Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-07

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 133-147).

VII.

UNE COUR D’ASSISES.

L’instruction du procès de Georges fut ce que sont toutes les instructions de ce genre, c’est-à-dire qu’elle fut longue, minutieuse car elle n’apprit que ce que l’on savait déjà. Toutefois il en résulta que Georges fut renvoyé devant la Cour d’assises, et que Justine fut mise en liberté ; mais la position de cette dernière ne s’en trouvait guère améliorée : que faire à Paris sans argent, sans asile, et presque sans vêtemens ?

Il faisait froid, la pluie tombait fine et serrée, lorsque les gardiens jetèrent la pauvre fille à la porte de la prison. Elle marcha d’abord pendant quelque temps sans savoir où elle allait : elle avait, il est vrai, quelques parens éloignés à Paris ; mais comment se présenter chez eux dans l’état où elle se trouvait ? Voudraient-ils la recevoir ? Ne l’accuseraient-ils pas de mensonge si elle leur racontait ce qui lui était arrivé ? Et puis une parente qui sort de prison ! ils se croiraient déshonorés. Peut-être aussi, en cherchant un asile dans sa famille, courrait-elle le risque de retomber au pouvoir de l’infâme comte de Bonvalier, et cette considération était suffisante pour l’empêcher de faire la moindre démarche de ce côté. Mouillée jusqu’aux os, ne possédant rien que les misérables haillons qui la couvraient, elle se réfugia dans la première église qu’elle aperçut, et, s’agenouillant sur les dalles froides et humides du temple, elle pria avec ferveur ; l’infortunée en était à ce point où la prière est la seule consolation.

Une heure s’écoula ainsi ; Justine priait toujours, lorsqu’une dame, aux manières distinguées, à l’air noble, s’approcha d’elle et lui dit :

— Vous devez avoir bien froid, mon enfant.

La pauvre fille parut s’éveiller, et il lui fut presque impossible de répondre tant elle tremblait.

— Il est bien de prier, ma chère amie, reprit la dame ; mais il ne faut pas vous rendre malade… Levez-vous.

Justine essaya de se mettre debout ; mais elle n’y put parvenir qu’avec l’aide de l’inconnue qui paraissait s’intéresser à elle.

— Prenez mon bras, mon enfant, dit encore la dame, vous êtes trop faible pour marcher : ma voiture m’attend à la porte ; je vous conduirai chez vous… Où demeurez-vous ?

— Hélas ! madame, je n’ai point d’asile.

— Point d’asile !… mais voilà qui est inconcevable… Et quels sont vos parens ?

— Je n’en ai plus.

— Allons, c’est le ciel qui m’envoie à votre aide. Venez chez moi, je tâcherai d’adoucir vos chagrins.

Justine était tellement émue qu’il lui fut impossible de répondre ; mais des larmes de reconnaissance coulèrent sur ses joues, et sa bienfaitrice parut comprendre parfaitement ce langage du cœur. Elles montèrent toutes deux en voiture, à la grande surprise du cocher et du valet de pied, qui ne comprenaient pas ce qu’il pouvait y avoir de commun entre madame la baronne de Boistange, leur maîtresse, et cette petite fille déguenillée. Arrivée à l’hôtel, la baronne conduisit sa protégée dans son appartement, la fit habiller avec ses propres vêtemens, et, lorsque Justine parut entièrement remise, elle l’interrogea de nouveau. La jeune fille raconta naïvement toute son histoire, non sans être souvent interrompue par les exclamations de sa protectrice, qui n’avait jamais soupçonné que la perversité humaine pût aller aussi loin.

— Consolez-vous, mon ange, dit cette excellente femme quand elle eut tout entendu. Je suis bien aise de savoir que vous êtes de bonne maison, et que votre éducation n’a pas été négligée. Je suis veuve depuis long-temps ; le ciel ne m’a pas accordé d’enfans ; je vais fort peu dans le monde. Consentez à demeurer près de moi, et je tâcherai de vous faire oublier vos malheurs, afin que vous m’aimiez assez pour que je puisse me croire votre mère.

