Son compagnon l’avait frappé.


CHAPITRE VI

Enquête infructueuse.


Le mystère devait rester impénétrable à propos du navire perdu sur le Nez-de-Jobourg ; toutes les épaves recueillies se bornèrent à quelques planches et à quelques tonnes brisées ; sur les premières point de nom de bateau ; nulle part aucune trace d’écriture ne put être découverte. Les contrebandiers, nombreux en ce temps-là, et les riverains, tous plus ou moins pilleurs d’épaves, en surent-ils plus long ? Cela parut croyable aux officiers qui firent l’enquête. Mais, faute de preuves, ceux-ci durent terminer leur procès-verbal par les mots suivants :

« Le 1er octobre 184…, un navire de commerce dont la nationalité reste encore inconnue s’est perdu corps et biens sur les rochers environnant le cap vulgairement appelé Nez-de-Jobourg. Les corps, au nombre de treize, retrouvés sur la plage dépendante de la commune de Biville, ont été inhumés dans le cimetière de cette commune. Les cadavres, dépouillés de leurs vêtements et horriblement mutilés, n’ont fourni aucune indication quant au lieu de naissance des naufragés et au nom du port d’attache de ce bâtiment. Le lendemain matin 2 octobre, une embarcation arriva pour se briser sur une plage voisine, celle de Siouville. Appartenait-elle au navire perdu la veille ? On n’en sait rien, les quatre hommes qui la montaient étant morts avant de prononcer une parole ; des survivants, deux jeunes enfants, l’un est très malade et l’autre paraît muet. La femme d’un officier de marine a recueilli les enfants, et les quatre hommes ont été inhumés dans le cimetière de Siouville. »

Le procès-verbal, signé par qui de droit, fut enfermé dans un carton et on n’y songea bientôt plus.

Le garçon paraissait âgé de neuf à dix ans, et chacun fut promptement convaincu que cet enfant n’était ni muet, ni sourd ; mais il ne voulait pas dire un mot ; il s’obstina à garder le silence et à se faire comprendre par gestes jusqu’au jour où il sut écorcher le français ; alors il fit des progrès rapides, parlant d’abord avec un horrible accent et des intonations rauques et bizarres, mais dont il se débarrassa très vite. D’ailleurs rien chez cet enfant ne prévenait en sa faveur. Les cheveux crépus, le teint assez clair, les yeux noirs et beaux, mais à l’expression rusée, les lèvres grosses, la taille bien prise et les attaches fines, tout cet ensemble faisait présumer que le plus âgé des naufragés était de sang mêlé. Vainement on nomma une bonne quantité de pays et de villes en sa présence : l’air effronté et méchant, il demeura impassible.

Ravi d’avoir un compagnon à peu près de son âge, Ferdinand essaya de s’en faire comprendre par gestes ; il lui apporta des friandises et des jouets que le naufragé accepta, mais sans témoigner ni joie ni reconnaissance, l’air farouche et mauvais au contraire. Mme de Résort ordonna à Fanny de ne jamais laisser jouer les deux enfants sans être présente elle-même. Charlot partagea sa chambre avec cet être étrange qui, resté seul la première nuit, avait essayé de se sauver en brisant toutes les vitres de la pièce où on l’avait enfermé.

Mais au bout de quelques jours le petit sauvage parut s’humaniser. Ferdinand arriva un matin auprès de lui chargé d’un cheval de bois et d’une belle tartine de confitures ; alors Fanny crut pouvoir s’absenter un instant ; bientôt, rappelée par des cris perçants, elle accourut très effrayée avec son neveu ; Charlot dut employer toutes ses forces pour délivrer le pauvre Ferdinand, que l’autre mordait, battait et égratignait sans vouloir lâcher prise.

Ferdinand raconta qu’après avoir joué assez tranquillement, il s’était mis en devoir de partager la tartine en deux, mais qu’alors l’étranger, bondissant sur lui, l’avait frappé tout en se saisissant de la tartine. « Et puis j’ai crié, disait Ferdinand à sa mère, en pleurant à chaudes larmes ; je ne veux plus le voir, ce méchant-là qui a déjà cassé presque tous mes joujoux ; je ne m’en plaignais pas, maman, parce que vous m’aviez appris qu’il faut être généreux et hospitalier. »

Pendant ce récit, Mme de Résort pansait une petite main cruellement mordue.

