Texte établi par Alphonse Constantau bureau de la direction de La Vérité (p. 45-53).

VIII

Dieux et la Mère


Sur une de ces pelouses fleuries qui se penchent au versant des Alpes, deux enfants jouaient au bord des précipices.

Et ils n’avaient rien à craindre, car à quelque distance de là était assise leur mère qui ne les quittait pas des yeux.

Mes petits anges, leur disait-elle, n’allez pas chercher des fleurs là-bas où le penchant devient rapide ; vous glisseriez et vous tomberiez dans l’abîme.

Cependant au penchant de la pelouse l’herbe était si touffue et si belle, les fleurs si fraîches et si séduisantes !

Le plus jeune des enfants, ignorant davantage le danger, était le plus audacieux ; il profita du moment où son frère occupait leur mère commune en lui montrant un scarabée aux ailes d’or, pour en courir aux fleurs défendues.

Tout à coup un cri part, le pied lui a glissé ; il roule vers un gouffre sans fond ; une racine qu’il a saisie, mais que son poids brise peu à peu, le retient encore…

Je vous demande ce que fit sa mère.

Ah ! pauvre femme, elle le sauva sans doute ou elle périt avec lui.

Votre réponse est le cri même de la nature.

Le Dieux que nous adorons parle ainsi par la bouche d’un de ses prophètes, en s’adressant à ses créatures bien-aimées.

Une mère peut-elle oublier son enfant et ne plus avoir pitié du fruit de ses entrailles ? Eh bien quand elle l’oublierait, moi je ne vous oublierais pas.

Ce n’est pas là le Dieu des mauvais prêtres.

Si le Dieu des mauvais prêtres eût été à la place de la mère, il serait demeuré impassible et aurait dit à son jeune enfant : tombe et meurs ! Je t’avais averti, c’est toi qui l’as voulu.

Mais, direz vous, le Dieu des mauvais prêtres, c’est pourtant le Dieu des chrétiens ! Et celui-là n’a-t-il pas fait comme la mère dont vous parlez ? Ne s’est-il pas élancé vers l’abîme pour sauver les pécheurs ? N’est-il pas descendu jusqu’aux enfers pour relever la nature humaine du fond le plus désespéré de sa chute ?

Oui, le Dieu des chrétiens a fait cela ; mais le Dieu des mauvais prêtres a rendu ses efforts inutiles.

Le Dieu des chrétiens a versé son sang pour tous les hommes, mais le Dieu des mauvais prêtres l’a recueilli goutte à goutte dans un calice avare et l’a vendu au petit nombre des heureux.

Le Dieu des chrétiens était un paria qu’on a crucifié ; le Dieu des mauvais prêtres est un aristocrate qui avec les trente pièces d’argent de Judas a acheté aux bourreaux les vêtements du Christ, afin de mentir aux hommes au nom même de sa victime.

Le Dieu des chrétiens a brisé les portes de l’enfer et les a emportées en triomphe, comme le Samson de la parabole chargea sur son épaule les portes de Gaza.

Le Dieu des mauvais prêtres a remplacé les portes d’airain par des portes de fer et de diamant, sur lesquelles il a écrit : Plus d’espérance !

Selon les prêtres hypocrites Dieu est mort pour sauver les hommes et leur rendre la vie. Et pourtant les générations n’en vont pas moins s’engloutir dans la mort éternelle, parce qu’elles n’écoutent pas les pharisiens de la loi nouvelle.

Selon ces hommes, le ciel et la terre n’ont été créés, Dieu ne s’est incarné et n’a été crucifié que pour le salut de quelques moines béats et de quelques femmelettes imbécilles ; quant à ce grand troupeau dont le Christ était le bon pasteur, les ignorants, les pécheurs, les possédés des esprits impurs, les pauvres femmes pécheresses, l’humanité souffrante enfin, tout cela est destiné d’avance à l’enfer, à moins que, par un miracle de la grâce, quelques-uns d’entre eux ne se fassent bénir et approuver par ces docteurs hypocrites qui ne bénissent que les heureux et n’approuvent que ce qui leur ressemble.

Et qu’avons-nous à dire si Dieu laisse périr à jamais le plus grand nombre d’entre nous, lui qui n’a pas sauvé les anges ?

Et pourquoi Dieu n’a-t-il pas sauvé les anges ? Les anges étaient-ils moins que vous ses créatures et ses enfants ?

Les anges étant des intelligences supérieures, leur dépravation a été assez libre pour être irrémédiable !

