaire faite uniquement au clergé, avait été peu à peu étendue à tous les fidèles orthodoxes. L’une des objections d’Ivan le Terrible au jésuite Possevin, c’est que les Latins se rasaient et permettaient le rasoir à leurs prêtres[8]. Les patriarches, qui jusqu’à Nikone n’étaient guère moins formalistes ni moins opposés à toute importation des mœurs étrangères que leurs futurs adversaires du raskol, les patriarches avaient condamné l’usage de se couper la barbe comme « une coutume hérétique défigurant l’image de Dieu et rendant l’homme semblable aux chiens et aux chats[9] ». C’est là le principal argument théologique des ennemis du barbier ; c’est ainsi qu’ils interprètent le verset de la Genèse : Dieu fit l’homme à son image. Pour combattre cette singulière exégèse, un des évêques de Pierre le Grand, Dmitri de Rostof, composa en vain un Traité sur l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme[10]. « L’image de Dieu est la barbe, et sa ressemblance la moustache », écrivait encore un raskolnik vers 1830[11]. Voyez, disent les vieux-croyants, voyez le Christ et les saints des anciennes images, tous portent la barbe. Pour leur répondre, les théologiens orthodoxes ont dû se mettre à la recherche des rares saints imberbes de l’iconographie byzantine. Au fond, c’était toujours, chez ces hommes simples, même attachement aux formes et même symbolisme dans le même réalisme. Comme au texte de la parole divine, ils se refusent à rien laisser changer à l’œuvre vivante de Dieu ; comme ils veulent que chaque mot, chaque lettre de l’office sacré ait une valeur propre, ils n’admettent point que le poil dont le Créateur a fourni les joues de l’homme puisse être sans signification. À leurs yeux, c’est la marque dislinctive du visage mâle, le signe naturel de la supériorité de l’homme sur la femme ; s’en laisser dépouiller, c’est déformer l’œuvre divine en l’efféminant, c’est une sorte de mutilation et comme de castration de la virilité[12].

Comme le double alleluia ou la croix à huit branches, la barbe a eu ses martyrs. À Pétersbourg même, sous Alexandre II, en 1874, un conscrit destiné à la marine refusait obstinément de permettre au rasoir d’approcher de son visage, et, plutôt que de manquer à sa religion, se faisait condamner à une peine de plusieurs années, pour révolte contre ses chefs. De tels scrupules ont amené le gouvernement à laisser la barbe à certains corps de troupe, en majorité vieux-croyants, aux Cosaques par exemple. Pour triompher des répugnances populaires, Pierre le Grand usa de tous les moyens : il échoua ; la barbe a vaincu le réformateur. Les tsars ont dû laisser tomber en désuétude les nombreuses lois de leur Sobranié Zakonof sur la barbe et les barbus. En vain, ne pouvant raser de force tous les récalcitrants, Pierre avait imaginé d’imposer une taxe aux longues barbes ; en vain, il avait mis, sur les plus ardents défenseurs des anciennes coutumes, sur les raskolniks, un double impôt. Quand il leur interdisait d’habiter les villes et qu’il les privait de droits civils, quand il les obligeait à porter, comme signe distinctif, un morceau de drap rouge sur l’épaule, Pierre ne faisait que désigner les vieux-croyants au respect du peuple, comme les plus courageux représentants des traditions nationales.

Devant une telle attitude vis-à-vis de la civilisation, il est difficile de se méprendre sur le caractère social du schisme. C’est une protestation populaire contre l’invasion des mœurs étrangères. C’est une réaction contre la réforme de Pierre le Grand, un peu comme l’ultramontanisme moderne est une réaction contre la Révolution. Les starovères sont les défenseurs des anciennes mœurs, dans le domaine civil comme dans le domaine religieux. Le vieux-croyant est le vieux Russe par excellence, c’est le slavophile du peuple, le slavophile conséquent jusqu’à l’absurdité. Dans sa révolte contre l’autorité, il ressemble moins au jacobin qu’au Vendéen. Le vieux-croyant est le réfractaire moscovite persistant à travers les transformations de la Russie nouvelle. C’est le Russe repoussant l’Europe pour demeurer asiate. À cet égard, le schisme est le trait le plus oriental de la Russie.

Comme l’Orient, le raskol s’est enchaîné aux formes extérieures, il glorifie l’immobilité et veut maintenir la société dans un moule traditionnel, au risque de l’y pétrifier. Comme l’Orient et comme l’enfant, il place la sagesse et la science à l’origine des civilisations ; il ne croit à rien de bon en dehors des leçons de l’antiquité ; il estime que les pères valaient mieux que leurs fils ; il regarde l’ancienne manière de vivre comme préférable aux temps présents. C’est à ce point qu’on peut se demander si, au lieu d’être le principe de rattachement aux vieilles mœurs, le raskol n’en est pas plutôt la suite. Son respect du passé, sa passion de l’antiquité, il les porte là où la religion n’a rien à voir ; ou, mieux, ce respect du passé est le fond même de sa religion.