Avant de s’endormir, Ferdinand ajouta cette prière à celles qu’il disait chaque soir à haute voix :

« Mon Dieu, maman m’a répété aujourd’hui que Jésus a pardonné à ses ennemis, alors je veux pardonner à ce mé…, à ce vi…, à cet ignorant ; sûrement il ne vous connaît pas ! Pourtant j’espère que je ne vous fâcherai pas si je garde mes joujoux, mais je lui laisserai ceux qu’il a déjà et puis je ne jouerai plus avec lui. »

Cette naïve prière fit sourire la mère, d’ailleurs fort embarrassée. Elle regrettait à moitié son généreux élan ; sa conscience lui disait pourtant qu’elle avait agi en chrétienne ; mais à présent il fallait séparer Ferdinand de cet enfant dont les instincts paraissaient détestables ; avec elle seulement l’étranger se montrait doux et même affectueux, un peu à la manière d’un animal apprivoisé.

Au contraire, Mme de Résort ne songeait pas sans chagrin à rendre l’autre naufragée à ses parents lorsqu’ils la réclameraient. La pauvre petite fille fut d’abord bien malade, et, pendant quelque temps, le docteur arriva de Beaumont tous les jours pour voir cette enfant dont la plaie s’envenimait au lieu de se cicatriser ; un érysipèle gagna bientôt la tête et le danger devint imminent.

Au bout d’une semaine, les soins prodigués triomphèrent du mal, le délire cessa et la fillette reprit connaissance pour la première fois depuis son arrivée aux Pins. Un jour elle but avec plaisir une tasse de bouillon offerte par Mme de Résort, à laquelle ensuite elle tendit ses lèvres pâlies pour donner et recevoir un baiser.

L’avenir de la petite fille fut probablement décidé par ce baiser. Bientôt ses forces revinrent et très rapidement. Un matin le docteur annonça la guérison et dit que, toute crainte de contagion étant passée, on pouvait laisser communiquer les enfants entre eux.

Écarté de la chambre depuis le soir du naufrage, Ferdinand ne se rendit pas compte de ce qui se passa ensuite, oubliant aussi cette petite fille à peine entrevue. Les enfants écoutent seulement ce qu’ils veulent écouter, bien souvent ce qu’ils ne devraient pas entendre ; mais, pour ce qu’ils s’en préoccupent, les événements dont leur esprit n’est pas frappé pourraient aussi bien s’être passés dans un pays éloigné.

Ce matin-là, Ferdinand parut ébahi. En entrant dans la chambre de sa mère, il resta sur le seuil de la porte, indécis, très rouge, considérant ce lit tout blanc, autrefois le sien, dans lequel reposait une tête blonde à demi rasée, avec une si jolie « petite figure, raconta-t-il ensuite à Fanny, et une bouche toute rose et des yeux si bleus ! » À ce spectacle une idée traversa son cerveau, et s’approchant très vite, il chuchota à l’oreille de sa mère :

« N’est-ce pas, maman, voilà la petite sœur qui était partie pour le ciel et que le bon Dieu nous a rendue ? »

Des larmes montant aux yeux de Mme de Résort coulèrent un instant sur ses joues, rapides et pressées. Mais les essuyant et dominant son émotion, quoique sa voix tremblât, elle répondit :

« Non, mon chéri, ta petite sœur est encore au ciel ; mais cette pauvre mignonne nous est aussi envoyée par Dieu, viens donc l’embrasser. »

Alors, très ému, Ferdinand se pencha sur le petit lit où deux bras se nouèrent autour de son cou, et puis les enfants s’embrassèrent tendrement. On eût dit un frère et une sœur se retrouvant après une longue séparation.

« Comment t’appelles-tu ? » interrogea Ferdinand, qui parut assez désappointé, car la fillette le regardait avec des yeux intelligents, sans toutefois articuler aucun son.

« Est-elle muette, maman ? s’écria-t-il.

