Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 58-64).

X

La Foi.


Il y a deux sortes de foi : la foi servile et la foi généreuse.

Jeune homme, tu dois nous croire : nous sommes des vieillards et les confidents de ton père. Il t’a déshérité et te bannit pour jamais de sa présence parce que tu l’as offensé.

— Si j’ai offensé mon noble père, c’est sans le savoir et sans le vouloir. J’irai embrasser ses genoux, je pleurerai sur sa main vénérable, et il pardonnera à son fils.

— Jeune homme, tu n’as pas en nous une confiance aveugle, et nous sommes les amis de ton père. C’est nous que tu as offensés, et, avant de le fléchir, il faut nous fléchir, car on ne parvient à lui que par nous.

— Vous êtes des vieillards, et je respecte votre âge ; mais vous déshonorez vos cheveux blancs par le mensonge et je me délie de vous. Si vous ne profériez que des paroles justes, sages et honorables pour mon père, je croirais en vous comme je crois en lui. Mais vous voulez le rendre solidaire de vos mauvaises passions et de votre susceptibilité chagrine. Vous me le représentez comme un père sans miséricorde et sans entrailles.

Moi, au fond de mon cœur, je sens que vous ne dites pas vrai, car je connais mon père, et je ne crois pas en vous parce que je crois en lui.

L’amour croit tout, a dit le grand apôtre ; c’est-à-dire que l’amour, père de la liberté, ne s’étonne d’aucun sacrifice et ne connaît rien d’impossible.

Mais la peur, aussi, croit tout, et ne refuse la servitude tremblante de son âme à aucune absurdité.

Si vous ne me croyez pas, vous brûlerez éternellement, dit le prêtre.

Et moi, répond le paria, j’aimerais mieux un martyre éternel qu’une lâcheté d’un seul instant !

Sais-tu ce que c’est que la raison et la liberté de l’intelligence dont tu demandes le sacrifice ?

Sais-tu que la liberté ne peut se soumettre que librement, et qu’elle ne courbe jamais son front pour passer sous le joug de la peur ?

Ah ! tu veux m’intimider pour me faire tuer mon âme en la prostituant à la crainte !

Eh bien je te dis que je ne te croirai pas et que je défie ton enfer !

Ton Dieu, à ce qu’il paraît, ressemble à ces proconsuls de Rome qui, d’une main, montraient aux martyrs, leurs idoles, et, de l’autre, le bûcher.

Je ne veux pas d’un Dieu qui procède comme les tyrans et qui agit comme les bourreaux.

Arrière, vieillard, avec tes mystères, dont les ténèbres de l’enfer augmentent encore pour moi les obscurités ! Je ne crois pas en toi parce que je crois en Dieu !

La foi de l’homme est l’expression religieuse de son cœur ; c’est sa vie morale ; car, moralement parlant, l’homme sans foi est un mort.

La foi est le sentiment de la vie et de l’harmonie éternelle ; la foi est la force des cœurs et le courage de l’intelligence.

La foi est le sacrifice perpétuel de nos facultés les plus nobles à la vérité éternelle.

La foi est inséparable de l’amour et de la liberté ; c’est pourquoi elle est indépendante des hommes, et ne s’accorde aux hommes qu’en vue de Dieu et à cause de lui seul.

La foi seule soutient l’énergie de la volonté, et si la volonté humaine est toute puissante, c’est par la foi.

Et comment lutterons-nous contre le présent, qui nous tue, si nous ne croyons pas à l’avenir ?

Croyons à la justice éternelle, croyons à sa force irrésistible, croyons à son triomphe, et luttons avec énergie. Si vous aviez un peu de foi, disait le Christ, si vous en aviez seulement gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Ôte-toi de là, et la montagne vous obéirait.

Est-ce que l’industrie n’a pas réalisé de plus grands prodiges, elle qui n’a de foi que pour l’argent et pour elle même ?

