L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 1/Chapitre 3


CHAPITRE III


Homogénéité de la terre russe. Ces vastes plaines étaient destinées à l’unité politique. — Inégale densité de la population. Comment elle a longtemps été distribuée d’une manière tout artificielle. — Importance relative des diverses régions, les parties vitales et les parties accessoires. — La Russie un pays de colonisation. Contradictions de sa double tâche.


La diversité des régions physiques du sol russe ne doit point nous en dissimuler l’homogénéité. L’unité de la Russie est si naturelle qu’à moins d’être une île ou une presqu’île, aucun pays du globe n’a été plus clairement marqué pour être la demeure d’un peuple. À travers toutes leurs différences, toutes leurs oppositions physiques et économiques, les deux grandes zones du nord et du sud sont attachées l’une à l’autre comme deux moitiés qui se complètent et qu’on ne saurait isoler. Pour premier lien elles ont le soi, la plaine, qui entre elles ne laisse aucune barrière, aucune frontière possible ; pour second lien elles ont le climat, l’hiver, qui presque chaque année les confond pendant de longues semaines sous le même manteau de neige. Au mois de janvier, on peut aller en traîneau d’Arkhangel ou de Pétersbourg à Astrakan. L’absence de neige est pour le sud de la Russie une calamité presque aussi grande, presque aussi rare que pour le nord. Dans les steppes du midi comme dans les forêts voisines du cercle polaire, les fleuves demeurent plusieurs mois enchaînés par la glace. La mer d’Azof gèle comme la mer Blanche, la moitié septentrionale de la Caspienne, comme le golfe de Finlande. La mer Noire est la seule des mers russes dont la glace ne ferme les ports que dans les années exceptionnellement rigoureuses ; mais les limans ou larges estuaires des grands fleuves se prennent presque régulièrement. D’ordinaire la navigation maritime n’est point interrompue ; mais au souffle du vent du nord, sur les côtes de la Crimée comme sur celles du Canada, les bateaux ont parfois leurs agrès durcis par la glace et leur carène couverte d’une croûte congelée, qui les alourdit et les met en danger.

Sans montagnes pour les séparer, les forêts et les steppes des deux zones sont réunies par leurs fleuves. Les plus grands ont leur source dans l’une, leur embouchure dans l’autre. Les différentes régions naturelles de la Russie ne correspondent point à ses bassins : le bassin de la mer Arctique ne possède que l’extrème nord, celui de la Baltique que les contrées de l’ouest ; tout le centre et l’est de l’empire inclinent vers le sud par le Dniepr, par le Don, et surtout par le Volga, le Mississipi russe, qui porte à la Caspienne les eaux des neiges des monts Oural avec les eaux des lacs du plateau de Valdaï.

Ce n’est pas seulement ce qu’elles ont en commun, ce sont leurs dissemblances mêmes qui lient les deux grandes zones de la Russie. Plus leur sol, plus leurs produits diffèrent, plus exclusive est la vocation qu’elles semblent avoir reçue de la nature, et plus chacune d’elles est obligée de recourir à l’autre. Seule la région centrale, où les forêts et les champs se touchent et se mêlent, l’ancien grand-duché de Moscou, pourrait se suffire à lui-même. Le Nord et le Sud ne le peuvent. Il faut au Nord les blés du Sud, au Sud les bois du Nord. Ils se tiennent dans une mutuelle dépendance qui, en dépit de tous leurs contrastes et par leurs contrastes mêmes, assure éternellement leur union. Si la nature a jamais tracé les contours d’un empire, c’est de la Baltique à l’Oural, de l’océan Arctique à la Caspienne et à la mer Noire. Le cadre était nettement marqué, l’histoire n’a eu qu’à le remplir. Ces vastes régions étaient aussi fatalement vouées à l’unité politique que des contrées dix ou douze fois plus petites, comme la France ou l’Italie ; bien mieux, la plaine y devait rendre l’unification plus aisée et plus rapide.

À cet égard, la Russie a l’avantage sur l’autre colosse du monde moderne. Dans l’aplatissement général du sol, dans l’homogénéité relative du climat, elle a de plus solides garanties d’unité que les États-Unis d’Amérique, dont le sud et le nord sont, eux aussi, fortement reliés par un grand fleuve, mais où les oppositions de tout genre sont plus prononcées et pourraient être encore accrues par des acquisitions de territoire au nord et au midi.

