L’étude expérimentale de l’intelligence/Chapitre 3

Schleicher Frères & Cie (p. 52-58).


CHAPITRE III

Le Vocabulaire et l’Idéation.


Il existe un accord général entre nos pensées et leur mode d’expression. Une voix nuancée annonce plus de finesse d’esprit qu’une diction uniforme ; il y a de l’intelligence dans certaines formes graphiques, et de la stupidité dans d’autres. La construction grammaticale de la phrase révèle la logique intérieure et la richesse des associations d’idées ; la juxtaposition de propositions courtes, enchaînées par des conjonctions élémentaires, ou par le puéril : et alors, a une toute autre signification intellectuelle que la longue phrase oratoire qui traîne dans sa robe à queue une riche parure d’incidentes.

Même la nature des mots, le vocabulaire, a une valeur sociale ; il y a, pour exprimer une même idée, plusieurs mots bien différents, dont les uns viennent du faubourg ouvrier, d’autres viennent de la petite boutique, ou du salon, ou du cabinet du lettré.

J’ai cru intéressant de rechercher si, chez mes deux fillettes, qui ont une si curieuse différence de type intellectuel, je trouverais aussi des différences de langage, et si, en d’autres termes, il existe une relation entre l’idéation et le vocabulaire.

Je sais bien qu’a priori on peut faire de suite une objection à cette hypothèse : nous n’inventons pas notre vocabulaire, nous le recevons tout fait de notre milieu, par l’audition et la lecture, exception faite de nos néologismes, qui sont en nombre insignifiant. Or, nos deux sujets sont des enfants qui appartiennent rigoureusement au même milieu ; malgré une petite différence d’âge, qui est de 18 mois, elles sont élevées comme deux sœurs jumelles, suivent les mêmes cours, ont les mêmes distractions et ne se quittent pour ainsi dire jamais. Est-il vraisemblable qu’elles ne parlent pas la même langue ? En y regardant bien, on se convaincra que ce n’est pas là une objection contre notre recherche ; c’est plutôt un encouragement à l’entreprendre. Il s’agit de savoir si des différences d’idéation peuvent entraîner directement, et sans autre secours, des différences de langage ; or, pour qu’un problème de ce genre puisse être résolu, il faut évidemment que toutes choses restent égales d’ailleurs, c’est-à-dire que les sujets comparés au point de vue du langage soient comparables pour tout le reste.

C’est la grande difficulté à vaincre lorsqu’on compare le langage de sujets pris dans des milieux différents ; pour arriver à déterminer ce qui, chez eux, est dû à un facteur intellectuel, il faut régler les expériences de manière à éliminer les variations dans les conditions extérieures, ou de manière à interpréter ces variations et en tenir compte ; y arrive-t-on toujours ? Je ne sais. Mais, ici, l’étude de nos deux fillettes nous fournit une occasion exceptionnelle pour cette élimination ; le milieu est identique pour les deux, aussi identique du moins qu’il peut l’être.

Les documents à étudier sont nombreux ; je pourrais utiliser les cahiers de devoirs des deux fillettes, ou les rédactions qu’elles ont écrites devant moi pour des expériences de psychologie ; mais ce que nous trouvons dans ces documents, ce sont des phrases, et je ne me sens pas en mesure encore d’étudier ce tout organique qui constitue la phrase ; c’est un produit trop complexe pour que je puisse en faire l’analyse psychologique avec quelque précision. Laissant de côté la syntaxe, quoique je ne me dissimule pas tout ce qu’elle doit avoir de personnel et d’intime[1], je me bornerai à l’étude des mots, du vocabulaire.

J’utiliserai les 300 mots que chacun de mes sujets a écrits dans le test décrit au chapitre II. J’étudierai ces mots à trois points de vue :

1o Le point de vue grammatical ;

2o Le point de vue du sens concret et abstrait ;

3o Le point de vue social.

On se rappelle sans doute comment se fait l’expérience des 20 mots. La prescription donnée est d’écrire 20 mots.

On n’ajoute rien de plus ; tous les sujets sur lesquels j’ai expérimenté comprennent d’eux-mêmes qu’il s’agit d’écrire des mots isolés et non des phrases. Mais que faut-il entendre par un mot ? Ce test, comme celui de la description d’objets et d’autres du même genre, contient une indication que l’on laisse volontairement très vague, pour ne pas restreindre la liberté du sujet. Celui-ci, d’ailleurs, ne se doute point qu’on lui permet de se mouvoir dans un cercle assez grand ; il s’imagine au contraire, du moins très souvent, qu’on lui a donné une indication très précise, à laquelle il s’est borné à se conformer strictement. Ainsi, la grande, l’immense majorité des personnes à qui j’ai fait faire ce test comprennent l’expression « mot » comme synonyme de substantif ; écrire 20 mots, cela semble vouloir dire : écrire 20 noms communs.

