Le Pain de Caritachs




Parmi nos traditions locales, que la grande révolution emporta comme le vent balaie les feuilles mortes, pas une n’a autant de droits à nos regrets que la fête de Caritachs : solennité si belle dans sa réalisation, si émouvante dans son but, puisqu’elle était la fête du Pain des Pauvres !

Elle a laissé à ceux qui la virent même tronquée, même amoindrie, pendant le dix-neuvième siècle, d’ineffaçables souvenirs, et nous nous rappelons, non sans émotion, d’avoir assisté, il y a plus de cinquante ans, dans la ville d’États notre voisine, à ce féérique cortège des Corporations de métiers, aux batailles de dragées, à la danse des Treilles, qui imprimaient dans nos yeux d’enfants, la vision d’un spectacle inoubliable et enchanté…

À Béziers, — vieille de quatorze siècles, — elle revenait chaque année au jour de l’Ascension, et la population la célébrait avec un enthousiasme qui touchait au délire !

L’on peut juger de son importance par quelques chiffres transmis par nos chroniqueurs : plusieurs fois le nombre des pains distribués ce jour-là dépassa celui de trois mille, et le poids des dragées jetées, rien que par les consuls, atteignit plus de « cinq quintaux ! »

Chaque boulanger de la ville était requis à son tour pour « cuire » le pain des pauvres, et ce rôle recherché était des plus honorables, sinon des plus rémunérateurs.

Parmi ces boulangers, le plus connu peut-être, se nommait Maître Cérès.

Sa boutique s’érigeait dans la petite rue, — si fréquentée aujourd’hui, — qui, des remparts, allait en se contournant quelque peu, vers la place de l’Hôtel-de-Ville, et qui répondait au nom délicieux de rue de la Portette !

À cette époque de vie familière, l’on pouvait en passant y apercevoir les planches chargées des pains en pâte grise et molle, le garçon boulanger, torse nu, prêt à les enfourner avec sa pelle de bois, et la porte du four avec ses flammes et ses braises, semblable à la bouche fumante de quelque nouveau Moloch !

Cérès n’avait pas seulement une boutique achalandée, il avait aussi une fille ! La plus sage, la plus vaillante au travail… Mariette… la plus jolie des Biterroises !

Il fallait la voir, lorsque par les matins clairs, elle partait, portant le pain chez quelque client de marque, avec sa jupe de drap fin, son tablier de taffetas, son fichu de soie à ramages, ses bas blancs, ses souliers de prunelle, et cette coiffe, — parure, hélas, délaissée, relique dédaignée de la patrie méridionale, — qui mettait au frais visages des filles de Béziers une auréole de dentelle !… Vous en eussiez été charmés…

Un autre l’était mieux encore…

Jean, dit Jeanou, fils de l’Apothicaire, tenait boutique en face de maître Cérès. D’un œil attendri il suivait la jolie boulangère : s’il en recevait un sourire, c’était fête pour tout le jour, si elle reportait sur ses pains un regard distrait, il baissait tristement la tête ; les yeux de l’être simple et bon s’embuaient, ses bras tombaient ballants, ses pieds restaient cloués au sol… il en devenait blême, le pauvre Jean… et malheur au cacochyme qui eût commandé, à cette heure, un emplâtre ou un julep !…

Cérès possédait encore autre chose : il aimait les cartes, et la bouteille ne lui faisait pas peur ! De là, — loin de prospérer, — son négoce était parfois à l’état lamentable.

C’est ce qui arrivait, cette première année du grand siècle, trois jours avant l’Ascension…

— Cérès, avait dit le propriétaire de la boutique, j’attends encore tes deux termes en retard !

— Dans huit jours, Monsieur, dans huit jours, avait crié le boulanger qui ce jour-là n’avait pas un sou vaillant dans l’armoire ! Encore une bonne commande et je vous paie jusqu’au dernier écu…

— Écoute bien, dit l’homme, — il était brave au fond, — je te donne huit jours, pas davantage, ou tu prendras la route de la prison pour dettes, escorté par la maréchaussée…

À ce moment, la porte de la bocal s’ouvrit toute grande, un Valet de Ville entra précédé d’un hallebardier, il tendit à Cérès une large enveloppe… C’était l’ordre des Consuls de cuire dans le délai de trois jours, le pain des pauvres, pour la fête de Caritachs

Cérès commença par dissimuler l’enveloppe aux yeux de son entourage, puis il réfléchit longuement…

Était-ce la fortune en marche ? Non, car l’on gagnait peu sur le pain des pauvres, le fournir étant avant tout un honneur… Mais il y avait les termes à payer et la prison en perspective ?… Plus profondément il médita… En faire payer trois mille et n’en fournir qu’un tiers ?… Remplir de paille les corbeilles, les recouvrir seulement d’une couche de pains ?… Ils passaient, — avant la distribution, — dans tant de mains différentes… qui saurait ?… et la chance aide parfois !…

L’aurore de la veille de l’Ascension se leva sans nuage…

Dans l’après midi, — préludant aux fêtes du lendemain, un cortège parcourut les rues de la ville. Il était composé des consuls à pied, et en grands costumes, suivis par le Chameau : c’est ce que nos pères nommaient dans leur beau langage : Monter la Charité du Roi !