En Asie, comme en Europe, c’est la nature qui a préparé le champ au règne de la Russie. Des hauts plateaux de l’Oural elle domine les plaines de la Sibérie, des bas plateaux du Don et du Volga, la dépression Caspienne et l’Asie centrale. La Russie d’Asie, la Sibérie occidentale en particulier, n’est point pour les Russes une colonie exotique, impossible à assimiler, difficile à conserver : c’est un prolongement, une continuation naturelle de leur territoire européen. Loin de ressembler aux constructions éphémères des conquérants asiatiques, l’empire russe est un édifice solide dont la Providence même a posé les fondements. Les limites déflnitives en peuvent être incertaines, vers l’ouest surtout, au point de contact avec l’Europe occidentale, là où l’histoire a créé des forces vivaces indépendantes des conditions physiques ; mais, qu’elle perde ou gagne quelques provinces entre la Baltique et les Carpathes, la Russie est assurée de demeurer une dans son ensemble, dans ses deux grandes zones du nord et du sud, assurée de garder l’empire de la région basse et froide du vieux continent, immense région faite pour l’unité, et par suite longtemps vouée à la centralisation » à l’autocratie, au pouvoir absolu.

La nature, avant Pierre le Grand, a dessiné le plan de l’empire russe : quand et comment ce cadre immense serat-il rempli ? Par combien de centaines de millions se compteront les sujets du tsar ? Quelle sera la population de cet État, le plus vaste du globe, et pour son étendue encore l’un des moins peuplés ?

Un fait frappe d’abord les yeux, c’est l’inégale densité de la population. En Europe même, dans la Russie proprement dite, il y a des districts ruraux qui, pour une même superficie, sont cent fois plus peuplés que d’autres. Deux grands ordres d’influences ont présidé à cette inégale répartition des habitants : les conditions historiques et les conditions physiques ; celles-ci permanentes, essentielles, celles-là transitoires, accidentelles, et par conséquent devant s’effacer devant les autres. L’histoire, grâce à leur situation géographique, a longtemps fait aux deux grandes zones de l’empire des destinées peu en accord avec la nature du sol et le climat. Confluant aux steppes de l’Asie centrale, la zone déboisée a été la première exposée, la dernière arrachée aux invasions des nomades asiatiques. De là est venu pour la Russie un développement anormal de ces deux régions et une distribution de la population en quelque sorte artificielle. En dehors de l’ouest, auquel l’éloignement de l’Asie a fait un sort à part, les régions les plus fécondes ont été les dernières habitées, les dernières cultivées. L’agriculture, et par suite, la richesse et la civilisation ont été des siècles avant de pouvoir fleurir à la place que la nature leur avait marquée. Repoussés du sud par les incursions des nomades, les Russes ont été relégués dans les régions du nord, incapables de nourrir une grande population, une grande civilisation[1]. Encore très sensibles an dix-huitième siècle, les effets de cette anomalie s’effacent rapidement. Déjà la moitié méridionale de l’empire contient beaucoup plus d’habitants que la moitié septentrionale ; des contrées du tchernoziom, en grande partie désertes il y a un siècle ou deux, comptent parmi lea plus peuplées. La population la plus dense se pressa encore autour des deux centres historiques de la vieille Russie, Kief et Moscou ; mais l’ancienneté de la population n’est plus la principale raison de sa densité. À Kief, c’est le sol et le climat ; à Moscou, c’est la position centrale et l’industrie qui retiennent et attirent les hommes, tandis que la reine déchue du Nord, Novgorod Ja Grande, ne garde autour de son vide Kremlin que de rares habitants, aussi pauvres que les ressources de ses campagnes.

À conditions physiques égales, la population d’un pays peut être d’autant plus élevée que plus haute est sa civilisation. Chaque passage d’un degré de culture à un autre, de la vie de chasseur à celle de pasteur, de la vie pastorale et nomade à la vie agricole et sédentaire, de l’état purement agricole à l’état industriel et commercial, — chaque progrès même d’un mode d’exploitation de la terre à un plus productif, de l’agriculture instable comme celle des steppes à l’assolement triennal, de la culture extensive à l’intensive, — élargit le champ de la population. En Russie, où, dans les limites mêmes de l’Europe, se retrouvent tous les modes d’existence depuis la vie de chasseur et la vie nomade, les seules régions susceptibles d’un accroissement considérable de population sont celles qui peuvent passer d’un degré de culture à l’autre. Ce passage, la nature l’interdit à plusieurs : l’extrême Nord est voué à la chasse et à la pêche, les steppes ouralo-caspiennes sont condamnées à la vie pastorale.

