Les bibelots de Monseigneur de Biscaras



Le vingt-six mai de l’an de grâce mille six-cent soixante-treize, Sa Grandeur Monseigneur Jean Armand de Rotondy de Biscaras, nommé deux ans plus tôt à l’évêché de Béziers par Sa Sainteté Innocent XI, prit solennellement possession de son siège épiscopal.

Cette « Entrée », comme on disait alors, n’était pas événement négligeable, on peut s’en convaincre dans les copieux procès-verbaux du notaire royal, Jean de Guibal ; et l’étiquette, élaborée dans les vieux temps, en était aussi compliquée que pointilleuse.

C’était après plusieurs jours de négociations la révérence des consuls à l’évêque loin des murs de la ville, l’arrivée à la Porte Tourventouse pendant que sur les remparts de Canterelle les coulevrines tonnaient, et cette singulière cérémonie du serment, où le prélat, à genoux, jurait sur l’Évangile de maintenir les consuls et les habitants dans leurs franchises, privilèges et libertés. Et à cette obligation, preuve indéniable de la hauteur de l’esprit communal, il n’eût pas fait bon se soustraire ; trois cents ans plus tôt, Hugues de la Jugie l’ayant tenté, les consuls avaient barricadé les Portes et ne les avaient ouvertes que lorsque le prélat était venu à merci !…

Puis se formait le cortège dans lequel l’évêque figurait sur une petite haquenée harnachée de taffetas blanc, pomponnée de soie et qui s’avançait sous les arcs de triomphe, les guirlandes, les bannières, au milieu de manifestations variées et imprévues : on y voyait le chameau, le jeu antique de la Galère, des allégories mythologiques, des trétaux sur lesquels les écoliers représentaient des mystères, et des troupes de musiciens qui chantaient des motets. La procession se dirigeait vers Saint-Nazaire, où après un nouveau serment en faveur du Chapitre, elle pénétrait dans l’église où était chanté un Te Deum solennel.

Au travers des siècles, ce cérémonial avait été parfois modifié, et Richelieu avait depuis longtemps coupé les ailes aux libertés et privilèges. Mais ce vingt-trois mai, toutes les parties en avaient été exécutées avec un éclat incomparable ; il y avait eu, même, un incident inattendu qui avait porté à son comble l’enthousiasme de la population, un de ces gestes qui restent légendaires dans l’histoire d’un diocèse, qu’il s’agisse d’un festin offert à des consuls ou d’une église ouverte à des Vignerons révoltés : Monseigneur de Biscaras, après avoir prêté serment, avait invité, — fait sans précédent, — Messieurs les consuls à monter dans son carrosse, et le soir, innovation heureuse, — il les avaient priés à souper.

Lorsque ses hôtes se furent retirés, Monseigneur resta seul dans son grand salon, et heureux d’un peu de liberté après cette journée aussi glorieuse que fatigante, lustres éteints, il s’y promena en réfléchissant. La soutane violette passait et repassait devant les hautes croisées éclairées par la lune, et les grands miroirs reflétaient comme ceux d’une ombre, le beau front, le nez bourbonien, la bouche spirituelle et les yeux un peu mélancoliques, mais si bons et si fins, que nous a transmis un portrait heureusement parvenu jusqu’à nous.

Et Monseigneur remerciait Dieu qui lui donnait ce siège épiscopal deux fois illustre par ses antiques origines et par les qualités singulièrement éminentes de ceux qui l’y avaient précédé. Renommé aussi, pour cette belle demeure qui s’abritait à l’ombre de la cathédrale avec tant de calme et de grandeur ; et l’évêque regardait, dans la nuit claire, cet hôtel imposant et de si grand air, vrai palais des derniers temps de la Renaissance italienne, avec sa vaste cour d’honneur, les élégants pavillons de ses ailes, ses doubles perrons et ses fines galeries à balustres dissimulant les toits ; et reportant plus près ses regards, il pouvait voir dans ce salon et dans les pièces voisines les plafonds délicieux, les corniches, les dessus de porte où l’architecte avait jeté ces guirlandes, ces nœuds, ces attributs : décoration légère et aimable, qui fut en quelque sorte, à cette époque, la fleur délicate de l'art français. Alors Monseigneur qui avait appris à aimer les belles choses dans l’hôtel de son père, le gouverneur de Charleville, regarda autour de lui, il vit ce qu’il n’avait pas aperçu encore et il eut un geste d’étonement.