Quoi !… vous m’épouvantez !… Quoi ! les anges, avec une intelligence supérieure, ont pu se séparer à jamais de Dieu de manière à ne s’en rapprocher jamais ! Quel terrible mystère ! Le seul moyen de comprendre qu’à cause même de la supériorité de leur intelligence ils ne peuvent jamais revenir de leurs erreurs, c’est d’admettre qu’ils ne se sont pas trompés et qu’il y a dans la révolte une vérité éternelle !…

Alors il faut admettre les deux principes de Manès et l’éternité du chaos, ou croire que les anges rebelles, ces révolutionnaires du Ciel, sont les célestes martyrs de l’intelligence et de l’amour, et qu’ils travaillent par la douleur à l’émancipation des êtres et à la manifestation du plus beau don que la Divinité ait pu faire à ses créatures : la liberté !

Parce qu’ils sont intelligents, ils ne peuvent pas se repentir ! N’est-ce pas là l’expression la plus parfaite de la persévérance consciencieuse et éclairée.

Non, la liberté des anges et des âmes ne peut être dans l’éternité du mal, puisque le mal n’est qu’une ignorance et qu’une erreur !

Non, Dieu, après avoir donné la liberté aux esprits, ne peut jamais la reprendre, surtout au moment où elle s’égare, et en donnant aux anges et aux hommes cette part de sa divinité, il a bien prévu qu’elle sauverait enfin tout ce qu’elle perdrait d’abord, et que le mal causé par elle serait enfin détruit par elle !

La liberté d’élection entre le bien et le mal, c’est-à-dire entre la vérité et l’erreur, ne peut cesser que par l’adhésion libre et éternelle au bien et au vrai. La science seule exclut le doute ; le bonheur parfait exclut seul les inquiétudes du désir.

L’être fait pour le bien ne peut de lui-même se fixer pour jamais dans le mal, et supposer que Dieu profitera d’une chute de son enfant pour lui retirer sa main et refermer le précipice, c’est le plus abominable des blasphèmes.

Dieu permet les chutes et les erreurs de ses créatures pour instruire leur libre arbitre. Toute erreur produit un désordre, tout désordre une douleur, toute douleur une réaction et un repentir, et tout repentir un progrès.

Ainsi le pardon est dans la peine et le salut dans la réprobation.

Ainsi les anges déchus servent d’exemple aux anges fidèles, et sont ainsi les martyrs et les parias de la société céleste.

Mais écoutez la parabole de l’enfant prodigue, et comprenez pourquoi le père de famille comble de toutes ses caresses et de tous les honneurs de sa maison celui qui a péché, lorsqu’il revient enfin de lui même, vaincu par les souffrances et touché par le repentir !

Eh bien, il faut donc renoncer à la bonté de Dieu, ou croire que les parias du ciel seront un jour des princes et des rois parmi les anges. Car Dieu ne les avait pas créés mauvais ; si donc l’orgueil les a entraînés à la révolte, c’est que Dieu leur avait donné cet orgueil qui est une noble aspiration à la gloire.

Or Dieu ne donne des désirs que pour les satisfaire ; il ne donne soif qu’à ceux qu’il veut désaltérer.

Quand la soif de l’orgueil a tari les sources de la vanité, elle se retourne haletante et éperdue vers l’océan intarissable de la gloire.

Quand la soif des richesses a été trompée par les périssables trésors de la terre, elle convoite les mines inépuisables de l’or céleste et de la charité divine.

Quand la soif des voluptés a été irritée par les déceptions des sens, elle s’élance infatigable et brûlante d’amour vers les caresses de la beauté éternelle, et aucun travail, et aucun sacrifice, et aucune douleur ne lui semblent trop pénibles pour les obtenir et les mériter.

Si l’homme pouvait réellement résister à Dieux, Dieux, en lui donnant ce pouvoir, se serait donné à lui-même un démenti éternel !

L’homme peut faire ce qu’il veut, mais il ne choisit pas ses vouloirs. C’est l’attrait qui les détermine ; or l’attrait vient de Dieu.

Les erreurs mêmes de l’homme sont providentielles ; il faut le relever et non le punir lorsqu’il tombe ; il faut l’instruire lorsqu’il s’égare et non le rendre responsable de ses erreurs.

Et si l’homme qui n’a pas fait son semblable est téméraire de le punir, comment voulez-vous que Dieu venge sur son ouvrage même l’imperfection de son ouvrage ?

Ce qu’on appelle dans l’homme le libre arbitre n’est pas une liberté réelle, autrement il choisirait toujours le bien.

Est-ce qu’il est naturel de vouloir le mal ? C’est toujours l’attrait d’un bien qui détermine le choix de l’homme ; or le bien qu’il préfère est en raison du plus ou moins de justesse dans ses perceptions. Selon son degré sur l’échelle du progrès, l’homme est animal ou demi-animal, ou être intelligent et libre.

Ne punissez pas l’animal d’obéir à ses instincts ; contenez-les par la crainte et dirigez-les par l’intelligence et l’amour.