L’Au delà et les forces inconnues/M. Jean Finot et l’immortalité du corps

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 290-297).


M. JEAN FINOT & L’IMMORTALITÉ DU CORPS


Les nourritures portées sur les tombeaux. — Les métamorphoses de la mort. La vie prodigieuse du sépulcre. — La Bien-Aimée qui du sépulcre sort papillon.


La visite assidue des Parisiens à leurs morts a peut-être incité M. Jean Finot, qui sait être à la fois, — ô mystère rare, — un philosophe original, un écrivain lumineux au courant de toutes les littératures et de toutes les sciences, et un directeur de revue tout à fait supérieur, à poser dans son livre remarquable « La Philosophie de la Longévité », un problème presque tout neuf et cependant éternel : l’immortalité du corps.

Nous ressentons un certain étonnement à l’énoncé brusque de cette vérité. L’immortalité de l’âme a tellement obsédé ses négateurs que toute autre immortalité en devint oubliée. Les matérialistes eux-mêmes ne se sont jamais vantés de l’immortalité de leurs corps et ils pensent que tout est fini après le dernier souffle, aussi bien la chair que l’esprit. Il se pourrait que matérialistes et spiritualistes aient témoigné un injuste et égal mépris pour cette « guenille » qui nous est « chère » selon l’expression du poète et à qui nous ne voulons pas faire pourtant le crédit de se survivre.

Selon l’opinion à la fois la plus générale et la plus vulgaire, le corps devient la poussière, le néant, ou, ce qui est pire encore, la pourriture, ce quelque chose « qui n’a plus de nom dans aucune langue », selon l’expression inoubliable de Bossuet. Pauvre corps si dorloté et si aimé pendant la vie personnelle, organisme si délicat, si complexe, si intelligent, si douloureux et si agréable parfois ! Le corps, merveille autant que l’âme ! Comme je comprends que saint Thomas d’Aquin, l’ange de l’école, ait déclaré que l’homme n’existait pleinement que lorsque son âme est unie à un corps. Ce dogme chrétien est d’ordinaire si ignoré qu’il est de bon goût, chez un grand nombre de mystiques, de blasphémer contre la chair. Cependant nous ne serons, selon l’enseignement de l’Église, réintégrés dans la gloire céleste, complètement, qu’après le jugement dernier, lorsque nos esprits auront revêtu leurs corps ressuscités. M. Jean Finot a été bien inspiré en plaçant comme exergue sur la couverture de son livre savant et subtil cette parole profonde de S. Augustin : « Le corps est aussi une création divine ».

Si le peuple ne croit guère à l’immortalité du corps, à cause sans doute des trop faibles lueurs de son intelligence consciente, son instinct le pousse à agir comme s’il y croyait.

Il est toujours allé dans les cimetières pleurer ses parents et ses amis, leur faire des cadeaux, s’asseoir pour parler avec eux dans leurs monuments funéraires… Eh bien, la science moderne donne raison au peuple, aux naïfs, aux simples, et cela à la barbe des pédants négateurs. C’est une chose aujourd’hui incontestable : après la mort, le corps est un réceptacle et un foyer de vies innombrables.

M. Finot vient de nous décrire cette corporelle survie avec un luxe d’érudition et d’esprit. Et je ne connais avant lui, dans la littérature, que M. François de Nion qui, par son beau roman la Peur de la Mort nous ait initiés à la vie multiforme et ardente du sépulcre. M. Pinot nous l’affirme : « l’existence souterraine de notre corps est bien plus animée que celle qu’il a menée au-dessus de la terre où on l’ensevelit… Aussitôt la bière fermée, des êtres aussi chers à la source principale des choses que le sont les humains remplissent d’un bruit fiévreux et agité notre dernier refuge ([1]). »

Quelle épouvante que notre concept ordinaire de la mort physique ! Qui sait si cet abîme que Pascal voyait toujours à ses côtés n’émanait pas justement de notre rêve hideux et destructeur ? L’idée est pénible de la dissolution, et je comprends que la terreur nous gagne à y penser. Nous nous résignerons plus facilement à devenir une multitude de bestioles d’ailleurs très intelligentes, parfois assez jolies, peut-être plus heureuses… Car si Max Verworn prétend que les « protozoaires », les animalcules s’ébattent dans l’inconscience, Luigi Luiciani est d’un avis opposé. D’ailleurs combien peu d’hommes, même leur vie durant, arrivent à se former une conscience véritable et profonde… Ils sont déjà pareils à leurs cadavres et qui sait ? peut-être pendant leur vie sont-ils moins vivants…