Or, par une rare bonne fortune, nous avons sous nos yeux l’Inventaire de ce que voyait à ce moment Monseigneur de Biscaras !…

Tressaillez, ô vous, dont les meilleures heures du jour se passent chez l’antiquaire, el qui connaissez cette joie si spéciale, de la fuite avec l’objet convoité !…

Et d’abord, il faut se rappeler les raisons pour lesquelles l’évêché de Béziers était plein de merveilles, et se remémorer ces évêques italiens dont il était la demeure depuis cent cinquante ans.

Ces Strozzi, mécènes incomparables, qui faisaient rechercher les manuscrits grecs à Athènes et à Byzance et dont Pollajuolo élevait le palais ; ces Médicis, marchands qui fondaient une dynastie, dont Michel Ange sculptait les tombes et dont Benvenuto ciselait les joyaux ; ces Bonsi « seigneurs de la première classe des nobles de Florence », nés à l’heure du complet épanouissement de la Renaissance ; le Cardinal Jean qui pendant ses séjours diplomatiques à Rome, recherchait sans relâche des statues antiques et des tableaux pour Mazarin ; le Cardinal Pierre, le roi du Languedoc, comme dit Saint Simon, qui correspondait avec Baluze, et qui, pendant son ambassade à Venise, enrichit la France des trois plus beaux Véronèse dont le Louvre s’enorgueillit ! Ce dernier avait depuis trois ans, quitté pour Toulouse, cet évêché que nous appellerions volontiers « de famille », et c’est dans sa demeure que nous allons pénétrer.

Voici d’abord l’antichambre : la tenture est en cuir de Cordoue doré sur fond vert pâle, deux lustres laqués de rouge l’éclairent, une table sculptée, des dessus de portes où sont peintes les quatre saisons, une chaise à porteur armoriée, complètent l’ameublement. À droite, s’ouvre la salle à manger : elle est tendue de tapisseries de Bruges, garnie de deux fontaines, de dix-huit chaises en cuir doré, d’un devant de cheminée dont la peinture représente un panier de fleurs, et d’armoires chargées de cette admirable argenterie que nous retrouverons tout à l’heure.

Au delà, toujours à droite, une suite de chambres d’apparat : la chambre rouge avec ses tapisseries de Verdures des Flandres, ses six fauteuils et ses quatre chaises garnies de taffetas vert de mer, son tapis de Turquie, son écran recouvert de brocatelle et son grand miroir de Venise, orné de plaques d’or et d’argent. Voici la chambre violette : aux murs, un damas gris perle, relevé de dessins violets ; la même étoffe revêt les sièges. Le lit, ses bandeaux, ses courtines sont en drap d’argent, un tapis de Turquie est jeté sur le parquet ; au-dessus de la cheminée est suspendu un miroir garni de plaques de cuivre, sur la tenture le portrait du roi à cheval, en face celui de Richelieu.

En retour sur la cour d’honneur, s’ouvre un salon que nous nommerions volontiers le salon de famille : sur les tapisseries d’Angleterre, sont rangés les portraits de tous les évêques de la Maison de Bonsi, une peinture représentant Louis XIV en costume d’empereur romain y préside, les sièges sont recouverts « en point de France de soye ».

Revenons dans l’antichambre et ouvrons la porte à gauche : nous voici dans la salle merveilleuse, la chambre aurore, où les plus beaux meubles ont été réunis. Les murs sont tendus d’une série de huit pièces de tapisseries des Gobelins, représentant des scènes du Pastor Fido. Le lit, les douze fauteuils, les quatre chaises à la Dauphine sont garnis « de damas couleur d’or », le mobilier se complète de son lustre de jais blanc, de son grand tapis d’Orient, de ses miroirs de Venise, 1 de son écran tissé en Flandres, de son bureau en bois de violette. Elle est suivie d’un salon où se déploient des tapisseries d’Arras représentant l’histoire des Sabines, et où des bustes antiques d’empereurs occupent les trumeaux. Le tapis est en moquette, les fauteuils en brocatelle rouge brochée d’argent.

Adossée à cette pièce s’ouvre la galerie des. portraits. Outre ses miroirs à cadre de glaces, ses tables de marqueterie, ses dessus de portes représentant les quatre âges de la vie, on y voit le portrait de Louis XIV, celui du Grand Dauphin, ceux du duc et de la duchesse de Bourgogne. En face ceux de Philippe V, du duc de Berry, du duc du Maine, celui de Richelieu encore, — pour rappeler sans doute la mémoire de l’Édit de Béziers ! — et l’effigie de plusieurs évêques, entr’autres ceux d’Auch et de Toulouse. Si à côté vous poussez la porte de la chapelle vous y verrez son autel en bois doré, ses tableaux, sa garniture de vermeil, ses soieries, ses dentelles, ses broderies merveilleuses, dont trois pages ne suffisent pas à l’énumération, et si, à gauche, vous ouvrez la bibliothèque située dans la tour carrée, vous pourrez admirer les délicieuses boiseries qui la meublent encore, et qui complètent la décoration de cette pièce unique par son calme recueillement et sa lumineuse beauté !