Ainsi envisagé, le vieux-croyant est rétrograde, il est opposé au principe du progrès, c’est le héros de la routine et le martyr du préjugé. Ses yeux sont d’ordinaire tournés en arrière ; s’il rêve des réformes, c’est le plus souvent un retour au bon vieux temps légendaire. Dans sa lutte contre le pouvoir, il en est resté à l’ancienne conception de la souveraineté. « Un tsar au lieu d’un empereur », telle est la devise politique de la plupart des dissidents, comme de la majorité du peuple. On montrait un jour l’empereur Alexandre II à un conscrit raskolnik. « Ce n’est pas là un tsar, dit le conscrit, il a des moustaches, un uniforme, une épée comme tous nos officiers ; c’est un général comme un autre. » Pour ces adorateurs du passé, pour ces dévots du cérémonial, un tsar est un homme à longue barbe, à longue robe, comme dans les anciennes images. Les vieux-croyants sont les représentants outrés de l’esprit stationnaire avec lequel le gouvernement russe est obligé de compter. L’aveugle résistance faite à la réforme liturgique montre quels obstacles peuvent encore rencontrer dans la nation quelques-unes des mesures qui, partout ailleurs, sembleraient les plus simples[13].

Par son principe, le raskol est conservateur, réactionnaire même ; par son attitude vis-à-vis de l’Église et de l’État, par les habitudes que lui ont données deux siècles d’opposition et de persécution, il est révolutionnaire, parfois même anarchique. Il y a entre toutes les autorités une secrète connexité ; le rejet de l’une mène au rejet de l’autre. Une fois, dit un historien russe[14], qu’il a repoussé une autorité, l’homme se montre enclin à s’affranchir de toute puissance, à s’émanciper de tous les liens sociaux et moraux. Ainsi les Hussites en rébellion contre Rome aboutissent vite aux Taborites en rébellion contre la société ; ainsi Luther mène aux anabaptistes. Le même phénomène s’est répété en Russie, comme en Angleterre et en Écosse. Une fois entraîné par l’esprit de révolte, le schisme a été, malgré lui, poussé vers la liberté ; certaines de ses sectes sont arrivées, en théorie comme en fait, à la licence la plus effrénée. Il y a là un de ces contrastes si fréquents en Russie, une anomalie apparente qui fait que, dans sa patrie, le raskol a été jugé de tant de manières différentes. Les plus opposées de ces vues ont une part de vérité. Ce mouvement, réactionnaire dans son point de départ, a pu être regardé comme une revendication de la liberté individuelle et de la vie nationale, vis-à-vis du gouvernement et de l’autocratie. Et de fait, il l’a été à sa manière, à la façon des réfractaires et des contrebandiers, à la façon des défenseurs des abus et des préjugés. Ce que revendiquaient les starovères, c’était bien la liberté, telle que l’homme du peuple l’entendait, liberté de ses mœurs et de ses allures, liberté de ses superstitions et de son ignorance, sans que cela eût rien de commun avec la liberté politique. S’il repousse tout ce qui vient de l’étranger, le vieux-croyant peut être réformiste en ce qui lui semble conforme à la tradition nationale, conforme aux intérêts du peuple, du paysan et de l’artisan. Comme tout mouvement populaire, le raskol est en effet essentiellement démocratique ; dans quelques-unes de ses sectes, il est même socialiste et communiste.

