Tallandier (p. 255-275).


VII

L’INVASION DE PARIS


C’était un dimanche, fin avril, un de ces beaux jours qui sont les hérauts du mois de mai.

Huit heures du matin : la ville paresseuse avait fait la grasse matinée. Avant de partir pour quelque partie de campagne, les hommes, languissamment, se reposaient au lit des levers matinaux de la semaine.

En ces quartiers populaires des Buttes-Chaumont, des rues Secrétan, Bolivar, Botzaris, les ménagères sont complaisantes aux ouvriers qui ont peiné toute la semaine : elles se lèvent les premières et, s’étant assurées que le bébé, bien endormi, n’éveillera pas son père, elles se glissent bien vite dehors pour les provisions du matin, courant les boutiques, attentives à la qualité des légumes et à la fraîcheur de la viande, préoccupées de ne pas trop écorner la paix du samedi, gaies, alertes, vivaces, bavardes, échangeant aux coins des trottoirs de rapides causettes, impatientes elles aussi, elles surtout, de s’évader vers quelque coin de banlieue où on boira de l’air — et d’autre chose — le petit riant et chantant sur les épaules de papa.

Le temps avait été mauvais dans cette dernière quinzaine ; c’était, par ce beau matin de soleil, une résurrection de lumière. Les visages et les cœurs s’épanouissaient. Il faisait bon vivre !…

Un de ces groupes de braves Parigotes s’était arrêté au coin de la rue Pradier et du square Boucher de Perthes, les papotages allaient leur train, sans malignité, tant le bien-être adoucit les caractères.

Tout à coup, la fruitière, campée sur le pan de sa porte et débitant une motte de beurre, resta hébétée, tendant, à bout de bras, son couteau de travail, et poussant un cri horrible, tourna sur elle-même, se précipitant à travers sa porte et la refermant d’un coup de pied…

Les femmes se retournèrent et des glapissements de terreur jaillirent de tous les gosiers…

Une forme noire, énorme, obstruait le fond du square, apparition démoniaque qui mettait sur l’horizon bleuté une colossale tache d’encre…

Et soudainement, sans qu’un seul mot fût échangé, les femmes s’enfuirent, se poussant, se bousculant, les jambes coupées, les gorges sèches, gloussant des appels éperdus… elles atteignirent la rue Bolivar, là se heurtèrent à d’autres groupes calmes, mais qu’elles affolèrent… là, derrière elles, un épouvantable monstre… le diable, hurlait une vieille en se signant.

Le diable ! d’autres riaient.

Elles étaient donc folles ! Justement deux sergents de ville passaient, placides. On se jeta sur eux, les mains agrippaient leurs pèlerines… indulgents, ils écoutaient, interrogeaient… c’était là, au square…

Eux aussi crurent avoir affaire à des folles… mais comment si nombreuses ! C’est qu’il y avait quelque chose… Voyons voir !…

Du reste, la preuve qu’il se passait un fait anormal, c’est que toutes les fenêtres de la rue Laugier s’étaient ouvertes et que, dans leurs cadres, des êtres apparaissaient, têtes effarées, bras battant l’air en des convulsions d’horreur, les bouches grandes ouvertes et clamant…

Et au moment précis où les deux agents atteignaient le coin du square, apparut, frôlant la maison dont son dos atteignait le second étage…

Le Mammouth, lourd, solennel, balançant sa tête monstrueuse, au front plat et large, en labourant le pavé de ses défenses recourbées, ses yeux à peine visibles sous les vastes loques de ses oreilles, arrivant, sans hâte, monumental, posant l’un après l’autre sur le sol qui s’ébranlait, les quatre marteaux-pilons qui étaient ses pieds…

Les deux représentants de la loi étaient restés cloués sur place, sans arrogance d’ailleurs, les yeux désorbités… le plus jeune, en un élan de vaillance, eut au poing son revolver d’ordonnance et à quatre mètres tira…

La balle ricocha, alla casser la glace d’une boutique…

L’autre, plus calme, dit simplement :

— Allons prévenir le poste !

Et pour qu’on n’oubliât pas qu’il était l’autorité :

— Circulez, cria-t-il à la foule des femmes qui, terrifiées, mais encore plus curieuses, obstruaient le coin de la rue Bolivar, rentrez toutes chez vous et que nulle ne sorte avant que M. le commissaire soit arrivé.

Le Mammouth marchait toujours, dodelinant de la croupe, jouant de sa queue poilue qui battait l’air comme un gigantesque blaireau.

