Tallandier (p. 247-254).


VI

ÉCROULEMENT


Bobby s’éveilla le premier : dans son demi-sommeil, il se voyait, au bord de la mer, aux environs d’Hastings, dans le petit cottage du village d’Inverstead, délicieuse maison de quatre pièces — avec basement — que Mrs. Bobby avait héritée d’un oncle, et dans laquelle ils avaient rêvé de finir leurs jours.

Il eut un tressaillement subit : quelque chose venait de lui tomber sur l’œil. Il se secoua : la même impression se renouvela d’une pichenette sur le nez… cette fois, il éternua, puis s’ébroua, ouvrit les yeux… Sa tige vrilienne était fichée un peu loin de lui : il ne vit rien de spécial et encore reçut une nasarde.

Décidément, il se passait un fait bizarre : il porta la main à son visage et la sentit mouillée. Puis, descendant à son collet, il constata la fâcheuse vérité… son vêtement, son gilet, sa chemise étaient littéralement trempés… il pleuvait !…

Il bondit sur ses pieds qui claquèrent sur une flaquette d’eau…

— Hé ! messieurs, cria-t-il, alerte !… nous sommes inondés…

À sa voix, Labergère et Athel s’étaient brusquement éveillés… et tous deux, éprouvant la même sensation d’humidité, poussèrent des exclamations de surprise…

— Une inondation ! fit Labergère. Ça me rappelle Ivry !…

Mais Sir Athel n’avait nul désir de plaisanter : bien vite, il s’était aperçu que cette pluie de gouttelettes provenait de la fonte des stalactites qui pendaient de la voûte… et en même temps, prêtant l’oreille, il lui sembla percevoir le bruit doux et persistant de ruissellements… en même temps, il n’était pas douteux que la roche sur laquelle ils étaient réfugiés avait perdu la plus grande partie de son revêtement de neige et de glace, et qu’ainsi disparaissaient peu à peu les saillies ou anfractuosités dont il s’était aidé dans son expédition nocturne.

— C’est le dégel, dit-il. L’issue que nous avons pratiquée dans la muraille close de la caverne a donné passage à un courant d’air chaud…

— Bon ! fit Labergère. On va pouvoir sortir le veston d’été…

Mais Athel se pencha vivement vers lui :

— Ne riez pas, lui dit-il à voix basse… c’est peut-être la débâcle, c’est-à-dire la catastrophe finale… qui sait si ces énormes quartiers de roche, retenus par la glace qui fait l’office de ciment, ne s’écrouleront pas sur nous…

— Diable ! voilà les bêtises qui recommencent… je demande à m’en aller…

— C’est ce qu’encore une fois nous allons essayer… mais ne nous dissimulons pas que la situation est plus critique que jamais…

Il s’interrompit tout à coup et, malgré son empire sur lui-même, sa physionomie exprima une angoisse si profonde que Labergère, en dépit de son insouciance, eut un mouvement d’inquiétude…

— Hein ? Qu’est-ce qui vous prend ?…

Athel s’était avancé sur l’extrême bord de la roche :

— Écoutez ! fit-il. Dites-moi, tous deux, si mes oreilles tintent, si je deviens fou… ou bien si réellement…

— J’entends quelque chose, dit Bobby d’une voix qui chevrota, on dirait qu’on remue là-dedans…

— Mais c’est vrai, cria Labergère. Ça grouille ici !… Regardez !… est-ce qu’il ne vous semble pas que ces énormes taches noires, remarquées à notre arrivée, se déplacent peu à peu…

Ils avaient rallumé leurs torches et se penchaient en avant, avivant la flamme pour qu’elle portât la lumière jusqu’aux profondeurs… et dans les masses de granit et de basalte, il y avait une sorte d’oscillation…

— Ces pierres sont donc vivantes ! Que se passe-t-il ? articula Labergère d’une voix étranglée…

— Il se passe, s’écria Sir Athel avec désespoir, que nous assistons en ce moment au plus étonnant phénomène qui se soit produit depuis les premières formations de la terre… il se passe que, là, au-dessous de nous, autour de nous, des colosses monstrueux, engourdis depuis la période glaciaire, c’est-à-dire depuis des époques dont nous ne pouvons calculer l’éloignement ; aujourd’hui, sous l’influence de la surélévation de la température — que nous avons déterminée, nous, moi surtout, imprudent et stupide ! — soudain se réveillent, ressuscitent de leur sommeil séculaire…

« Que va-t-il se passer ? Nulle intelligence humaine ne peut le prévoir !