L’industrie ne faisant guère qu’éclore en Russie, c’est de la vie agricole qu’il faut attendre presque tout le développement prochain de la population de l’empire. Or l’agriculture est plus que l’industrie dans la dépendance immédiate des conditions physiques ; aussi l’accroissement de la population russe est-il presque complètement sous l’empire du climat, du degré d’humidité, de la situation géographique, et par-dessus tout de la fertilité du sol. Sans le retard que l’histoire a fait subir aux régions du sud, la densité de la population serait à peu près en raison directe de la fécondité de la terre.

Cette tendance donne la raison d’un curieux phénomène statistique. Si l’on prend la Russie d’Europe avec la Pologne, on trouve que les deux tiers des habitants n’occupent pas un tiers du territoire, et, chose plus singulière, c’est dans la zone la plus peuplée que la population augmente le plus vite. Cette apparente anomalie s’explique aisément : la zone où la population est la plus dense et progresse le plus renferme les parties les plus productives de l’empire. Elle comprend les deux régions qui possèdent les meilleures terres, le Tchernoziom et les steppes à sol arable ; elle embrasse la grande contrée industrielle de Moscou, et enfin, sur les frontières occidentales, une région mixte, à la fois agricole et industrielle, composée du royaume de Pologne avec une partie des provinces voisines, pays dont la position géographique et l’ancienne civilisation favorisent l’essor. La région industrielle de Moscou doit sa nombreuse population moins à des causes historiques qu’à sa situation centrale entre les deux grandes voies fluviales de l’intérieur, le Volga et son affluent l’Oka, et au double voisinage des plus belles contrées forestières du Nord et des plus fertiles terres du Tchernoziom. Réunies, ces quatre régions n’occupent guère, en deçà de l’Oural, que 1 600 000 ou 1 700 000 kilomètres carrés sur une surface de près de 5 millions 1/2, tandis qu’elles comptent 55 ou 60 millions d’habitants sur un total d’environ 90. C’est à leur point de jonction, vers le méridien de Moscou et au sud de cette ville, que se trouve le centre de gravité naturel de la Russie. Ce sont là les parties vitales de l’empire : les autres régions, qui comprennent les deux tiers de son territoire européen, n’en sont que des appendices plus ou moins indispensables ; toute leur importance est déterminée par leurs relations avec ce noyau central, les unes le reliant à la mer et par de longs fleuves lui ouvrant des débouchés sur l’Europe ou l’Asie, les autres lui offrant dans leurs montagnes de précieuses richesses minérales, la plupart lui gardant dans leurs forêts d’immenses réserves de bois, quelques-unes enfin lui servant au midi de jardins et comme de serres ou de vergers.

L’inégale répartition des habitants dans les diverses provinces fait que les moyennes statistiques ne donnent qu’une très fausse idée de la relation réelle de la population et de la surface du sol. Si l’empire, dans son entier, n’a que 5 habitants au kilomètre carré, si la Russie d’Europe elle-même n’en compte que 17 ou 18, les parties les plus productives, la région industrielle de Moscou, la région agricole de la Terre noire sont, pour la densité de la population, en train de se rapprocher de l’Europe centrale et l’emportent déjà sur l’Espagne. Au lieu d’être éparpillés et comme perdus sur d’immenses espaces, les deux tiers de la population russe sont concentrés sur une surface qui n’a guère plus de trois fois l’étendue de la France. Or, en Russie comme partout, l’agglomération de la population donne plus de facilités à la civilisation, plus de force et de cohésion au peuple, plus de moyens d’action au gouvernement.