À la voix des agents, les femmes s’enfuirent, entraînant les curieux qui, peu à peu, s’étaient amassés, tous pris d’une panique folle : les uns courant vers la rue Manin ou cherchant à franchir la grille du parc, les autres lancés à fond de train dans la direction de la rue de Crimée…

Mais ces derniers n’allèrent pas loin : car voici qu’au coin de la rue du Plateau, une silhouette terrifiante se dessina… le Mégathérium, tatou gigantesque, de quatre mètres de hauteur, avec ses mâchoires bizarres, sa lèvre pendante… celui-là, fortement campé sur ses jambes de derrière, s’avançait par bonds, les membres antérieurs au-dessus de terre, jambes très courtes armées d’ongles formidables… le masque était horrible, diabolique — les yeux très proéminents roulaient en une alternative de blanc et de noir, d’un caractère effrayant…

Devant cette apparition nouvelle la ruée s’arrêta, fit volte-face, et la galopade reprit, en sens contraire, vers le grand Paris… et les deux monstres les suivirent, mais à distance, sans paraître pressés, allant au pas…

À ce moment, arrivaient au pas de course les agents requis, le sabre-baïonnette en main, prêts à tout combat — comme s’il s’agissait d’une grève — et avec eux, le commissaire de police, un petit gros, plein de dignité, qui avait ceint son écharpe pour être plus imposant.

Mais les deux compères — d’avant le déluge — descendaient maintenant la rue Botzaris, et, comme si les dédales du quartier n’avaient pas de secrets pour eux, enfilaient la rue de l’Atlas… descendant vers le boulevard de la Villette… Le magistrat, correct, très pâle, reculait pour ne point les gêner… sans savoir que faire ; l’autorité cependant gardait bonne contenance…

Quand soudain, de toutes les rues avoisinant le square Boucher-de-Perthes — et en vérité n’y avait-il pas là un hommage discret à celui qui le premier révéla l’importance au temps quaternaire de l’homme sur la terre — d’autres monstres, d’autres géants, d’autres colosses surgissaient, l’Hipparion, ancêtre de notre cheval, et d’une hauteur double ; le Mastodonte, masse informe, véritable bloc de chair de quatre mètres de longueur, d’où jaillissaient comme des glaives quatre défenses menaçantes… d’autres encore que la science n’avait pas catalogués, ébauches mal équarries de rhinocéros géants, enveloppés de leurs carapaces comme d’une armure, avec sur le sommet du crâne de triples cornes acérées et dardées en piques, ondulations gigantesques de croupes, de cuisses gainées de cuir, d’épaules d’où saillaient des os pareils à des bielles de machines transatlantiques, tous, Brontosaures, Tricératops, reptiles marchant sur leurs pattes de derrière à la façon des kanguroos.

Au-dessus de ces mamelons mouvants, quelque chose oscillait, un petit amas d’os qui figurait une tête, fichée au bout d’un cou maigre et long de deux mètres et faisant comme un guidon de ralliement au troupeau de cauchemar : c’était l’Iguanodon, mesurant plus de cinq mètres, équilibré sur son trépied, deux jambes postérieures et une queue sans fin, tandis que de ses membres antérieurs, ridiculement courts et armés d’un ergot redoutable, il semblait s’avancer hâtivement vers quelque lutte désirée, de se frayer un passage à travers les derrières qui se pressaient en muraille…

Tandis qu’après avoir vingt fois maladroitement essayé de prendre son essor, gêné pour l’éploiement de ses ailes nues de plumes ou d’écailles, un monstrueux Ptérodactyle — de dix mètres d’envergure — enfin surmontant les maisons et lourdement, gigantesque aéroplan, volait au-dessus de Paris…

C’était l’invasion des prodigieux aïeuls, évadés de leurs tombes !

La troupe dévalait vers les boulevards extérieurs, suivant la pente déclive du terrain. Au coin de la rue de l’Atlas, le Mammouth avait heurté une colonne d’affiches qui s’était abattue d’un bloc ; au boulevard de la Villette, le Mastodonte était entré en conflit avec le bureau des omnibus qui avait oscillé, puis s’était écroulé… un tramway arrivant à toute vitesse, le Brontosaure qu’il avait frôlé eut un brusque mouvement qui jeta hors de ses rails la lourde voiture, bondée de voyageurs… le trolley se brisa, tomba sur l’ancêtre, déchargeant sur lui un millier de volts… cela le mit en colère, et allongeant le pas, il s’enfila dans le faubourg du Temple…

On ne comprenait pas, on fuyait, on hurlait… c’était la panique universelle dans toute son horreur… un gamin affolé criait :

— En voilà des sales bêtes… ils ont des poils aux pattes…

Devant cette inondation de chairs et d’os, que nulle digue ne pouvait tenter d’arrêter, c’était la fuite irraisonnée, en un tourbillon d’épouvante.