Bobby, comme frappé d’une idée subite, se rappelant des mots entendus à l’école :

— Ce sont des animaux antédiluviens !… s’écria-t-il.

— Ni plus ni moins, mon petit père, fit le reporter qui s’efforçait de retrouver sa gouaillerie parisienne. Quelque chose comme le Diplodoccus du généreux M. Carnegie, que, si nous vivions encore demain, nous pourrions aller voir ensemble au Jardin des Plantes… quand ça vous marche sur un cor, ça fait mal, je t’en donne mon billet !…

Et, dans les profondeurs de la grotte, les mouvements s’accentuaient… C’était comme un froissement de lourdes étoffes, puis des coups sourds comme de lourdes poutres qui se seraient dressées de soi-même et se fussent, avec effort, arc-boutées sur le sol…

Il y eut un affreux craquement : de la voûte une masse se détacha, tomba avec un fracas effroyable, abattant les icebergs, rebondissant sur les roches, tandis que rauquaient, sinistres et jamais entendus par une oreille humaine, des barrissements d’épouvante et de douleur…

L’œuvre du dégel s’opérait avec une rapidité foudroyante : autour du môle sur lequel se tenaient les trois amis, terrés en un groupe, paralysés par l’horreur du spectacle mal entrevu dans les fonds ténébreux, ce n’étaient plus qu’écroulements, les blocs de glace se désagrégeaient, entraînant dans leur chute des blocs énormes qui rebondissaient…

— Le Vrilium ! Le Vrilium ! cria Bobby.

Ah ! oui, le Vrilium ! si puissant qu’il fût, est-ce qu’il pouvait lutter contre ce déchaînement tumultueux et colossal des forces naturelles !… est-ce qu’il pouvait soulever une montagne…

Pourtant, au milieu de ce désordre atroce, des animaux se dressaient, dont l’échine énorme secouait des quartiers de roches, glissant sur la peau épaisse et se brisant à leurs pieds… les voix formidables se répondaient, les pieds battaient le sol… ces évadés de l’âge tertiaire n’avaient-ils pas assisté déjà à des bouleversements identiques, alors que l’eau, la terre, le feu se livraient l’inimaginable combat des éléments non équilibrés… ils représentaient la force brute, l’instinct aveugle et tout puissant de la conservation, la persistance de la vie en des longévités fabuleuses, la cohésion des énergies premières en qui bouillait l’avenir des mondes.

Les hommes ! Ah, qu’étaient-ils en face de ces agrégats de muscles et de tendons, de ces Léviathans que la fable avait à peine osé décrire !

En vain, Labergère et Bobby — qui n’étaient rien moins que des lâches — essayaient de tendre leurs nerfs ; en vain Sir Athel, éperdu, faisait appel à l’intelligence par qui l’être pensant a vaincu la force…

Ils se sentaient amoindris, contractés, atténués jusqu’à n’avoir plus la notion de la résistance… ils ne parlaient plus, à peine s’ils pensaient : dans leur cerveau, qui s’anémiait, les choses perdaient leurs formes, leurs reliefs ; les idées chevauchaient sans plus se fixer ; le sens de la mémoire, de la comparaison, du jugement s’atrophiait…

L’eau tombait toujours, clapotante maintenant comme une pluie d’orage : les flambeaux de Vrilium s’étaient éteints, et rien ne subsistait plus que les bruits fantastiques que produisait cette faune, évoquée tout à coup dans une palingénésie prodigieuse…

Et tandis qu’ils étaient ainsi, hypnotisés par le mystère, étouffés par l’inconnu, voici que la catastrophe finale s’acheva… dans le tumulte de fracas tonitruants, la grotte tout entière creva, se disjoignit… les roches trépidantes s’abattirent, les aiguilles de glace coupèrent l’espace comme des glaives d’argent.

Tout s’effondra, se disloqua, en un démembrement effroyable… les monstres hurlèrent des clameurs, des rugissements… et comme si l’invraisemblable voulait encore défier le possible, une partie de la voûte se déchira, d’énormes fissures s’ouvrirent.

Et la lumière du soleil entra, éclatante, en une ruée triomphale…