D’une moitié de son territoire européen et des trois quarts de ses possessions asiatiques, en proie à l’extrême froid ou à l’extrême sécheresse, la Russie ne saurait espérer un notable accroissement du nombre de ses habitants. Bien que trois fois plus vaste que la Russie d’Europe, la Russie d’Asie semble hors d’état de nourrir une population égale. Avec quatre-vingts millions d’habitants, la Sibérie, le Turkestan et le Transcaucase réunis pourraient se trouver relativement aussi peuplés que la Russie cisouralienne avec cent millions[2]. À prendre les conditions tions physiques et économiques de Fempire des Romanof, à considérer les exigences de la vie pour le vêtement, l’alimentation, le chauffage, la Russie paraît devoir le céder un jour en population aux États-Unis d’Amérique, et peut-être, dans deux ou trois siècles, au Brésil. Malgré l’étendue de ses domaines, elle n’est pas sûre de dépasser les deux cent cinquante millions d’âmes de l’Inde, et, à plus forte raison, le demi-milliard d’hommes de la Chine, dont les innombrables multitudes pourraient bien un jour refluer vers le nord, et disputer à la colonisation russe la Sibérie orientale ou le centre de l’Asie.

Quoi qu’il en soit de ces lointaines perspectives, la Russie a déjà 115 millions d’habitants, et, vers 1950, elle en aura 180 millions, sur un territoire contigu, ce qui est interdit à tout autre peuple européen, à moins que, avec le Drang nach Osten, les Allemands ne finissent par étendre leur domination, aux dépens des Slaves, sur la plus grande partie de l’ancienne Pologne, sur l’Autriche-Hongrie et peut-être sur la péninsule des Balkans.

En Europe comme en Asie, c’est surtout de la terre et de l’agriculture que le tsar doit attendre l’augmentation prochaine du nombre de ses sujets. Le travail des champs est loin cependant d’être leur unique ressource. En mainte contrée, dans la région centrale notamment, l’industrie contribue déjà à l’accroissement de la population comme de la richesse. La Russie est beaucoup mieux douée sous ce rapport qu’on ne l’imaginait jadis. L’industrie y sera tôt ou tard appelée à un grand essor, elle y fait déjà de rapides progrès ; s’il leur était jamais permis de tirer leur subsistance de l’étranger, le nombre de ses habitants pourrait, de ce chef, multiplier à l’infini.

Non seulement la Russie trouve au dedans de ses frontières la matière première de presque toutes les fabrications ; — les manufactures moscovites n’emploient guère que du coton du Turkestan ; — mais la nature lui a donné les deux grands instruments du travail moderne, le fer et la houille : On ne sait pas assez que de mines de charbon recèlent les plaines russes. Il s’en est découvert de tous côtés et de toute sorte, au nord et au centre autour de Moscou, au sud-est dans le bassin du Donets, au sud-ouest dans les gouvernements de Kief et de Kherson, en Pologne et des deux côtés du Caucase, jusqu’en Asie dans les steppes des Kirghiz, dans le bassin de l’Amour et l’île Sakhaline. À la houille et à l’anthracite, les bords de la Caspienne ajoutent le naphle et le pétrole. Longtemps entravé dans le nord par le manque de débouchés, dans le sud par le déraut de combustible, le développement industriel sera bientôt accéléré par l’achèvement des chemins de fer et l’exploitation des mines de charbon. En lui ouvrant des régions désertes et en l’attirant sur ses pas, l’industrie frayera la rouie à l’agriculture. Ainsi les mines de l’Oural conduisent aux fertiles plaines de la Sibérie occidentale ; celles des monts Altaï et des montagnes de l’Amour entraîneront jusqu’au cœur de l’Asie, comme en Californie et en Australie la culture est venue sur les pas des chercheurs d’or.

Si les richesses minérales de la Russie ont longtemps dormi inutilement sous l’herbe des steppes ou les arbres des forêts, c’est que par malheur les plus abondantes sont reléguées aux confins de l’Asie, en des contrées difficiles d’accès, parfois encore à demi désertes ou mal reliées au centre de l’empire ; c’est que les distances, avec la cherté des transports, c’est que la rareté de la population et plus encore sa pauvreté et son ignorance opposaient de multiples obstacles au développement industriel. La configuration du sol et la rigueur du climat, l’histoire et les habitudes du peuple, les conditions sociales même, condamnaient les plaines orientales de l’Europe à demeurer longtemps un pays essentiellement rural et agricole.