L’Iguanodon, plus actif que les autres, passa à toute volée, dépassant la troupe ; parfois il s’arrêtait, et par une des fenêtres ouvertes au second étage passait la tête, regardant par simple curiosité, sans doute, et c’était dans un ménage surpris des ululations terrifiées… ; sans s’émouvoir, il continuait son chemin, comme sachant où il allait… et comme, pendant quelques instants, il resta, place de la République, nez à nez avec la monumentale effigie de Marianne, ceux qui dans la foule eurent le courage de regarder virent, accroché à son cou, véritable loque, quelque chose qui ressemblait à un homme…

L’Iguanodon repartit… les autres apparaissaient au carrefour du funiculaire de Belleville… Là, une hésitation, d’où une collision, la voie étant trop étroite pour les mouvements de ces reins étonnants qui cherchaient à faire volte-face et, bousculés, cognaient les deux côtés de la rue, défonçant ici une boutique, là une vespasienne qui dégringolait avec fracas. Pour un peu, ils eurent renversé la caserne.

De se sentir aussi gênés, cela les enragea, et, s’arrachant à l’étau de leur pression mutuelle, ils se lancèrent : les uns par le boulevard Saint-Martin, d’autres vers la Bastille ; d’autres, ayant suivi l’Iguanodon, s’engagèrent dans la rue Turbigo ou la rue du Temple… et toujours la foule fuyait éperdue, les chevaux entraînaient à grande volée les omnibus subitement vidés, les cochers dévalaient de leur siège, les wattmen lâchaient les autos ; on baissait à toute vitesse les volets de fer des magasins… c’était un désordre indescriptible, avec, dominant les grondements des thérions, les clameurs des hommes, les glapissements aigus des voix de femmes… et la nouvelle de cette invasion infernale éclatait à travers Paris, les téléphones, les télégraphes, les pneumatiques emportaient de tous les côtés ces invraisemblables informations qui, d’abord, semblaient une colossale mystification…

On mobilisait les troupes, on lançait la garde républicaine, les conseillers municipaux avaient voulu courir à l’Hôtel de Ville… toutes les issues étaient encombrées… une sorte d’ornythorinque avait bloqué la station du Métro, place de la République, et dans les souterrains, les voyageurs refoulés s’exaspéraient et réclamaient leur argent !

Justement, ce matin-là, M. Lépine avait été appelé en banlieue par une affaire urgente. M. Davaine, le chef de la Sûreté ; M. Larmion, le chef de la police municipale ; M. Ostriot, le secrétaire général, attendaient des ordres du ministère de l’Intérieur. Les avis se croisaient, contradictoires.

Enfin le préfet arriva et entra dans son cabinet dont les fenêtres, grandes ouvertes pour aspirer les premières bouffées de printemps, donnaient sur le quai.

Ne sachant rien, venant de la rive gauche, il ne comprenait pas pourquoi tous ces fonctionnaires étaient groupés là, frémissants :

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il de sa voix brève, autoritaire.

Tous voulurent répondre à la fois ; et successivement les informations manquaient de clarté.

— Quoi ? demandait-il, une ménagerie qui s’est échappée !… Des lions, des ours, des tigres !…

— Pis que cela ! des animaux monstrueux, inconnus, qui dévastent Paris, qui massacrent la population…

Le téléphone appela. M. Lépine s’y précipita.

— Allô ! monsieur le ministre de l’Intérieur !… des renseignements !… je procède à l’enquête !… Comment ? sur les Boulevards ?… Un serpent de vingt mètres de long dans le passage des Panoramas ?… Bien ! j’y cours !… Ne serait-il pas urgent d’avertir M. le ministre de la Guerre… le gouverneur de Paris !… Hein ! Oui ! monsieur le ministre, je réponds de tout !… À tout à l’heure !…

Il replaça le cornet, puis se tournant vers son personnel :

— Moins on comprend, dit-il, plus il convient de déployer d’énergie… il doit y avoir, comme toujours, une exagération folle… des monstres !… est-ce qu’il y a des monstres ?…

Une clameur éclata :

— Là, là ! derrière vous, monsieur le préfet !…

M. Lépine tournait le dos à la fenêtre ouverte. Il sentit que quelque chose se posait sur son épaule et lui frôlait l’oreille. Il se retourna précipitamment… et son nez heurta celui de l’Iguanodon.

