L’Au delà et les forces inconnues/Les découvertes du docteur Luys

Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 298-308).


LES DÉCOUVERTES DU DOCTEUR LUYS


Le rôle important joué par le docteur Luys dans les sciences psychiques. — Les mystiques sont pour le Dr Luys des « toqués » et des « non-valeurs sociales ». — Guérison par les « transferts ». — La Magie berceau de l’hypnotisme. — Critique de Charcot et de Bernheim. — Influence des remèdes à distance.


Il y a à peu près une dizaine d’années que j’eus le privilège de discuter un peu longuement avec le docteur Luys sur les divers mysticismes et sur ses propres découvertes. Naturellement j’avais maintes fois assisté aux expériences qu’il dirigeait à l’hôpital de la Charité et particulièrement à ces « transferts » plus curieux à voir peut-être qu’efficaces au point de vue médicinal. Il faut rappeler d’ailleurs à ce sujet que la première idée de ce traitement ingénieux revient au docteur Babinsky. À la fin de sa vie, le docteur Luys se laissa entraîner à l’étude des sciences psychiques. Il expérimenta avec le colonel de Rochas l’extériorisation de la sensibilité et refit à sa manière, les expériences du docteur Baraduc projetant sur des plaques photographiques une force humaine inconnue. Naturellement devant le public officiel, il se discrédita un peu. Des sujets hypnotiques le trompèrent, — ce qui ne lui fut pas spécial, — mais les spectateurs conviés en rirent et M. Jules Lemaître trouva « nigaud » celui que des farceuses pouvaient attraper ainsi.

Néanmoins, le docteur Luys devait avoir ici sa place, non seulement parce qu’il joua un rôle vraiment important dans le mouvement qui emporta tant d’individualités remarquables vers cette psychologie passionnante et aventureuse, mais parce qu’il fut, dans la force de l’âge et dans la plénitude de ses moyens, un savant méthodique, correct et d’envergure. Son livre sur le cerveau fait date ; il peut être placé à côté de certaines leçons de Charcot et il a précédé les travaux supérieurs et plus complets de M. Jules Soury. Le portrait que je trace du docteur Luys en 1893 tâche d’être aussi fidèle que possible et si j’ai noté quelques traits d’impétuosité sénile, je ne les dois qu’à la réalité.


Un domestique pompeux ouvre la grande porte vitrée de ce riche rez-de-chaussée de la rue de Grenelle. Dans le salon d’attente, les yeux s’accrochent d’abord aux photographies d’une forte brune, Esther, dont les attitudes compliquées donnent à la science la saveur du sadisme. La fenêtre ouverte laisse parvenir la douceur parfumée du jardin proche, comme pour apaiser l’impression d’effroi.

Lui-même, le docteur, nous introduit dans son cabinet de travail, semblable à un lord anglais dans sa longue redingote, avec ses favoris blancs soignés, son nez exagéré de faucon, son pince-nez d’or, qui, dans le va-et-vient des gestes, choque la chaîne d’or massif, rendue plus éclatante par la blancheur du gilet.

— Vous du moins, si vous parlez du mysticisme, vous en parlez avec prudence ; et même parfois, vous traitez les mystiques avec quelque ironie. Aussi nous pouvons causer ensemble. Moi, le mysticisme, quand on m’en parle je me tords…

Et le docteur Luys éclate d’un rire irrésistible. Ses mains s’agitent, son corps tremble, comme si d’invisibles chatouilles le secouaient.

La table affecte un ordre et un luxe qui contredisent notre conception du poussiéreux savant des légendes ; le confort moderne a transformé Faust, aujourd’hui frotté au monde des affaires.

Sur les murs Esther encore me poursuit, de plus en plus terrifiante, les yeux projetés hors dés orbites.

— Je ne m’occupe que de science…

— C’est bien de science qu’il s’agit et même de médecine. M. Nordau ne prétend-il pas que le mysticisme est une des formes de la dégénérescence ? Le docteur Luys approche d’un coup sa chaise de la mienne, sourit de ses lèvres rasées, et :

— Très bien, alors… écoutez… Le mysticisme c’est la tendance de l’esprit à sortir de l’observation des faits… La science vit de faits… plus elle s’en détachera, plus elle… se perdra dans l’inconnu et dans le vague… La science ne vit que de réalité et le mysticisme est le contraire de la science. Moi, j’ai observé au point de vue médical chez les sujets nerveux, chez les hystériques, chez les hallucinés, une grande tendance au mysticisme. Je n’hésite pas à dire que la plupart des mystiques sont éloignés de la communion des hommes pratiques ; ils constituent une catégorie d’êtres à part, vivant de choses peu réelles, et volontiers, comme Don Quichotte, ils prennent des moulins à vent — non, des troupeaux de moutons — pour des armées en bataille. Ce sont des toqués, des non-valeurs sociales. Et, — ne vous offensez pas, — même les poètes, même les musiciens, ce sont des incapables. Ainsi, les œuvres de Wagner sont les œuvres d’un fou. Tout ce qui n’est pas compréhensible du premier coup n’est pas naturel. Il faut des professeurs pour expliquer la musique de Wagner. Parlez-moi de ce qui est clair. Tenez, la Marseillaise :


Allons, enfants de la Patrie,


Et l’éminent docteur part en gestes et en sonorités vocales.

— Ça, c’est comme Rossini, tout le monde comprend… ça va au sentiment ; mais faire de la mythologie mystique c’est de l’aberration.

— Que pensez-vous des phénomènes spirites ?