Justine se jeta aux pieds de la baronne, qui s’empressa de la relever, l’embrassa affectueusement, et la traita dès lors comme si elle eût été sa fille. La fortune souriait donc enfin à la pauvre enfant ; la liberté de Georges était la seule chose qui manquait à son bonheur. Elle visitait le pauvre réfractaire aussi souvent que possible, et quelquefois la baronne l’accompagnait ; car cette dame charitable n’avait pu entendre le récit de Justine sans s’intéresser à ce brave garçon ; elle avait résolu d’user de tout son crédit afin de le rendre à la liberté ; mais l’accusation qui pesait sur la tête du jeune Valmer était trop grave pour que des sollicitations pussent changer quelque chose à sa situation.

Un nouveau chagrin vint bientôt se faire sentir à Justine : pour obtenir la permission de voir Georges, il avait fallu qu’elle indiquât son domicile, et, comme elle était dans l’affaire du meurtre des deux gendarmes le témoin le plus important, elle fut assignée comme tel devant la Cour d’assises. Ainsi il fallait qu’elle parlât : en disant la vérité, elle livrait au bourreau la tête de celui qui avait été son libérateur ; et, pour le sauver, il fallait qu’elle se fît parjure, qu’elle mentît à Dieu et aux hommes, qu’elle s’exposât à être frappée d’une peine infâmante pour crime de faux témoignage ! L’alternative était horrible ; Justine était au désespoir, les consolations que lui prodiguait sa mère adoptive étaient impuissantes.

Enfin le jour terrible, ce jour tant redouté arriva ; douze jurés, qui venaient de déjeuner gaiement, entrèrent dans le prétoire le sourire sur les lèvres ; le président et les conseillers prirent place en s’entretenant à demi-voix de la soirée ministérielle à laquelle ils avaient assisté la veille ; l’avocat du roi monta à la tribune en fredonnant un air d’opéra-comique… Ces beaux messieurs se disposaient à juger un homme, à le condamner, et à l’envoyer à l’échafaud : c’est un métier dont nous faisons grand cas, nous autres gens civilisés ; il est vrai que nous avons horreur des cannibales qui ne mangent que leurs ennemis…

Georges fut introduit, il répondit avec calme à toutes les questions que lui adressa le président, et soutint qu’il n’avait fait usage de ses armes que lorsqu’il avait été contraint de repousser la force par la force. Vint ensuite l’audition des témoins. Justine fut amenée aux pieds de la cour : elle pâlit, trembla, et faillit s’évanouir lorsqu’il fallut jurer de dire toute la vérité ; elle y parvint, mais tout cela acheva d’épuiser ses forces, et elle perdit connaissance : on lui donna des secours. Lorsqu’elle eut repris l’usage de ses sens, le président l’engagea à parler, mais trois fois la même cause produisit le même effet. Il insistait pourtant. Alors Georges indigné s’écria :

— Et que pourrait-elle vous dire que je ne vous aie dit ? Les gendarmes, à défaut d’autre proie, s’étaient emparés de cette jeune personne dont tout le crime était de vouloir rester vertueuse malgré vos lois et vos institutions, qui poussent à l’infamie ; ces hommes s’élancèrent vers moi comme des tigres sur une proie assurée ; je les ai tués pour éviter d’être tué ; ils m’attaquaient pour gagner quelques misérables francs, et en me défendant je défendais aussi la vie de ma mère qui ne me survivra pas. Le combat n’était pas égal ; pourtant, s’ils m’avaient tué, ils seraient libres. Maintenant descendez dans votre conscience, et, si la justice des hommes est quelque chose de plus qu’un mot, vous m’acquitterez.