— Non, rassure-toi, mais elle est étrangère, et rien ne nous indique le lieu de sa naissance. Pendant sa maladie, voyant que je ne parlais pas sa langue et aussi qu’elle ne se faisait pas comprendre, la chère petite a pris l’habitude de s’exprimer par gestes ; cependant elle commence à prononcer des mots faciles ; tiens, vois. »

Alors Mme de Résort, prenant une boule de gomme, la fit sauter d’une main à l’autre, et après une seconde d’hésitation :

« Bonbon, » cria une voix d’enfant, claire, aiguë, avec un accent étranger.

Ferdinand battit des mains, pendant que de fines dents croquaient le bonbon.

Ensuite, les yeux fixés sur ceux de la convalescente, Mme de Résort prit son fils par la main et répéta à plusieurs reprises :

«  Ferdinand, Ferdinand.

— Dinand, Dinand, » cria la petite voix.

Ferdinand était aux anges ; il voulut continuer une leçon aussi bien comprise, et embrassant sa mère, il l’appela : « Maman, maman.

— Mama, mama, » reprit tout de suite la petite fille, qui donna un baiser à sa garde-malade.

Ferdinand sautait de joie. « Mon chéri, lui fit observer sa mère, j’ai peur que tu ne fatigues ce cerveau encore bien faible. D’ailleurs le docteur recommande encore quelques jours de prudence. Fanny doit aller à la ferme, tu l’accompagneras. La semaine prochaine, nous reprendrons nos études et nos promenades. »

Ferdinand eût bien voulu rester ; mais il obéissait toujours sans protester.

Et le soir, en dînant, oubliant de manger en écoutant l’histoire du naufrage, il interrogeait sa mère à propos de la malade.

« Comment s’appelle-t-elle, le savez-vous, maman ?

— Je n’en sais rien ; j’ai essayé de lui donner une foule de noms, aucun n’a paru avoir le moindre sens pour cette petite. La voyant en danger, je l’ai ondoyée à tout hasard, et, dès qu’elle pourra sortir, M. le curé de Vauville doit la baptiser, ainsi que l’autre enfant, sous condition.

— Sous condition, maman, qu’est-ce cela ?

— Lorsque tu iras au catéchisme, mon chéri, tu apprendras que le baptême ne peut être reçu qu’une fois ; mais, dans le doute, on doit toujours le donner sous condition, c’est-à-dire en réservant le cas où celui qu’on baptise l’aurait déjà été.

— Eh bien, maman, comment appellerez-vous notre petite fille ?

— J’avoue n’y avoir pas réfléchi. Viens lui dire bonsoir, ne l’agite pas. Demain nous déciderons quant au nom et à bien d’autres choses encore. »

Les deux naufragés furent conduits à l’église de Siouville le dimanche suivant, et, ni l’un ni l’autre ne donnant de marques de surprise, il parut assez probable aux assistants que ces enfants avaient déjà fréquenté des églises. Ensuite le curé procéda à la cérémonie du baptême sous condition. Mme Quoniam et Thomas le berger répondirent pour le garçon, dont la tenue les inquiétait fort à l’avance, mais qui resta assez tranquille. On l’inscrivit sous le nom de François-Thomas.

Revêtue d’un chaud vêtement de laine blanche et la tête recouverte d’une mantille, la petite fille était ravissante, tranquille, l’air heureux et souriant. Ferdinand et sa mère la conduisaient par la main ; ils lui donnèrent un nom assez répandu dans la Hague, celui de Marine, avec les prénoms de sa protectrice, Marie-Madeleine.

Tout le village assistait à la cérémonie et ensuite chacun loua la dame des Pins et la jolie fillette ; mais, une sage critique tempérant toujours les éloges des hommes et surtout des femmes :