Deux choses surtout ont contribué à donner au raskol un caractère démocratique, en un sens même libéral : le servage des paysans et le despotisme bureaucratique. L’explosion du raskol suivit d’un demi-siècle environ l’établissement du servage : ce ne fut pas là une simple coïncidence. Le schisme dut beaucoup de sa popularité, beaucoup de sa vitalité, à l’asservissement de la masse de la nation ; L’esclave se complut à garder une foi différente de celle de ses maîtres, et partout l’esclavage est un sol propice aux sectes. Pour ce peuple de serfs, le raskol fut, à son insu, une revendication de la liberté de l’âme, de la dignité de l’homme, contre le seigneur, contre l’État, contre l’Église. C’était cette dignité, c’était cette liberté que le vieux-croyant défendait dans son signe de croix et dans sa barbe. À tous les opprimés, le raskol offrit un refuge moral, parfois même un refuge matériel. Ce fut un asile ouvert à tous les adversaires du seigneur et de la loi, un abri pour le serf fugitif, comme pour le soldat déserteur, pour les débiteurs publics, comme pour les proscrits de toute sorte. À ce point de vue, le raskol fut une forme inconsciente de l’opposition au servage de la glèbe et à l’autocratie bureaucratique. De là vient que les vieux-croyants sont en plus grand nombre chez les éléments les plus récalcitrants de la Russie, au nord, parmi les paysans libres, les anciens colons de Novgorod, au sud, parmi les libres Cosaques de la steppe. La résistance religieuse et la résistance civile se sont jointes et soutenues l’une l’autre. Cette union fit la force des grands mouvements populaires du xviie et du xviiie siècle, des insurrections des streltsy à la révolte de Stenka Razine et de Pougatchef. Par ses causes comme par ses excès, la rébellion de Pougatchef rappela singulièrement les pastoureaux et les anabaptistes de l’Occident, au temps où le servage régnait aussi en Europe. Dans la grande jacquerie russe et dans toutes les séditions qui promettaient au peuple l’émancipation, les vieux-croyants partagèrent le premier rôle avec les Cosaques, dont le plus grand nombre étaient leurs coreligionnaires. Entre ces deux formes de la résistance nationale il y a une naturelle parenté : toutes deux personnifient également le génie et les préjugés du vieux Russe ; toutes deux furent, avant tout, une protestation populaire, si bien que l’on pourrait dire que le vieux-croyant n’est qu’un Cosaque religieux, qui transporte dans la sphère spirituelle les instincts des cavaliers du Don[15].



  1. L’opposition de certains raskolniks à la capitation était d’autant plus vive que, dans les intervalles d’une revision à l’autre, on payait pour les âmes mortes : c’est le sujet du roman de Gogol. Cet impôt, nominalement appliqué aux morts, paraissait à ces cœurs pieux une sacrilège profanation.
  2. Qu’il sût, ou non, qu’on voyait en lui une incarnation du mauvais esprit, Pierre le Grand eut soin de faire rédiger par Stéphane Iavorski un traité sur les Signes de la venue de l’Antéchrist : Znaméniia prichestviia Antikhrittova, 1703.
  3. Sbornik pravitelstvennykh svédénii, etc., t. 1er, p. 178, 179.
  4. Toutes ces allégations se trouvent dans un écrit composé vers 1820 et imprimé à Londres en 1861, sous le titre de Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antikhristé, dans le deuxième tome du Sbornik pravitelstv. svédénii o rask, p. 254, 260.
  5. Sobranié ot sviatago Pisaniia o Antikhristé ; Sbornik pravitelstv. svédénii o rask, t. II, p. 257. Comparer le tome Ier p. 179.
  6. Un autre proverbe, cité par M. Ralston, se plaint qu’une flèche chinoise ait volé jusqu’en Russie et se soit enfoncée au cœur du paysan. Malgré cela, le thé ne semble plus exciter chez les raskolniks la même antipathie que le tabac.
  7. « Vous ne couperez pas en rond les coins de votre chevelure et vous ne raserez pas les coins de votre barbe » (Lévitique, xix, 27, cf. xxi, 5). Ce passage a inspiré aux juifs non moins de respect pour la barbe.
  8. Possevin fut heureux de répondre que le pape Grégoire XIII portait toute sa barbe. Lerpigny, Un arbitrage pontifical au seizième siècle, p. 120.
  9. Solovief, Istoria Rossii, t. XIV, p. 277. 278.
  10. Razsoujdénié o obrasé bojii i podobié v tchélovéké, 1707. Des raskolniks disaient au même prélat : « Nous aimons autant nous laisser couper la tête que la barbe. — La tête repoussera-t-elle ? » répliqua l’évêque.
  11. Oglachenia Boudakseva, Schédo-Ferroti, p. 167.
  12. L’anecdote suivante montre la méthode d’argumentation des vieux-croyants et de leurs adversaires. À certaines fétes, les raskolniks et les orthodoxes de Moscou avaient au Kremlin des discussions publiques, « L’homme, disait le champion des vieux-croyants, a été créé avec la barbe ; par suite, se raser, c’est mutiler l’image de Dieu. — Point du tout, répondit l’orthodoxe, l’homme a été créé imberbe ; la barbe lui a poussé après la chute. Voyez l’âge de l’innocenoe, les enfants ; ils naissent sans barbe ; elle ne leur vient qu’à l’âge où ils commencent à pécher ; donc, en se rasant, l’homme retourne à sa forme primitive. »
  13. Voyez plus haut, liv. II, chap. iv, p. 137.
  14. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 143.
  15. Les skytes ou ermitages des vieux-croyants ont souvent servi de centre aux plus ardents défenseurs de l’autonomie cosaque. Voyez Vitevski, Raskol V Ouralskom voïské (1878).