Marguerite s’est conformée à la règle ; Armande y a échappé de temps en temps.

Les 320 mots de Marguerite sont, sans aucune exception, des noms communs ; chez Armande, ces noms communs forment la grande majorité ; mais Armande a écrit en outre quelques adjectifs et quelques verbes ; je note 8 adjectifs, 2 adverbes et 15 verbes ; ces derniers se suivent généralement par groupes de 2, de 3 ou de 4. Ces mots insolites ne sont pas concentrés dans une série spéciale, ils se disséminent dans un grand nombre de séries différentes, dissémination qui écarte de suite l’idée que leur introduction provient de quelque influence accidentelle. On pourrait supposer en effet que si un sujet qui a l’habitude d’écrire seulement des noms écrit un jour, et dans une seule série, beaucoup d’adjectifs et de verbes, ce changement brusque d’habitude est le résultat d’une influence accidentelle, par exemple, le souvenir d’une leçon récente de grammaire ; mais, comme, chez Armande, les mots insolites sont disséminés, nous pensons qu’ils forment une partie naturelle de son idéation ; nous admettons que son idéation est plus variée que celle de Marguerite, et en même temps plus originale : elle est plus originale, parce qu’elle ressemble moins à celle de la grande majorité des individus.

Les mots peuvent être classés à d’autres points de vue, d’abord au point de vue du degré d’abstraction, ce qui se comprend de suite ; et ensuite au point de vue de la dignité sociale. J’ai rappelé plus haut que certains mots appartiennent au vocabulaire courant et que d’autres sont d’un style plus relevé.

Ces distinctions sont faciles à établir en théorie ; mais elles ne sont pas toujours faciles à appliquer, la première surtout ; il y a beaucoup de termes à caractères indécis. Il me semble évident que les séries d’Armande contiennent plus de termes abstraits et rares que les mots écrits par Marguerite. Ces derniers appartiennent plus souvent au style familier et au langage concret.

J’ai relu à ce point de vue et analysé scrupuleusement les 320 mots écrits par Marguerite, je n’ai rencontré sur ce nombre que 7 mots abstraits ou rares. Je donne ces 7 mots avec leur numéro d’ordre qui indique leur place dans les séries : 16 mandoline, 103 heure, 104 temps, 172 question, 197 cristallin, 209 fémur. Je ne trouve donc que 7 mots sur 350, soit 1/50, qui n’appartiennent pas au langage courant ; et encore pourrait-on discuter sur la valeur que j’attribue à quelques-uns d’entre eux.

Quant aux autres mots, qui sont au nombre de 313 sur 320, on peut s’en faire une idée par les citations suivantes que je donne au hasard :

Bicyclette, chien, table, casserole, soupière, cheval, âne, voiture, encrier, colle, tasse, fourchette, assiette, cuiller, piano, mandoline, lampe, phonographe, rouleau, papier, Afrique, maison, vinaigre, lait, chocolat, mouton, cheveux, chignon, etc.

Les mots aristocratiques et les mots abstraits sont bien plus nombreux dans les séries d’Armande ; ce n’est pas une petite différence, une nuance fine ; c’est au contraire une différence très grossière. Chez Armande, je trouve 53 de ces mots sur 300, ce qui donne une proportion de 1/6 ; la proportion est donc 9 fois plus forte que pour Marguerite. Voici quelques-uns de ces mots :

31 tempérament, 35 moquerie, 36 silence, 39 dédain, 40 connaissance, 57 faiblesse, 63 personnage, 64 envie, 65 craintivement, 69 résultat, 70 encombrement, 77 longitude, 95 rapidité, 99 dentition, 122 pureté, 123 candeur, 131 légèreté, 138 parchemin, etc., etc.

Ces mots de choix me permettraient de distinguer à première vue une série écrite par Armande et une série de Marguerite, si la différence des écritures ne rendait pas le diagnostic très facile ; quant aux autres mots, qui composent en majorité les séries, ils appartiennent au langage usuel, et ne diffèrent point de ceux de Marguerite ; on peut en juger ; il suffit de jeter un coup d’œil sur une série complète d’Armande, comme celle-ci :

Table, porte, habit, poule, renard, armoire, tapisserie, poisson, jardin, courrier, arbre, cheval, lapin, chenil, ombre, ciel, nuage, feuille, bouteille, chaise, œil, chemin, crayon, terrain, mine, or, tiroir, air, pluie, voile, tempérament, photographie, oreille, regard, moquerie, etc., etc.