L’avocat du roi prit alors la parole : il prouva très-longuement que l’accusé avait tué d’abord un gendarme : personne ne le contestait ; puis qu’il en avait tué un second, c’était avoué ; puis enfin qu’ils avaient reçu la mort avec un fusil. Il démontrait que ledit fusil avait dû être préalablement chargé ; il établissait enfin positivement la préméditation : c’est ce qui le mettait dans l’obligation, lui avocat du roi, de demander la tête de l’accusé, attendu que rien ne remédie plus efficacement à la mort de deux hommes que la mort d’un troisième.

Cela dit, l’orateur se couvre et s’assied, très-satisfait de l’éloquente tirade qu’il a débitée vingt fois dans des circonstances semblables, se proposant bien de la reproduire à la prochaine occasion. Alors le président fait un résumé qui ne résume rien ; puis il pose une série de questions aux jurés, assoupis depuis une heure, qui se retirent pour délibérer sur le sort de l’accusé. Les voilà dans la chambre des délibérations.

— Voyons, dit un gros joufflu de maître-maçon qui, l’année précédente, avait été obligé de débourser dix-huit cents francs pour acheter un remplaçant à son fils : qu’est-ce que nous allons faire de ce gaillard-là ?… Moi, d’abord, je ne vous le cache pas, les réfractaires sont ma bête noire ; car enfin on doit servir sa patrie, c’est une chose sacrée ça !… à moins qu’on n’ait dix-huit cents francs, vaillant bien entendu. Mais un scélérat qui n’a rien, et qui ne veut pas être soldat ! c’est révoltant, ma parole d’honneur !

— Et puis, messieurs, dit un épicier, il ne faut pas oublier qu’il y a assassinat… de qui, je vous prie ? assassinat de gendarmes, c’est-à-dire des plus fermes soutiens de l’ordre public ! Savez-vous bien, messieurs, que des gendarmes aux épiciers il n’y a qu’un pas, et que, s’il n’y avait pas de gendarmes, il serait impossible de tenir boutique ouverte jusqu’à dix heures du soir ? Par conséquent plus de commerce, plus de sécurité, l’anarchie, le pillage… cela fait dresser les cheveux ; je réponds oui à toutes les questions.

— Et moi aussi, dit un rentier ; car enfin les lois sont faites pour quelque chose ; que les lois ne soient pas respectées, et nous verrons le cinq pour cent à zéro… Il faut un exemple.

De ces douze messieurs, il n’y en eut pas un qui ne motivât son opinion d’une manière aussi logique, et en dix minutes il fut convenu que Georges serait condamné à l’unanimité. Cependant, le plus timide ayant fait remarquer qu’il s’agissait de la peine de mort, et qu’il se pourrait que cette pensée troublât quelque peu le sommeil de l’un d’eux, ou n’eût quelque fâcheuse influence sur la digestion, il fut décidé que l’on admettrait les circonstances atténuantes, afin que, grâce à cette indulgence, le jeune homme ne fût condamné qu’aux galères à perpétuité. La réponse fut rédigée et signée ; un coup de sonnette avertit la cour que dix minutes avaient suffi pour décider de la vie d’un homme, ce qui était une preuve évidente de la perspicacité de messieurs les jurés, qui vinrent aussitôt reprendre leurs places. Alors l’un d’eux dit à haute et intelligible voix : « Devant Dieu et devant les hommes, la réponse du jury est : Oui, l’accusé est coupable, etc.

Le reste des formalités fut bientôt rempli, et Georges fut ramené pour entendre le jugement qui ordonnait que lui, jeune, brave et généreux, passerait le reste de sa vie dans l’un des épouvantables repaires de vices et de crimes entretenus aux frais de l’état pour rendre impossible le retour au bien et achever de perdre les malheureux qui n’étaient qu’égarés.

— Juges, dit l’infortuné, vous êtes bien cruels de ne pas vous contenter de ma tête !

On l’emmena ; tribunal, jurés et public se retirèrent ; mais il fallut emporter Justine.


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