L’horrible bête, par la rue du Temple et le boulevard Sébastopol, avait atteint le boulevard du Palais, s’était arrêtée — sans raison appréciable — devant la préfecture de police et, trouvant à hauteur de sa tête une fenêtre ouverte, y avait engagé la moitié de son cou… et balançait sa tête que terminait un bec corné, dans le cabinet préfectoral.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? cria le préfet, en se jetant en arrière.

— C’est l’invasion des monstres ! répliqua le chef de la Sûreté, qui savait tout.

La bête, d’ailleurs, n’était pas menaçante : d’un air abruti, elle exécutait un mouvement d’oscillation, stupide et sans but. Et pas d’armes pour se défendre !… Le préfet courut à la porte et avisant dans le couloir un agent qui somnolait dans la douce ignorance de la catastrophe :

— Brigadier, cria-t-il, venez…

L’autre fit un bond et s’élança.

— Tirez votre sabre, commanda M. Lépine, et coupez-moi ça !

Ça, c’était le cou de l’Iguanodon.

Le brigadier fit tournoyer son arme, la lança d’une main sûre — et ne coupa rien. La lame rebondit sur le cuir épidermique et sauta en l’air.

Au même instant apparut, s’accrochant au balcon, quelque chose qui était peut-être un homme et qui se hissait au cou de la bête… et ce quelque chose roula avec un bruit flasque sur le tapis.

C’était bien un homme, oui, mais si dévasté, si chaviré, si affalé que cela n’avait plus de forme. Tandis que la tête — d’un mouvement monotone, oscillait toujours, touchant presque le plafond ; on releva le malheureux, on le dressa sur ses pieds, on lui soutint la tête, et M. Lépine s’écria :

— Mais je connais ce bonhomme-là ! C’est le détective Bobby !…

Il fallait le ranimer à tout prix : on le gava de kirsch. Ce n’était pas le whisky national, mais ça galvanisait quand même… et soudain M. Bobby se dressa, reconnut le préfet, se mit au port d’armes et dit :

By God, it is an awful affair !

— Quelle affaire ?

— Je n’en sais rien… un trou, des trous, de la glace, des rochers, des formes noires qui remuent… et puis l’écroulement, un cou qui passe auquel je me suspends et qui m’emporte !…

— Expliquez-vous ! Qu’est-il arrivé ?…

L’Iguanodon sembla regarder Bobby et d’un hochement de tête approuver son récit… puis le cou disparut par la fenêtre comme un tuyau qu’on tire en arrière…

Bobby eut un long soupir : c’était l’évanouissement du cauchemar, pour un instant du moins. Et il s’expliqua plus clairement…

Incroyable, inexplicable, l’aventure n’en était pas moins réelle.

M. Lépine prit son chapeau et s’adressant à son personnel : — Suivez-moi, messieurs ! Paris est en danger… Faisons notre devoir…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se passait dans la grande ville des choses stupéfiantes.

Le Tricératops s’était arrêté devant la Porte-Saint-Denis et ayant essayé d’y entrer, la trouvant trop étroite, s’était reculé et à la façon d’un bélier antique ; il se ruait contre les pierres, les cornes en avant, faisant jaillir en débris les pierres glorieuses de Louis XIV.

Le Mammouth, plus calme, passait au petit trot, emplissant toute la chaussée, devant le Gymnase, stoppait un instant en face de la Maison Rouge ; il semblait las, maintenant, son pas devenait lourd et, arrivé devant Brébant, il plia les jarrets et se coucha, obstruant l’entrée du faubourg Montmartre.

Un Brontosaure, qui mesurait vingt mètres de long, avait voulu à toute force entrer dans le passage des Panoramas ; mais, à mi-corps, il avait été arrêté par l’exiguïté de l’arcade et restait là, la tête à la galerie des Variétés — côté des artistes — tandis que sa queue enguirlandait la terrasse du café Véron…

Sur les marches de l’Opéra, le Mégathérium s’était dressé, comme un orateur qui veut parler au peuple, puis s’était appuyé contre les portes basses, en gardien vigilant prêt à accueillir les abonnés.

Le Ptérodactyle, dont le vol était lourd, s’était juché, peut-être pour prendre haleine, sur une des corniches de la Madeleine… sa queue pendait, agitée, caressant de l’autre côté la statue de Jules Simon.

Déjà, trois heures s’étaient passées. Il était midi.