Le lendemain, Béziers se réveilla au bruit du canon et au son des cloches. De toutes les avenues, les habitants de la campagne arrivaient en longues files, la ville présentait une animation singulière, quelque chose peut-être, comme de nos jours une première aux Arènes, où une course de taureaux.

À midi, sur la place de la Citadelle, les éléments de la fête étaient rassemblés.

Le canon retentit le tambour battit, les trompettes sonnèrent, et entre les rangs pressés des curieux de tout âge, se déroula majestueusement le cortège de Caritachs.

Précédés de leur drapeau, les bergers ouvraient la marche, scandant avec leur houlette les figures de leur danse, qu’accompagnaient les fifres et les hautbois. Deux d’entr’eux, chamarrés de rubans, conduisaient une bergère vêtue de blanc et couronnée de fleurs, un autre guidait à grand peine, un troupeau de moutons frisés.

Suivaient les Corporations, — le clou de la fête ! — au nombre de trente-deux. Elles étaient précédées de leurs drapeaux, ces beaux drapeaux de soie dont il reste encore des vestiges, et de leurs prévots portant des corbeilles de pain. Chacune avait son char, et comment dire l’ingéniosité qui présidait à ces créations éphémères ? Les jardiniers, avec un parterre en miniature, ses jets d’eau et sa noria ; les cordonniers, protégés par un Saint Éloi de dix ans, mître en tête et crosse en main, les maréchaux ferrant un petit âne, les patissiers sortant du four les gâteaux qu’ils lançaient à la foule ! Autant de merveilles qui ne sont plus que des souvenirs.

Au milieu du défilé des corporations s’avançait « la Galère », nef dorée et décorée, voiles au vent, toute pavoisée de pavillons et d’oriflammes, et montée par des hommes vêtus de costumes orientaux. Elle portait le revenu d’un fief, dont l’origine se perdait dans la nuit dès temps, et qui chaque année, à pareil jour, était distribué aux pauvres.

Derrière elle, venait le char du pain de l’aumône, conduit par cent mules harnachées à l’espagnole et chargé de corbeilles débordantes de miches dorées.

Et voici les Treilles !… L’avons-nous dit : Marinette était bassinière ! À elle revenait l’honneur, ainsi qu’au cap de Jouven de conduire les théories gracieuses : avec sa robe blanche et légère, son chapeau de paille garni de rubans bleus, l’on n’en vit jamais de plus jolie… c’était l’avis de Jean qui la regardait passer avec ses bons yeux humides… derrière eux, et à leur signal, les files de danseurs entrecroisaient leurs cerceaux, se mêlaient en des dessins charmants, tandis que le hautbois, soutenu par une flûte aigrelette, jouait l’air traditionnel.

Puis passait la maréchaussée, précédant la Maison consulaire, et entourant les Capitaines de Ville, la bannière de la commune et le Précon. Enfin les consuls à cheval, revêtus de leurs robes écarlates ; et, fermant la marche, le favori de la population, le palladium de la cité : le chameau de Saint-Aphrodise !

À l’apparition des consuls, disent nos vieilles chroniques, la bataille de dragées s’engageait avec frénésie, les élégants lançaient aux dames des oranges confites fourrées de bonbons, le menu peuple se contentait de dragées de pacotille.

Arrivé sur la place de l’Hôtel-de-Ville, le défilé s’arrêta. Sur un théâtre élevé en plein air, la jeunesse représenta « quelques gentillesses historiées et fort récréatives », satires auxquelles la langue d’oc prêtait sa verve et sa saveur ; peut-être cette pastorale de Célidor et Florimonde, que l’on y vit en 1629, écrite heureusement dans notre idiome roman lequel - comme le latin — a des licences insoupçonnées !…

Le spectacle terminé, le cortège se reforma pour remonter la rue Française ou rue droite, et se rendre dans la chapelle des Pénitents Bleus où les prévots allaient déposer devant le maître-autel, les pains de l’offrande.