Et maintenant, remettez à sa place tout ce qui, dans ce minutieux inventaire, a été énoncé en séries. Replacez sur les cheminées les pendules, suspendez les lustres aux plafonds, jetez les tapis sur la marqueterie des parquets, posez sur les consoles et les tables, les bustes, les flambeaux, les urnes, les écritoires, rangez dans les armoires de la bibliothèque les deux mille cinq cents volumes d’histoire et de théologie, rapportez sur les crédences de la salle à manger les cent quarante cinq pièces d’argenterie : aiguières, bassins, écuelles, vinaigriers, salières, chandeliers, bougeoirs, mouchettes, ciselées et armoriées, élégantes jusque dans les détails familiers… il y a même un chauffe lit d’argent !

Et pour terminer, si nous tournons la dernière page de l’Inventaire, nous y trouvons, entre la bibliothèque et la chapelle, la chambre grise, tendue de modeste cadis, avec ses rideaux en toile de coton, sa petite table en bois de noyer et ses quatre chaises : cette chambre fut celle de Monseigneur de Biscaras !…

L’évêque mit longtemps à considérer cet extraordinaire héritage ; il sourit ! Mais il sourit bien mieux à sa cathédrale qui lui offrait dans la nuit bleue la grandiose apparition de ses architectures. superposées et magnifiques ; il pensa au bien à faire, aux âmes à sauver, aux pauvres à secourir, et il remercia Dieu !…

Trois ans étaient passés et les Biterrois avaient pu se convaincre que leur évêque était un saint… Pas un de ses jours qui ne fut marqué par un acte bienfaisant ! Il avait opéré des réformes, réuni des synodes, édicté des Ordonnances où l’on voyait des peines fulminées contre les duellistes, la réglementation des visites du médecin aux malades impénitents, et la défense à ses ecclésiastiques « de danser, d’assister à des bals et de jouer au brelan ».

Ses œuvres de charité étaient des plus importantes, surtout par la part apportée à la fondation de l’Hôpital Général, nouvellement instauré sur l’ordre du roi, pour loger et entretenir les pauvres. C’est celui que nous avons connu sous le nom d’Hôpital Saint-Joseph.

Or Monseigneur consacrait à son hôpital la totalité de ses ressources, l’on eût pu dire que sa charité était inépuisable si ce terme si usité n’était la plus redoutable des métaphores !… car un jour Monseigneur s’aperçut qu’il ne restait pas un écu dans sa caisse de l’hôpital.

Dans des cas semblables, la ville avait déjà fourni de généreux subsides ; l’évêque n’hésita pas à mander auprès de lui deux nouveaux consuls de la dernière élection de la Saint André : Messieurs Gabriel de Villeraze et Guillaume de Gineste.

Lorsque les deux consuls entrèrent dans sa bibliothèque, Monseigneur alla à eux avec cette politesse qui sentait son Versailles, — avec peut-être être quelque chose de mieux, — et les pria de lui faire la grâce de s’asseoir.

— Messieurs, commença-t-il, — il fut surpris de sentir que sa voix s’enrouait un peu, — je suis confus d’avoir à appeler votre attention sur le sujet qui me préoccupe… qui me préoccupe particulièrement !

Un silence… la cause était jugée… Monsieur de Villeraze considérait les guirlandes de la corniche, Monsieur de Gineste les arabesques du tapis.

— Monseigneur, dit ce dernier, je crois connaître l’objet de vos soins ; si je ne me trompe, Votre Grandeur rencontre quelques difficultés pour le règlement des mémoires de l’Hôpital général… qu’elle nous permette de lui exprimer nos regrets de ne pouvoir la seconder en ce moment.

— Les dernières épidémies, reprit Monsieur de Villeraze, les guerres récentes contre ceux de la Religion Réformée, l’achèvement du canal des Deux Mers, absorbent toutes nos ressources… et Messieurs des États sont si exigeants…

— Ne pourrait-on pas, reprit le premier, tenter quelques économies sur les derniers comptes ; ceux-ci portent deux cents vingt-cinq setiers de blé, six muids de vin, quatre cent livres pour la viande, deux cent livres pour le bois… Et la grande salle projetée… les quarante lits nouveaux !