Il y a dans cette série d’Armande des mots terre à terre et familiers, comme dans la série de Marguerite ; et de temps en temps apparaît un mot plus rare, comme courrier, tempérament, moquerie. Je ne pense pas que ces mots aient été cherchés plus que les autres, et qu’ils trahissent quelque prétention d’esprit ; Armande a des défauts, certes, mais elle n’a pas celui-là. Du reste, elle écrivait sa série de 20 mots constamment plus vite que sa sœur, elle faisait courir sa plume à bride abattue, ce qui se concilierait mal avec une recherche de préciosité verbale.

On pourra objecter à mes interprétations qu’elles ont un caractère tant soit peu arbitraire. Apprécier la dignité sociale des mots, dira-t-on, c’est faire de la critique littéraire beaucoup plus que de la science. On aura raison. Tel mot dont je fais une expression de lettré sera jugé par d’autres pour un mot de petit boutiquier ; on tombe dans l’arbitraire quand on n’a pour critérium qu’une impression personnelle. Aussi, ne voudrais-je pas me risquer à établir des classes sociales dans le vocabulaire de notre langue, si je n’avais pas une méthode de classement plus précise, reposant, par exemple, sur l’observation directe du parler. Mais ici je m’occupe d’une toute autre affaire ; je ne cours pas le même danger d’erreur, parce que je compare le langage de deux personnes, en vue de dégager leur individualité ; et si je me trompe dans l’appréciation de tel ou tel mot, il est vraisemblable que je ne puis pas me tromper pour l’ensemble. De plus, ce que je sais de la vie privée de mes deux fillettes me permet de fixer par rapport à elles la valeur sociale des mots qu’elles emploient ; ainsi, je ne leur ferai pas un mérite d’écrire les mots psychologie, audition colorée, etc., qu’elles entendent souvent prononcer autour d’elles et qu’elles répètent en écho.

Il existe donc une différence dans le vocabulaire des deux sœurs ; cette différence est des plus nettes ; et je trouve bien curieux qu’Armande, qui est la cadette, ait une langue plus savante et plus recherchée que sa sœur.

La nature du vocabulaire est donc en relation avec la nature du type intellectuel, même dans les expériences où les mots semblent écrits au hasard, dans des séries incohérentes. La pensée abstraite d’Armande provoque tout naturellement chez elle un développement du vocabulaire abstrait ; et quant à son vocabulaire aristocratique, je crois qu’on peut l’attribuer à ce goût pour le verbalisme, dont elle nous donnera des preuves, dans des expériences subséquentes. Peu importent, du reste, pour le moment, les explications dernières. Ce qu’il me paraît bien intéressant de mettre en lumière, c’est que deux jeunes filles, quoique élevées absolument dans le même milieu verbal, ne parlent pas le même langage, parce que le facteur intelligent est intervenu pour déterminer un choix dans le vocabulaire ambiant ; il y a une influence du dedans, l’individualité psychologique, qui a modifié l’influence du dehors.

  1. L’individualisme dans le langage a été noté par différents auteurs, des romanciers, comme J. Case (la Volonté du bonheur, dans la Revue bleue, 10 oct. 1891), des poètes philosophes (Sully-Prud’homme, la Justice, préface), Diderot (Rêve de d’Alembert), Musset (Fantasio), Bergson (Essai sur les données immédiates de la conscience, pp. 97 et seq.). J’emprunte quelques-unes de ces citations à Dugas, le Psittacisme, pp. 27 et seq. Après avoir noté cet individualisme, il resterait à l’étudier. Mais c’est une autre affaire. Les auteurs ressemblent à ces chœurs d’opéra qui chantent Partons ! et qui ne partent jamais. Le seul essai expérimental que j’ai rencontré est un peu bizarre ; il est dû à un auteur anglais qui comptait les mots d’après les nombres de syllabes, et avait trouvé pour chaque écrivain une proportion spéciale de ces mots : tant de mots monosyllabiques, tant de bissyllabiques, et ainsi de suite. Des computations faites sur des millions de mots permettaient de tracer une courbe personnelle qui avait, paraît-il, une certaine constance. Le travail a paru dans le Popular Science Monthly de 1901. Je n’ai pu retrouver ni le nom de l’auteur ni le titre de l’article.