Enfin, l’autorité, convaincue de la réalité du péril, avait pris des mesures. Par les avenues désertées, l’artillerie arrivait au galop des chevaux aux reins trapus, amenant des canons, des mitrailleuses… dût-on bombarder la moitié de Paris, l’action devait être prompte et énergique.

Toute la population de la rive droite s’était renfermée dans les maisons, haletante, ayant perdu jusqu’au désir de la fuite…

En tenue de combat, les troupes avançaient prudemment, l’arme à magasin toute prête. Les obus dormaient dans les canons, impatients du réveil ; les batteries s’étaient placées en l’enfilade des Boulevards, tandis que M. Lépine marchait, à la tête d’un corps d’agents, en avant-garde…

Et il se passa alors un fait non moins étrange que les précédents.

À mesure qu’on avançait, on voyait les monstres chanceler, tituber sur leurs jambes monstrueuses, puis s’abattre… L’un d’eux, de sa masse énorme, remplit l’Olympia… un autre, celui de l’Opéra, se traînait jusqu’au groupe de Carpeaux et, ayant levé la tête pour savourer les lignes des danseuses, la laissait retomber…

Le gigantesque oiseau de la Madeleine semblait s’aplatir sur les pierres, puis glissait, et de sa masse flasque, comme vidée, qui tombait, engloutissait les baraques du marché aux fleurs.

L’énorme saurien des Variétés s’écrasait sur les dalles du passage, ayant le long de l’épine dorsale une fluctuation qui à chaque instant diminuait d’intensité… L’Iguanodon de la préfecture, se traînant jusqu’au parapet qu’il essayait de franchir, tournait sur lui-même et tombait dans la Seine, où il écrasait une péniche dont les habitants avaient tout juste le temps de se jeter à l’eau…

Et, de tous côtés, le même phénomène se produisait…

Ces dégelés du Quaternaire ne s’étaient réveillés que mus par une vie factice, provisoire… ; ils portaient quand même la tare de leur vieillesse, de leur décrépitude, et, un à un, sous la pression de l’air ambiant, sous le soleil du printemps, inaptes à vivre en cette atmosphère de quelques centaines de siècles plus jeune que celle qu’ils avaient respirée naguère… ils mouraient, revenus trop anciens dans un monde trop nouveau. Et, à une heure de l’après-midi, Paris était sauvé…

Rayonnant, M. Perrier, le directeur du Muséum, examinait les cadavres de ces ancêtres et parlait joyeusement de faire construire de nouvelles galeries pour la reconstitution de ces témoins des temps Paléozoïques…

Oubliant ses projets de promenade campagnarde, la population entière de Paris se pressait autour de ces corps énormes, dont on riait parce qu’ils étaient inanimés : et les terrasses des cafés, et les débits de boissons se remplissaient… joueurs de bridge et de manille faisaient claquer les cartes sur les tables de marbre…

Mais qu’advint-il des acteurs de cette effrayante aventure ?

Hélas ! Sir Athel Random ne reparut pas. Dans quel abîme avait-il disparu ? Sous quelle masse de roches avait-il été englouti !…

Et cependant qui sait ? On en a vu ressusciter qui étaient plus morts que lui…

Pauvre Mary Redmore ! Cette fois, tout espoir était perdu… et, pleurant, sous de longs voiles de deuil, elle retourna en Angleterre. M. Redmore eut bien l’idée d’intenter un procès à la Ville de Paris en un million de dommages-intérêts — de sages conseils le détournèrent de ce projet, au grand regret des hommes de loi qui s’y seraient enrichis.

Sir Athel avait emporté avec lui le secret du Vrilium ! Et les débris du vriliogène étaient enfouis dans les profondeurs de la planète !

Mais Labergère !

Comment s’était-il évadé de ce pandémonium de pierre et de glace !

Quand le soir il reparut dans les bureaux du Nouvelliste pour rédiger le compte rendu de son excursion souterraine, il raconta qu’il s’était trouvé, sans savoir comment, dans un des souterrains du Nord-Sud, inachevé bien entendu… Sorti de là, il était allé prendre le bock si longtemps désiré et revenait réclamer sa place au grand soleil du journalisme…

Un banquet fut organisé en l’honneur de Bobby, qui y prit la parole en un discours qui rappelait quelque peu celui de Roosevelt et que Mrs. Bobby, très fêtée, écouta en pleurant…

Et ainsi se termina l’aventure la plus fantastique, la plus étonnante — et la plus navrante à la fois — de la première moitié du XXe siècle. Il se trouva même des gens pour dire que ce n’était pas arrivé.


FIN