— Monsieur, fit le prélat avec une vivacité qu’il regretta aussitôt, les pauvres n’attendent pas !

La bataille était perdue…

— Laissons-donc cela, Messieurs, reprit-il avec sa grâce si française ; et il leur parla des derniers événements intéressant la cité, entr’autres de la nouvelle Ordonnance, par laquelle le roi déclarait que l’évêque de Béziers assisterait à tous les feux de joie officiels, qu’il y aurait un fauteuil près des consuls, mais au bout du banc, et, que le premier, il mettrait le feu au bûcher !

Le plus récent des historiens de Louis XIV a raison, le roi-soleil gouvernait en détail…

Puis leur ayant présenté son anneau à baiser, il les reconduisit jusqu’à la porte extérieure, toujours serein. Mais remonté dans sa bibliothèque, Monseigneur de Biscaras se rembrunit.

— Arrêter les travaux, supprimer des lits, épargner sur la viande ou le bois des pauvres ?… Jamais !

Monseigneur étendit la main et saisit son bréviaire.

À ce moment ses yeux rencontrèrent une superbe pendule d’écaille sur laquelle Apollon, d’un geste magnifique, conduisait les chevaux du soleil ; un balancier sur lequel l’effigie du roi brillait entourée de rayons, mesurait les heures avec un tic tac solennel et berceur.

— Voilà un sujet bien profane, dit tout haut Monseigneur devant lequel sembla s’ouvrir l’horizon, oui bien profane pour une demeure épiscopale, cette pendule est bien belle, et ne pourrait-on pas ?… L’horizon s’élargissait !

Monseigneur ouvrit son bréviaire, la reliure en était de maroquin rouge, dorée aux petits fers, timbrée des armes des Bonsi, ce livre splendide, semblait entretenir le dessein ébauché. Entre chaque Leçon des Matines, il regardait dans la glace se balancer le soleil d’or.

— Beaucoup trop profane, murmurait-il. Au dernier verset du Te Deum, Monseigneur ferma le livre de maroquin rouge et avec le geste des résolutions sans appel, il dit tout haut :

— Je verrais Monsieur Nicolas !…

Heureuses générations dont l’enfance fut bercée par les contes de Madame de Ségur et la jeunesse charmée par les romans de Walter Scott ! Vous n’avez certainement pas oublié l’Antiquaire, Monsieur Oldbuck ?… Or, il se trouvait que Monsieur Nicolas était le sosie de l’antiquaire !… C’était le même âge, soixante ans environs, le teint frais plein de santé, les traits un peu durs, l’œil malin et perçant, et un air de gravité animé par un peu d’ironie. Son habit de drap, « d’une couleur assortie à son âge, » n’était pas de la première fraîcheur… peut-être avait-il ses motifs ?… Quelques-uns prétendaient qu’il avait dans plusieurs coin du royaume des châteaux remplis de merveilles, il habitait à Béziers un hôtel de la Renaissance, dont la fenêtre célèbre, ornée de guirlandes de vignes, ciselée comme un joyau, a fasciné plus d’un archéologue ; et cette belle demeure regorgeait d’objets d’art.

Lorsque Monsieur Nicolas entra chez Monseigneur, il y fut reçu avec la même bonne grâce qui avait le matin accueilli les consuls, mais il y avait un peu d’embarras dans les yeux de l’évêque… S’en fut-il aperçu, l’antiquaire n’en avait cure… Jamais dans sa carrière, aussi longue que bien remplie, il ne s’était trouvé à pareille fête ! Il avait le frisson du chasseur devant la proie, de l’amateur devant l’objet parfait : sa respiration était plus rapide, à ses tempes perlait la sueur, sous ses gants de laine, ses doigts s’allongeaient et se fermaient successivement…

Monseigneur vit cela, il retrouva le sourire.

— Monsieur Nicolas, dit-il avec un geste circulaire, je me déferais volontiers quelques objets profanes…

— Si Votre Grandeur veut bien les désigner elle-même ?

— Voici une pendule, repris l’évêque, fixant avec un peu de remords le quadrige cabré, et si vous voulez aussi ces tentures, peu appropriées à la gravité d’un palais épiscopal ?…

C’était la série des Sabines, où sur un fond tissé d’or, était représentée tout au long, leur aussi tragique que décorative histoire. Les cartons en étaient de Jules Romain, et comme les fameux panneaux du Vatican, elles avaient été tissées à Arras sous Léon X, elles valaient une fortune !

Monsieur Nicolas se mit à trembler…

— Un de mes clients les prendrait, peut-être… mais je vois ici quelques objets… Il était sur le seuil de la chambre aurore !