« C’est grandement dommage, ajoutaient et répétaient plusieurs parmi les dernières, c’est grand’pitié que le baptême ait été gâté par la présence du sorcier. Voyez-vous M. le curé entiché de ce Thomas au point de l’admettre à être parrain, et voyez donc la Quoniam marraine avec un jeteur de sorts ! Il faut convenir aussi que, toute bonne et charitable qu’elle est, la dame du Pin place drôlement sa confiance. — Et puis, ajoutait une commère, vous verrez, sûr et certain, que, s’il reste au pays, le garçon donnera du fil à retordre à ses bienfaiteurs, ayant plutôt l’air d’un singe que d’un chrétien. J’ai vu des fois un singe à Cherbourg, tout noir avec des yeux pareils, et dà, vous me croirez si vous voulez, mais, à mon sens, voyez-vous, je pense que c’est p’t’être ben la cause pourquoi le sorcier il a voulu être son parrain ! D’ailleurs, je mens point ! et la Fanny, la bonne du Pin, m’a raconté que ce petit gars était mauvais comme un diable de quatre ans. »

Un mois après la catastrophe, la fillette, bien rétablie, pouvant supporter quelque fatigue, Mme de Résort conduisit elle-même les épaves vivantes à Cherbourg.

Là, divers consuls étrangers interrogèrent vainement les deux enfants, sans qu’aucune lumière sortît de ces interrogatoires.

La fillette paraissait âgée de quatre à cinq ans, elle avait l’air intelligent, mais déjà elle se rappelait à peine une langue que personne n’entendait autour d’elle, et puis, très intimidée, elle pleurait au lieu de répéter les phrases dont elle se servait encore parfois : ces phrases ou plutôt ces lambeaux de phrases, Mme de Résort s’était appliquée à en écrire quelques bribes, mais sans y rien comprendre. Plusieurs mots offraient une certaine ressemblance avec d’autres mots anglais ou espagnols, et voilà tout ce qu’on put découvrir à Cherbourg après un examen prolongé.

Le petit garçon ne répondit qu’en français, en baragouinant : « Moi savre pas, moi pas connire, pas comprenire vos… »

Menaces ou promesses ne purent tirer autre chose du gamin.

On parla beaucoup au sujet des naufragés en donnant quantité de conseils à leur protectrice. Celle-ci d’ailleurs n’éprouvait aucune hésitation quant à la petite Marine ; seulement, à cause de son propre fils, elle n’osait entreprendre de civiliser l’autre épave, dont la malice paraissait augmenter tous les jours.

Le garçon resta donc à Cherbourg, pour y être confié à des hommes excellents placés à la tête d’un orphelinat. Et ces hommes perdirent presque la tête à cause de la méchanceté et des inventions terribles de leur nouvel élève. Le jeune sauvage tantôt mordait, battait ses camarades ou déchirait ses propres habits, tantôt jetait ses matelas dans le puits de l’établissement. Un jour, à la satisfaction générale, il disparut sans laisser la moindre trace. Au bout de quarante-huit heures, il fut rencontré par Fanny, errant, à demi mort de faim, dans la lande près des Pins. Après l’avoir grondé, raisonné, habillé à neuf, Mme de Résort le confia aux soins de Charlot. Il comprenait et parlait alors le français, montrant d’ailleurs une intelligence très vive.

Mais un beau matin, pleurant à chaudes larmes, Charlot déclara à sa tante qu’il « se périrait de chagrin » plutôt que de supporter davantage cet enragé de petit Thomy (on appelait ainsi l’enfant pour le distinguer de l’autre Thomas).

Saisie de compassion pour son filleul, Mme Quoniam décida son mari à employer dans la ferme « ce malheureux que Charlot avait peut-être maltraité », en quoi elle calomniait le pauvre géant, qui n’eût pas écrasé une mouche exprès.

Or, le mois suivant, le père Quoniam ramena le petit brigand aux Pins, accusant ledit brigand d’avoir noyé une couvée de dindons, estropié un veau et volé la montre d’un valet.

À cette époque, Thomas arrivait de Bretagne, où il conduisait son troupeau durant les mois d’hiver. Désolé du chagrin que Thomy causait à « la bonne dame du Pin », le berger déclara vouloir essayer à son tour de mâter cet enragé, « qui était son filleul et envers lequel il avait contracté des obligations ».

Pour le coup, les commères durent crier à la sorcellerie, car Thomas ne se plaignit jamais ; il garda et emmena partout avec lui le garçon, auquel il apprit à lire, à écrire, à compter et aussi à soigner et à tondre les brebis et les agneaux.