Pour apprécier l’état économique de la Russie, il ne faut point perdre de vue, que sous Pierre le Grand, elle n’avait pas quinze millions d’habitants, qu’au milieu du dix-huitième siècle elle était encore moins peuplée que la France de Louis XV, et au commencement du dix-neuvième siècle, moins peuplée que l’empire d’Allemagne aujourd’hui[3]. À prendre les recensements successifs et à examiner ses statistiques, la Russie est un pays en train de se peupler ; C’est, à beaucoup d’égards, une vraie colonie, et ce fait a une importance capitale pour qui veut sérieusement mesurer et ses ressources et ses difficultés. La Russie est une colonie, et, à vrai dire, toute son histoire n’est que l’histoire de sa colonisation. Ce fut d’abord le tour de l’Ouest, puis du Nord et du Centre ; aujourd’hui c’est le tour du Sud et de l’Est. Les bassins inférieurs du Dniepr, du Don, du Volga, sont comparables sous ce rapport à ceux du Mississipi et du Missouri, l’Est russe, à l’Ouest Américain. Le caractère colonial se montre dans les dates, de la fondation des villes, comme dans la rapidité de leur progrès et dans leur aspect même. Sébastopol, Kherson, Nicolaïef, Kharkof, Taganrog, Rostof, Saratof, Samara, Perm, Orenbourg, la plupart des chef-lieux de gouvernement ou de district du Sud et de l’Est, sont plus jeunes que les capitales des États de l’Atlantique dans l’Amérique du Nord. Odessa, créée par le duc de Richelieu, a moins d’un siècle, et déjà, autant d’habitants que Rouen et le Havre mis ensemble. La Nouvelle-Russie, dont Odessa est la capitale, est aussi bien nommée qu’aux États-Unis la Nouvelle-Angleterre, et la colonisation en est bien autrement moderne. À peu près déserte au commencement du siècle, cette contrée a peut-être décuplé de population en moins de cent ans. Le développement des villes et des campagnes des bords du Don et du Volga, à la hauteur de Voronège et de Saratof, n’a guère été moins rapide.

L’aspect de toutes ces villes du Sud et de l’Est répond à leur récente origine. Comme dans le far-west des États-Unis, elles sont toutes bâties sur un large plan, toutes semblables les unes aux autres, sans intérêt, sans individualité, sans autre différence que la diversité de la position. Comme en Amérique, elles couvrent bien plus d’espace que les villes européennes d’égale population ; on sent qu’elles ont été construites moins pour le présent que pour l’avenir, pour un développement indéfini qui n’est point toujours venu aussi vite qu’on l’espérait. Avec leurs vastes édifices publics, leurs ambitieux boulevards et ces larges rues que les générations futures seules rempliront, les plus prospères ont un air inachevé, à la fois provisoire et prétentieux, peu agréable aux voyageurs. Comme en Amérique, les villes, au lieu de suivre les pas de l’agriculture, l’ont souvent précédée ; mais aussi, plus d’une de ces présomptueuses cités a été, au lendemain même de sa fondation, abandonnée pour une rivale mieux placée, et demeure avec ses places démesurées et ses muettes avenues qu’aucune foule n’animera jamais.

Il est curieux de mesurer dès maintenant les conquêtes de la colonisation russe, de compter combien de parallèles de latitude, combien de degrés de longitude elle a, du nord au sud, de l’ouest à l’est, gagnés sur la nature ou sur la barbarie. C’est toute cette vaste région des steppes et de la Terre noire, l’ancienne demeure du cavalier scythe, tatar ou cosaque. Ce sont les rives de la mer Noire et de l’Azof, où, au commencement des temps modernes, les Génois avaient encore des comptoirs fortifiés, comme nous en avons le long des côtes de Guinée. C’est le bassin du Don à l’est du méridien du Jourdain, et le cours central du Volga à l’est du méridien des sources de l’Euphrate. C’est la plus vaste, presque la seule conquête de l’Occident sur l’Orient, de l’Europe sur l’Asie : pour mieux dire, l’Europe, grâce aux Russes, a presque doublé aux dépens de l’Asie.

N’est-ce pas là un grand résultat, et avec quelles ressources, avec quels éléments s’est faite et se continue cette immense et rapide colonisation ? Avec le peuple russe, qui pour cette grande œuvre n’a obtenu de l’étranger que des secours nuls ou insignifiants. Les deux Amériques, l’Australie, toutes les colonies des deux hémisphères reçoivent chaque année un contingent considérable d’émigrants et de capitaux européens ; la Russie a été obligée de se coloniser elle-même, sans aide de personne, en hommes ou en argent. Une colonisation sans immigration, par un pays lui-même mal peuplé, par une nation elle-même encore peu civilisée, telle est la tâche accomplie par la Russie.