Monseigneur eut la vision des quarante lits de la salle nouvelle…

— Ces meubles ont vraiment une apparence trop mondaine, vous pouvez les prendre aussi…

Cette fois Monsieur Nicolas eut un vertige, son feutre faillit lui échapper…

— Je les prendrais volontiers, dit-il d’une voix qui s’étranglait, et si Votre Grandeur veut me dire son prix ?

Hélas ! ce prélat de haute mine, ne savait pas plus vendre qu’acheter !

— Je me fie à votre probité et à votre compétence, reprit-il en appuyant de la main…

— Si Votre Grandeur pense que vingt mille livres !

— J’y souscris, dit l’évêque, qui pas une minute, n’avait songé au prix à demander…

— J’aurais donc l’honneur de porter cette somme à un des secrétaires, conclut l’antiquaire, — et presque bas, — si Votre Grandeur y consent, je ferai retirer ces objets… dès ce soir… à la nuit…

Monseigneur eut un imperceptible pli au coin de la paupière !

Monsieur Nicolas n’était pas un sot, il sentit l’impair…

— Que Votre Grandeur veuille excuser cet empressement, — jamais échine plus souple ne s’était pliée en deux, — l’on m’a signalé quelques curiosités à acquérir en Provence, je dois partir à l’aube… et je…

— Monsieur Nicolas, repartit l’évêque, j’ai toujours entendu dire que les choses faites rondement étaient les mieux faites… Et saluant de la main : Dieu vous garde, Monsieur Nicolas…

Le feutre balaya le tapis !

Mais en traversant la cour d’honneur, sans l’air un peu railleur des Secrétaires, l’antiquaire aurait esquissé un petit pas.

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Sous la porte, il dut se ranger, pour laisser passer quelques visiteurs…

Le soir, lorsque après son dîner, Monseigneur, retiré dans sa bibliothèque, entendit le bruit des roues de la voiture qui emportait les Sabines et le reste, il eut un soupir de soulagement ! Pour la dixième fois il se dit que ces objets étaient trop profanes pour un évêché, et il conclut, comme le matin : les pauvres n’attendent pas !

Tout à coup il bondit dans son fauteuil…

— J’y songe, cria-t-il, mais on le saura ?… l’on dira que c’est pour les pauvres… je vais passer pour un François. d’Assise, un Saint Martin, un martyr !…

La peine du bon prélat faisait pitié… :

— Si encore les résultats n’étaient pas manifestes ! — et pour se rassurer il voulut aller voir…

Comme le soir de son entrée à Béziers, Monseigneur pénétra dans les salons éclairés par la lune. Hélas ! il ne pouvait conserver d’illusions !… Sur la haute cheminée, le départ de l’énorme pendule avait fait le désert, sur les murs, vides des Sabines, le plâtre mis à nu montrait des tâches aussi variées que celles d’une carte géographique, quand à la chambre aurore, dépouillée de ses merveilles, elle offrait l’image de la désolation !

Et l’évêque rentra dans sa bibliothèque, aussi inquiet que malheureux.

Le lendemain, après sa messe, Monseigneur de Biscaras voulut revoir à la lumière du jour, le tableau désolant entrevu dans la nuit claire.

Dans l’enfilade des salons, le soleil entrait à flots par les hautes fenêtres, criblant le tapis de poignées de rayons…

Monseigneur eut un éblouissement !… en vérité que se passait-il ? Il porta à son visage sa main fine, et comme un simple mortel il se frotta les yeux : Les meubles de la chambre aurore étaient à leur place, sur la cheminée le char du soleil continuait sa majestueuse chevauchée, et sur leur fond tissé d’or les Sabines recommençaient leurs gestes éternels !…

Monseigneur restait sans paroles ; puis, comme son âme était sœur de celle qui composa l’hymne de la joie sainte, le cantique du soleil, il sourit à ces belles choses miraculeusement revenues !…

À ce moment, Monsieur Nicolas traversait la cour d’honneur, il portait sous son bras deux gros sacs d’écus de six livres…

Était-ce l’œuvre des anges ? Était-ce celle d’une main plus tangible ? Quel messager mystérieux avait rapporté dans la nuit le don royal fait aux pauvres ?

On ne le sut pas, on ne le sut jamais…

D’autant qu’à quelque temps de là, il y eut des voyageurs qui prétendirent avoir vu dans un château que Monsieur Nicolas possédait en Gascogne, une chambre aurore, une pendule d’écaille, et des tapisseries où des Sabines luttaient avec désespoir contre de superbes ravisseurs…