Jusque-là le programme s’était développé selon les formes traditionnelles, et se serait déroulé dans un ordre parfait sans l’événement inattendu qui allait se produire :

Au moment où le cortège s’engageait dans la rue française et que les drapeaux s’abaissaient, selon la coutume, devant la statue de Pépézuc, une rafale de vent brûlant s’engouffra dans la rue étroite, en même temps un nuage noir, bordé d’un ourlet blanc et de mauvais augure, accourait du nord, faisant la nuit. Un éclair zébra l’espace ; et un coup de tonnerre éclata net et sec, foudroyant quelque arbre voisin, aussitôt une pluie diluvienne dégonfla le nuage. Avec de grands cris, riant et s’ébrouant, la foule se ruait sous les auvents et les porches, mais déjà l’orage de printemps s’éloignait de la ville ; quelques instants plus tard, il passait sur les plaines de Villeneuve et allait se perdre en mer.

Le soleil reparut alors, mais pour éclairer un désastre : les mules du char de l’aumône, épouvantées par l’éclair, s’étaient jetées contre une borne, le lourd véhicule avait suivi, et les corbeilles, maintenant renversées, s’amoncelaient sur le sol. Et l’on put voir — et Cérès le vit aussi, car de ce coin de rue il surveillait l’effet de sa fraude — l’imposture avérée : la mince couche de pains recouvrant le lit de paille…

— À mort, à mort le voleur, criait la foule, avec d’autant plus d’entrain qu’elle avait à prendre sa revanche de sa frayeur de l’ouragan, à mort Cérès, à mort le voleur des pauvres…

Vingt bras se levèrent contre le boulanger, les poings s’abattirent sur ses épaules, une pierre — partie on ne sut d’où — lui ouvrit le front, et sous les yeux de Mariette changée en statue, appréhendé par la maréchaussée, il était jeté dans les cachots de l’Hôtel de Ville.

Que devenait notre Mariette, si fine, si délicate, si fière de son honneur ? Devant son malheur, elle avait fermé les yeux, elle serrait les lèvres. pour ne pas crier son agonie, et ses mains se crispaient sur son pauvre cerceau ! Comme les flots d’une mer de douleur, la honte montait autour d’elle.

À ce moment une main se posa sur son bras :

— Viens chez moi, dit Jean, et béni soit le jour où tu passeras mon seuil !… Et cette voix avait une singulière grandeur…

Elle ne répondit pas, la petite Mariette, avait-elle même entendu ? Je veux mourir répétait-elle… Il n’y avait pas d’autre issue…

Là-bas, au bord de l’Orb, elle connaissait un rivage incliné d’où l’on pourrait descendre doucement vers le chemin de l’oubli :

— Je viens, dit-elle.

Le cortège continuait sa marche, Mariette agonisait, de temps à autre une menace, un lazzi, lui rappelait le déshonneur de son père, les Treilleurs la regardaient avec tristesse ! Elle était attachée comme une martyre par ces anneaux de fleurs…

Le défilé passait maintenant dans le bourg Saint-Aphrodise, devant le couvent des Minorettes ou de Sainte-Claire, le plus ancien de la ville, le plus aimé des Biterrois, doté par les rois, visité par les reines !…

À ce moment les cloches des paroisses sonnèrent à toute volée. C’était le cortège de l’évêque et du Chapitre de Saint-Nazaire, qui sortait de la cathédrale pour se rendre, selon l’usage, aux Pénitents Bleus, et y bénir, avant qu’il fût distribué, le monceau des pains des pauvres.

Au son des cloches, Mariette ouvrit les yeux ; plus que jamais elle voulait mourir, elle allait en faire à Dieu la prière…

Son regard se leva sur la porte du monastère ; au-dessus, comme de nos jours, une statue de Sainte Claire s’incrustait dans la façade du couvent. Mariette rêvait-elle ?… La Sainte s’animait, et d’une main maternelle elle faisait signe à l’enfant de venir…

— Je veux mourir, répéta une dernière fois Mariette.

— Viens, disait la Vierge d’Assise, ici est le repos !…

Et l’on vit cette chose unique et inouïe : une treilleuse abandonnant son poste, jetant son cerceau fleuri, traversant la rue comme un blanc nuage, et franchissant cette porte, d’où l’on dit que l’on ne sort plus !…

Le lourd battant se referma sur elle, il y eut quelques plaisanteries dans le cortège, et la fête reprit son cours…

Derrière la porte fermée que se passa-t-il entre le Seigneur et la petite treilleuse ? C’est Leur Secret

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Peut-être, en lisant la liste des noms illustres, — les premiers de la noblesse du Biterrois — que portèrent, au long des siècles écoulés, les Abbesses de Sainte Claire, trouverait-on un nom obscur : celui de la pauvre fille du boulanger du pain de Caritachs !…