Si elle s’est colonisée toute seule, ce n’est point faute d’avoir demandé des émigrants à l’Europe. Il lui en est arrivé de deux côtés, de l’Allemagne d’abord, puis des provinces gréco-orthodoxes de la Turquie et de l’Autriche. Ces deux classes de colons, venus au dix-huitième siècle ou au commencement du dix-neuvième, ont joué un rôle inégal, mais les uns et les autres n’ont eu qu’une part secondaire, une part locale dans cette œuvre immense. Les Allemands sont les plus nombreux. La Russie a été dans les temps modernes le premier débouché de l’émigration germanique, qui n’y a pas donné les mêmes résultats qu’en Amérique, Appelés par Catherine II et d’autres souverains russes, établis dans les meilleures terres de l’empire, un peu de tous côtés, depuis Péterhof, aux portes de Pétersbourg, jusqu’au delà du Caucase, mais surtout dans la Nouvelle-Russie et sur le bas Volga, ces Allemands sont restés agglomérés en groupes à part, comme des enclaves au milieu de la population russe, sans mélange avec elle, sans action sur elle[4]. Ils sont aujourd’hui en Russie plusieurs centaines de mille ; conservant leur religion, leur langue, leurs mœurs, portant le nom de colonistes et formant sous ce titre une classe à part, ayant naguère encore ses privilèges particuliers, entre autres l’exemption du service militaire[5]. Vivant en étrangers dans l’État dont ils sont sujets, ces colonistes se sont distingués par plusieurs des qualités germaniques, l’esprit d’ordre, l’esprit de famille et d’économie. Ils se sont fait, dans l’isolement de leurs petites communes, une civilisation pour ainsi dire domestique. Ils ont formé des colonies agricoles fort curieuses pour le politique comme pour le philosophe ; ils sont arrivés à un bien-être honnête et modeste, mais sans pouvoir s’élever au-dessus. Aussi, presque nulle au point de vue matériel, leur influence sur le peuple russe a été moindre encore au point de vue moral[6]. Si l’Allemagne a eu une si grande part dans le développement de la Russie, elle l’a dû bien moins à ces rustiques colonies, toutes repliées sur elles-mêmes, qu’à la noblesse allemande des provinces baltiques et aux savants allemands appelés à Pétersbourg.

Assez différent a été le rôle des immigrants gréco-slaves. S’ils ne se sont pas encore complètement fondus dans le peuple russe, ils ne forment pas, comme les Allemands, un corps à part dans l’empire. La parenté des langues pour les Slaves, l’unité de foi pour presque tous, a été un trait d’union entre ces immigrants et leur nouvelle patrie. Parmi eux se rencontrent toutes les tribus chrétiennes de l’Orient ; Grecs, Roumains, Serbes, Dalmates, Bulgares ; Arméniens, Ruthènes, anciens sujets turcs ou autrichiens ; attirés jadis en Russie par des sympathies politiques ou religieuses. Cette émigration, contemporaine de leur premier réveil national, a peu à peu cessé à mesure même de l’émancipation politique des petits peuples d’Orient sur le sol natal. C’est dans le Sud et en Crimée que se sont établies la plupart de ces colonies, fondées le plus souvent, comme celles des Allemands, par villages et par contrées. La région autour d’Odessa, avant de porter le nom de Nouvelle-Russie, reçut même de ses colons serbes le nom de Nouvelle-Serbie. Beaucoup de ces Orientaux ont pris en Crimée ou sur les côtes voisines la place laissée vide par des émigrants tatars ou nogaïs, en sorte qu’entre les deux empires russe et turc il s’est produit un double courant d’émigration et d’immigration, l’un attirant à lui les chrétiens, l’autre les musulmans. Ces petites colonies orientales, parfois à peine inférieures aux colonies allemandes pour l’agriculture, ont donné à la marine et au commerce du sud la première impulsion ; elles leur ont fourni à la fois des négociants et des matelots. Les ports de la mer Noire et de l’Azof, Odessa, Kherson, Mariopol, Taganrog, ont été longtemps des villes à moitié grecques et le sont encore en partie.