Le docteur Luys se rapproche davantage de moi, tourne vers moi l’oreille :

— Vous dites bien le spiritisme… je ne sais pas si ça repose sur quelque chose de bien certain… ce sont des études nouvelles, des choses à faire… il ne faut pas les condamner entièrement… Malheureusement il n’y a pas de terrain… il fléchit sous le pas… on n’arrivera à rien et pourtant il y a du vrai…

— Le docteur Crookes ?

— C’est de la littérature étrangère (sic)… je n’ai pas suivi…

— Et la magie ?

— Des phénomènes se rapportant à l’érudition pure, antique, du moyen âge… Ainsi les serpents de Pharaon, qui faisaient croire à un pouvoir surnaturel… Non, ce n’est pas une science réelle, elle ne se perfectionne pas. La magie ne vaut que comme berceau de l’hypnotisme.

Et l’excellent rire reprend.

— Les sorciers, ce sont, monsieur, des gens plus roués que les autres, qui règnent sur des imbéciles. Le monde se divise en suggestionnés et en suggestionneurs.

Puis, le doigt horizontal et me menaçant :

— Vous, par exemple, vous êtes écrivain, n’est-ce pas ? eh bien, vous êtes un suggestionneur ; moi qui vous lis, je suis un suggestionné… je crois que tout ce que vous dites est vrai… vous êtes un sorcier par rapport au lecteur.

— On prétend que vous êtes de ceux qui remirent en lumière l’envoûtement ?

— Ça n’existe pas… c’est-à-dire, il y a quelque chose de vrai, mais ce n’est pas comme on le dit. Nous avons fait des expériences là-dessus avec le lieutenant-colonel de Rochas ; nous avons photographié un sujet dans l’état hypnotique. Dans une autre chambre, j’ai ensuite gratté, pincé le bras gauche sur la plaque… et le sujet criait comme si je le grattais ou le pinçais lui-même… Ah ! il y a bien des choses drôles…

— Vous vous êtes occupé de la, transmission des maladies par la couronne de fer aimantée ?

— Eh ! vous avez dit ?… Ah ! oui, les « transferts ».

Le docteur Luys se lève d’un mouvement brusque, ouvre une grande armoire où des machines électriques, des petits pinceaux, des vieux journaux sont entassés pêle-mêle. Il choisit une sorte de fer à cheval, fait d’un barreau aimanté, et me le pose sur la tête, en fermant les yeux, comme un prêtre administre un sacrement.

— Pour quelles maladies cela sert-il ? demandai-je.

— Pour les maladies nerveuses, les convulsions, et aussi pour les maladies mentales, la manie des persécutions par exemple. Voici comment j’ai découvert la chose. Nous avions un malade qui avait un tic de la bouche…

Et l’expressif docteur ouvre une bouche démesurée qu’il tord :

— J’ai eu ridée, continue-t-il, de lui mettre sur la tête un barreau aimanté. Quelques jours après, je remets la même couronne sur un de mes sujets, et celui-ci a aussitôt reproduit le lie nerveux de mon malade. Ainsi, j’ai constaté que la force psychique’s’emmagasine dans la couronne. Au bout de huit mois, elle reste encore sensible.

— Vos expériences, docteur, sont bien proches du miracle…

— Le miracle… — et le Dr Luys se rengorge — euh ! euh ! je ne suis pas très compétent.

— L’école de Charcot et celle de Nancy n’ont-elles pas essayé des expériences semblables aux vôtres ?

— Charcot est trop exclusif, il a fermé sa maison. Le cercle est achevé. Ses élèves sont comme des gardes du corps qui ne laissent entrer personne. Depuis dix ans, il ne fait plus rien. — Ses élèves, ce sont des chambellans ; ils sont prêts à tout pour plaire au maître. Bernheim, à Nancy, est encore trop exclusif. Suggestion, toujours suggestion… Quoi !… la suggestion est limitée, elle est verbale ou écrite et la communication purement mentale n’est pas encore admise.

— À ce propos, vous avez remarqué l’influence des remèdes à une certaine distance sur un sujet endormi. Vous placiez derrière lui sans qu’il s’en aperçut des fioles contenant certains toxiques et il en subissait les effets qui variaient selon le médicament.

— En effet.

— N’a-t-on pas essayé de controuver vos expériences ?

— Toutes mes expériences ont été constatées par la commission et inscrites au procès-verbal… oui, tout ce que j’avais dit. Mais au moment de conclure, Brouardel ne voulut plus rien entendre ; car il craignait de gêner par mes conclusions la médecine légale. Il a influencé Beaumetz et le tour a été joué… Mais j’ai écrit une réfutation de la réfutation. Vous pouvez la lire, je vous la donnerai. »

Et les longues mains de mon bouillant interlocuteur fouillent dans un tiroir énorme, où se mêlent des paquets de brochures à titres mystérieux. Il m’en verse dans les mains, avec une générosité qui, si j’avais été moins bien disposé en sa faveur, m’eût paru confluer au charlatanisme ; et il ne se contentait pas d’un seul exemplaire pour chaque sujet traité ; il me comblait en ajoutant chaque fois : « Vous donnerez à vos amis. »

En sortant, je traverse le salon d’attente plein de malades qui, avec une certaine fièvre, alimentée par les poses « extraphysiologiques » de la brune Esther, se préparent à profiter des conseils entrecoupés du célèbre aliéniste-hypnotiseur.

Dédidément la science, surtout la science psychique, est lente à se constituer. Aujourd’hui les retentissantes expériences du docteur Luys, (à part peut-être les transferts), sont considérées plutôt comme des fantaisies que comme des vérités acquises ou en voie d’acquisition. Les admirateurs du docteur Luys peuvent d’ailleurs s’en consoler en se disant que les fameuses découvertes de Charcot sur les diverses phases de l’hypnose sont maintenant reléguées, même par ses disciples, au rang des vieilles lunes. (Voir le Monde Invisible.)