Donc avec M. P. Megnin, membre de l’Académie de médecine et quelques autres physiologues, suivons l’évolution mystérieuse du corps alors que chacun l’abandonne et que le convoi s’est dispersé. Les « travailleurs de la mort » inaugurent leur mission successivement, ainsi qu’il sied à des gens ordonnés et qui ont l’éternité pour eux. Ce sont d’abord des mouches grises pareilles à « leurs sœurs, les mouches de la fenêtre » mais plus brillantes, plus « attrayantes. » Quelques-unes ont les pieds noirs et des mœurs rurales, mouches d’étables et de pâturages. Ensuite arrivent les « lucilia » vertes comme des émeraudes qui cèdent leur place à de délicieux petits papillons nommés « pyrales » et qui ressemblent tant à ceux qui dorment sous les feuilles et s’éveillent vers le soir pour se heurter à nos lumières… À leur rescousse accourent les « pyophila » toutes luisantes, tête petite et pieds nus, comme les antiques déesses ; les « acariens » se précipitent à leur suite et sont remplacés par les « anthrènes » les mêmes papillons aux ailes de cuivre tachetées de noir et de jaune clair qui rongent nos étoffes de laine et nos fourrures… Vie bruyante au tombeau ! « On y aime, nous dit M. Finot, on y procrée, on vit et on disparaît. » Rien du repos fictif que chantèrent les poètes. Chaque centimètre carré de notre corps, M. Fumouse nous l’apprend, renferme de 800 à 1000 acariens en tumulte !

Les anciens plus que les modernes, assidus courtisans des morts, avaient le sentiment de cette existence perpétuée. M. Fustel de Coulanges dans la Cité Antique nous a initiés à toute la sollicitude des vivants pour ceux qui les ont quittés ; et cela non seulement au pays des momies, chez les Égyptiens, mais chez les peuples, ancêtres de notre pensée, chez les Romains et les Grecs. Ce sont des fleurs que l’on porte aujourd’hui sur les tombes. Nos morts ne s’abreuvent plus que de parfums. « Des fleurs pour me nourrir » diraient-ils volontiers avec madame Desbordes-Valmore, s’ils pouvaient encore parler en vers. Les morts d’autrefois voulaient une nourriture moins poétique et moins creuse. Manon cite les repas funèbres composés avec « le riz bouilli dans du lait, le miel et le beurre clarifiés ». Les Grecs accomplissaient des libations et offraient aussi du lait et du sang à l’ancêtre, qui ne détestait pas non plus les gâteaux, les fruits ou les chairs brûlées des victimes. Si les offrandes cessent, le mort tombe en déchéance, il « meurt de faim », selon l’expression peut-être ironique de Lucien.

Ces rites étaient-ils purement superstitieux comme semble l’indiquer dans « la Société Nouvelle » M. Élie Reclus ? Il se pourrait cependant qu’il y eût là quelque réalité biologique. Les anciens restaient plus près que nous de la nature. C’est l’avis de M. Finot qui se demande avec une certaine hardiesse intellectuelle si les aliments mis dans les bières n’influeraient pas sur l’évolution successive du corps humain après la mort. La science pourrait-elle nous apprendre à porter un secours enfin intelligent à ceux qui font le rêve de n’être plus ? Les promenades aux cimetières auraient-elles quelque chance de transformer un pieux hommage, en un utile bienfait ?

En tout cas ajouter à l’immortalité de l’âme l’immortalité du corps me paraît une doctrine consolante. Baudelaire et presque tous les poètes reprochèrent à leur amie, à « la reine des grâces » d’être devenue quelque chose de sans nom et d’horrible « après les derniers sacrements. » Ils furent injustes envers leur amie et envers la mort. Ne partageons pas leur triste mélancolie, songeons que l’âme n’est pas seule à survivre, que cette chair si douce et si belle, à laquelle s’associent la continuité de la race et la volupté, ne périra point, car elle va se changer en des papillons diaprés.

« Je voudrais devenir une fleur, lorsque je t’aurai quitté pour le voyage éternel, » nous dit parfois la Bien-Aimée. Mais n’est-ce pas là encore une vie inférieure et végétative ? « Tu seras un papillon étincelant, et de la tombe tu t’envoleras pour réjouir les prairies, » pourrons-nous répondre à la Bien-Aimée, après avoir lu le livre de M. Finot.


Ah ! ne soyons plus pessimistes, puisque le corps des Parisiennes est immortel !



  1. La Philosophie de la longévitéLe corps immortel. (page 101).