Allemands ou Orientaux, quels qu’aient été leurs services, ne peuvent réclamer une large part dans les millions d’habitants et les millions d’hectares de terre cultivée dont se sont enrichis en moins d’un siècle le sud et l’est de la Russie. Le grand colonisateur du sol russe, c’est le peuple russe, c’est le moujik. Dans ce fait si simple en apparence, que de difficultés, que d’infériorités de tout genre, si l’on y regarde de près ! Au lieu des hommes les plus entreprenants des États les plus avancés de l’Europe, comme en Amérique ou en Australie, un peuple que la nature et l’histoire ont longtemps retenu en arrière, un peuple de paysans, hier encore serfs, — au lieu de toutes les libertés politiques et civiles, au lieu de l’indépendance et presque de la royauté de l’individu un état autocratique, une administration tracassière, une solidarité communale qui lie l’homme à l’homme et attache le laboureur à la terre.

Les Russes ont eu devant eux une tâche double et comme inconciliable : emprunter la civilisation européenne et en même temps la porter dans des pays déserts. Ils ont eu à la fois une nation à élever, un sol à défricber. Cette colonisation, il la leur a fallu faire dans les circonstances qui partout répugnent le plus à l’expansion coloniale, avec des armées permanentes et un long service militaire, avec une étroite centralisation et une bureaucratie omnipotente. C’est cette sorte de contradiction, bien plus que l’infériorité du sol ou du climat, qui a rendu leur développement moins rapide et surtout moins fécond que celui de l’Amérique du Nord ; c’est elle qui a éloigné de la steppe l’émigration européenne, et qui désormais l’en écartera toujours. La Russie a beau posséder des deux côtés de l’Oural d’admirables terres qui n’attendent que la charrue, les colons de l’Occident ne se dirigeront point vers elle. Ses voisins mêmes du Nord Scandinave lui préfèrent le far-west américain et les déserts du Canada.

La Russie est un pays de récente colonisation ; c’est là, j’ose le répéter, une des choses qu’il ne faut jamais perdre de vue. Beaucoup de ses étrangetés, beaucoup de ses défauts privés ou publics viennent de ce simple fait. De là en partie, ce qu’il reste d’inculte dans la culture de tant de Russes ; de là aussi, chez beaucoup d’entre eux, ce mélange troublant de goûts raffinés et d’instincts sauvages, et cette superficialité dans tout ce qui n’est que le luxe de l’intelligence et de la civilisation. Ces disparates se retrouvent plus ou moins chez les Américains et dans tous les pays neufs, où la civilisation trop jeune et trop rapide a quelque chose de mal équilibré.

La Russie est une colonie âgée d’un siècle ou deux et en même temps c’est un empire âgé de mille ans. Elle tient de l’Amérique et elle tient de la Turquie. Cette opposition peut seule donner l’intelligence de son caractère national comme de sa situation politique. C’est un pays à la fois neuf et vieux, une ancienne monarchie à demi asiatique et une jeune colonie européenne ; c’est un Janus à double visage, occidental par devant, oriental par derrière, vieux et usé par une face, adolescent et presque enfant par l’autre.

Cette sorte de dualité est le principe des contrastes qui nous frappent partout dans la vie russe, dans le peuple, dans l’État, contrastes si fréquents qu’ils deviennent la règle, et qu’en Russie on pourrait ériger la contradiction en loi. Tout y a contribué, la situation géographique entre l’Asie et l’Europe, et comme à cheval sur les deux ; le mélange de races encore mal fondues ; un passé historique disputé entre deux mondes et formé de phases violemment opposées. Cette loi des contrastes domine tout. De là les jugements si différents portés sur la Russie, et qui le plus souvent ne sont faux que parce qu’ils ne montrent qu’un côté. Cette loi des contrastes se retrouve partout, — dans la société, grâce au profond intervalle entre les hautes et les basses classes ; dans la politique et l’administration, grAce aux velléités libérales des lois et à l’inertie stationnaire des habitudes ; elle se manifeste jusque dans l’individu, dans ses idées, dans ses sentiments, dans ses manières. Le contraste est dans la forme comme dans le fond, dans l’homme comme dans la nation ; il se découvre à la longue en toutes choses, de même qu’il éclate au premier regard dans le vêtement, dans les maisons, et dans ces villes de bois aux larges rues parallèles, qui tiennent à la fois des nouvelles cités d’Amérique et des échelles du Levant.