Voyez-vous l’industrie, aidée du génie de l’homme, et soutenue par sa foi en un avenir de richesse, faire bouillonner la vie dans les flancs du métal échauffé, et dire à ses coursiers de fonte : Hennissez et marchez !

La nature vaincue pousse un cri d’effroi ; le monstre de métal siffle épouvanté et comme indigné d’obéir ; au bout de sa trompe de fer, ses naseaux rougissent et étincellent ; il jette au vent souffle sa longue et blanche crinière de fumée : il souffle avec furie et s’anime peu à peu : il s’élance, entraînant après lui toute une cité roulante. L’air, violemment déchiré, tourbillonne autour de lui comme une tempête et voilà les horizons qui tournent, les montagnes qui se déplacent, les collines qui s’enfuient, les arbres qui dansent en rond et semblent exécuter des marches militaires… Puis, plus près tout est confondu dans un sillage rayé de couleurs vagues et changeantes… Les corps ont disparu : tout n’est plus qu’une illusion et qu’un éclair ; la machine terrible semble dévorer les maisons, les arbres, les coteaux, et les rejeter après elle, étourdis, tournoyants et mal assurés sur leur base… Hourah ! hourah ! crie l’industrie comme le fantôme de la ballade de Lénore. Mon coursier infernal va vite… Ah ! maintenant les fantômes sont vaincus en merveilles, et c’est pourquoi ils n’osent plus sortir la nuit, tant les prodiges de l’industrie les épouvantent… Voyez-vous, là-bas, sur les hauteurs, ce dragon noir et colossal qui arrive avec la rapidité de la foudre et qui vomit des flammes !… Mais ici les hauteurs sont tranchées à pic et un torrent roule dans la vallée profonde ; le monstre ne nous atteindra pas… Ô terreur ! il a passé sur le vide… Entendez-vous comme il souffle ? Le voici ! le voici ! Il traîne après lui dans l’air un nuage ardent comme un étendard infernal ; il jette au vent des milliers d’étincelles, et une sueur de feu s’échappe de ses flancs et laisse un reflet rouge sous ses pieds invisibles. Il est près de nous ! il passe en grondant comme la tempête ! Mais il est rapide comme l’éclair… Où est-il ? Nous avions rêvé, sans doute… Hourah ! hourah ! dit l’industrie.


— Non, arrêtez, répond la haute et antique montagne… Vous ne gravirez pas mon sommet escarpé, et je vous briserai si vous vous heurtez à mes flancs…

— Le coursier hennit et accourt : il se plonge comme un glaive dans le flanc de la montagne qui gémit. Le hennissement terrible retentit et s’éloigne dans les entrailles de la terre où le dragon a disparu ; déjà un sifflement aigu l’annonce à d’autres campagnes ; la montagne qui l’a englouti sans pouvoir l’arrêter le revomit superbe et triomphant ; un palais magique, illuminé comme pour une fête, semble accourir au-devant de lui. Là, tout un peuple attend le passage ou le retour de la cité roulante ; le coursier métallique pousse un cri de joie et semble impatient de se reposer ; son souffle haletant s’épuise ; il s’arrête… Ce n’est plus qu’une machine de fonte et de cuivre, une masse lourde et sans vie que les chevaux les plus vigoureux ébranleraient à peine.

C’est par la foi qu’un simple prêtre a bâti un temple magnifique ! L’église de Saint-Sulpice, dont je vois les tours de ma fenêtre, me rappellent à chaque instant les miracles de la foi !

Et moi aussi j’ai cru, et alors j’ai fait bien plus que de déplacer des montagnes et de tirer l’eau du rocher stérile !

J’ai associé malgré lui un siècle égoïste à mon œuvre ; mon enthousiasme a triomphé de son indifférence ; j’ai cru et j’ai réalisé des ressources pour mon œuvre, et vous oseriez dire, parias, mes frères et mes sœurs, qu’il est impossible de vous sauver !

Vous pourrez quand vous voudrez, vous voudrez quand vous croirez, et vous croirez quand vous aimerez !