Cette dualité, qui domine toutes ses conditions d’existence, a une influence directe sur le développement matériel et politique de la Russie comme sur son développement moral. Monarchie militaire et jeune colonie, elle a les faiblesses de l’une et les faiblesses de l’autre, sans en avoir toutes les forces. État d’un nouveau monde, ayant des déserts à peupler, la Russie, par son contact avec l’Europe, est soumise aux mêmes charges d’armées et de finances que nos vieux États peuplés et civilisés depuis des siècles. Quand, sous le président Lincoln, les États-Unis furent menacés de sécession, ce qu’ils eurent le plus à redouter, ce ne fut pas l’amoindrissement de leur territoire, ce fut, par la création de deux puissances rivales sur le même continent, le changement radical de toute leur situation économique et politique.

La géographie a placé la Russie dans la position où la sécession du sud ou de l’ouest eût mis les États-Unis. Isolée de l’Europe par un océan, comme l’est l’Amérique, elle eût eu un développement bien plus facile et plus sûr ; elle ne serait pas obligée de se partager entre deux tâches contradictoires. Les inconvénients de cette situation matérielle sont singulièrement accrus par les désavantages moraux : la Russie a la tâche de l’Europe et de l’Amérique à la fois, et dans ses habitants, elle a des instruments encore inférieurs à ceux de l’Amérique et de l’Europe. Elle ressemble à un acteur obligé d’entrer en scène avant d’avoir pu apprendre son rôle, ou à un homme dont l’éducation n’a pas été faite dans l’enfance, et qui est obligé de l’achever au milieu des travaux et des luttes de l’âge adulte.

Les Russes sont un peuple en voie de formation, et cela au point de vue moral comme au point de vue matériel. Sous aucun rapport, on ne saurait sans injustice les comparer aux nations de l’Europe occidentale. Vis-à-vis de ces dernières, la Russie se trouve dans la position d’une armée en train de se former et encore dispersée, en face d’une armée dont les cadres sont complets et les corps concentrés. Elle peut être faible aujourd’hui devant des peuples qui, dans un siècle, seront hors d’état de lutter avec elle. À cet égard, la guerre de Bulgarie n’a pas effacé les impressions de la guerre de Crimée. Aujourd’hui encore la force de la Russie est moindre que sa masse, moindre que sa population. Les Russes le savent ; mais ils savent aussi que le temps mettra leur puissance au niveau de la grandeur de leur territoire[7].

  1. Il fallait toute l’ignorance occidentale sur la Russie pour parler « de renvoyer les Russes dans leurs steppes, d’où ils n’eussent jamais dû sortir ». Loin de venir des steppes, les Russes n’y ont mis le pied qu’à une époque relativement récente.
  2. Voyez dans la Revue des Deux Mondes notre article du 15 août 1873 et dans la Rousskaïa Mysl (janv. 1881) une étude de M. Vénioukof, publiée depuis la 1re édition de cet ouvrage.
  3. Les « revisions », effectuées à des intervalles irréguliers, uniquement pour connaître la population taillable, ne dénombraient que les mâles des classes soumises à l’impôt personnel. Aussi ne peuvent elles fournir que des données approximatives Ces revisions supposent pour la population totale de l’empire, dans ses dimensions successives, 14 ou 15 millions d’âmes en 1723 ; 16 ou 17 en 1742 ; 19 ou 20 en 1762 ; 28 ou 30 en 1782 ; 30 en 1796 ; 41 en 1812 ; 45 en 1815 ; 65 en 1835 ; 68 en 1851 ; 75 en 1858. Voy. Schnilzler : Empire des tsars, t. II, p. 57 et suiv. En 1889, on calculait que le chiffre de la population s’élevait déjà à plus de 110 millions.
  4. En dehors de ces colons allemands, il y a les Allemands des provinces baltiques, au nombre d’environ 160 000, puis les commerçants et artisans originaires de l’Allemagne ou de l’Autriche dispersés dans les villes.
  5. La suppression de cette exemption en 1874 par la loi établissant le service obligatoire a déterminé l’émigration d’un certain nombre de ces colonistes. Beaucoup, après d’infructueux essais d’établissement au Brésil ou ailleurs, sont revenus en Russie.
  6. En étudiant les sectes russes, nous aurons, à propos des Stundistes, l’occasion de citer une récente exception à cette règle. Voy. t. III, liv. III. ch. ix.
  7. Voyez la France, la Russie et l’Europe, Calmann-Lévy, 1888.