Julie philosophe ou le Bon patriote/II/09

Poulet-Malassis, Gay (p. 456-480).
Tome II, chapitre IX


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE IX.

Julie quitte l’ermite. Elle se rend à Spa, et de là à Aix. Un aristocrate devient amoureux d’elle. Il l’enlève. Nouvelle conversion opérée par notre héroïne. Reconnaissance de Julie. Elle revient à Aix avec le nouveau patriote.


Ils sont passés ces temps où la noblesse française, si elle s’enorgueillissait de ses titres et de ses exploits, ne faisait au moins rien qui démentît sa haute origine ; ses mœurs étaient aussi pures que son courage ; la franchise, la grandeur d’âme, la générosité caractérisaient ces preux Chevaliers, défenseurs zélés de la patrie et des belles. Pleins de respect pour un sexe qui savait encore le mériter, ils ne cherchaient à plaire que par leurs soins et leur tendresse, et en affrontant les dangers, en s’exposant mille fois à la mort ; l’idée que la dame de leurs pensées serait instruite de leurs valeureux efforts, était déjà pour eux la plus belle récompense ; enfin c’était par une suite ininterrompue de hauts faits et de dévouement amoureux qu’ils parvenaient au cœur de leurs maîtresses, et le chemin de la gloire et de l’honneur les conduisait d’un même pas au temple de l’amour et de l’immortalité.

Malheureusement il n’est plus d’Amadis des Gaules, de Roland ; il n’est plus même de Don Quichotte ; notre noblesse, en conservant toute sa fierté, a perdu ses mœurs ; l’amour qui était chez elle une vertu, est devenu un vice ; la galanterie a été substituée à la vraie tendresse, la séduction au dévouement amoureux, et le libertinage à la sensibilité ; cette passion qui devrait toujours être le premier mobile de notre bonheur, est pour elle une source de malheurs et d’écarts, et si elle a encore conservé son courage, c’est que la bravoure forme le fond du caractère des Français.

Telles furent les réflexions que me fit faire le récit de l’ermite : Voilà, me disais-je, comment un seul homme peut faire le malheur de plusieurs, comment sa méchanceté peut détruire en un instant l’espoir le mieux fondé d’une félicité parfaite. Il ne faut donc compter sur rien dans ce bas monde, puisque nous n’avons pas seulement à lutter contre la fortune et les circonstances, mais que nous avons encore tout à craindre de la part de nos semblables. — Je témoignai à l’ermite combien son récit m’avait intéressée, et après quelques moments d’entretien je le quittai. En prenant congé de lui je me sentis attendrie comme si je l’eusse connu depuis longtemps : il est des personnes qu’il ne faut voir qu’une fois, qu’un instant pour leur être attaché ; c’est sans doute le plus bel éloge qu’on puisse faire d’elles.

Je continuai ma route par les Ardennes, et après un jour et demi de marche, j’arrivai à Spa. J’étais depuis longtemps curieuse de voir ce superbe village, le rendez-vous des malades, des désœuvrés et des joueurs de l’Europe. Quoique ce fût le temps de la saison, je n’y trouvai que très peu de monde, les troubles de Liège et du Brabant en avaient éloigné les étrangers ; comme je n’étais ni malade ni joueuse, je ne fis pas un long séjour dans cet endroit ; je résolus de me rendre à Aix-la-Chapelle, ayant appris que la saison y était des plus brillantes. Avant de partir, je repris les habits de mon sexe ; je me fis faire une nouvelle garde-robe, et je pris à mon service une jeune fille de Bruxelles qui m’avait été recommandée par le maître de l’auberge où j’étais descendue. Quoique la défaite des patriotes m’eût coûté tous mes bagages, cette perte était peu de chose en comparaison de ce qui me restait ; outre une somme de mille écus que j’avais réalisée en quittant la capitale du Brabant, j’avais encore deux cents louis que van Dick m’avait remis, et qu’il m’avait dit que je pouvais garder s’il venait à perdre la vie dans l’action. J’avais eu la prudence de porter constamment cet argent sur moi, et l’événement prouva que j’avais bien fait.

Aix n’est pas fort éloigné de Spa ; un jour me suffit pour faire le trajet : j’y trouvai en effet un nombreux concours d’étrangers de toutes les classes et de toutes les nations ; il y avait surtout beaucoup de seigneurs français à qui la révolution avait fait quitter leur patrie ; de ce nombre était le Chevalier de L**, aristocrate outré ; il était logé dans une maison située vis-à-vis de l’hôtel que j’habitais. Je ne tardai pas à m’apercevoir que je lui plaisais, et comme dans les chevaliers français, désirer et chercher à jouir n’est pour ainsi dire qu’une même chose, il trouva bientôt l’occasion de se lier avec moi. Outre que ce seigneur était d’une figure désagréable, sa qualité seule d’aristocrate eût suffi pour me le rendre odieux ; je reçus donc ses tendres avances d’un air froid, pour ne rien dire de plus ; comme le Chevalier avait autant de présomption que de laideur, il ne se rebuta pas, et feignant de ne pas s’apercevoir de mon peu de disposition à répondre à ce qu’il appelait sa flamme, il continua à pousser sa pointe.

Les obstacles, les difficultés, surtout lorsqu’elles sont imprévues, changent souvent un goût léger en une véritable passion ; c’est ce qui arriva. Le chevalier qui n’avait eu sans doute d’abord pour moi qu’un faible caprice qu’il croyait aisé de satisfaire, prit sérieusement de l’amour ; partout où j’allais, je le rencontrais sur mes pas ; l’expression de sa tendresse qui n’avait été d’abord que leste et fatuitement galante, devint humble et respectueuse, mais plus il s’efforçait de me plaire, plus mon aversion pour lui augmentait ; ses tendres assurances, les preuves, les offres les plus séduisantes, rien ne pouvait m’ébranler ; ce n’était sûrement pas par vertu, par pudeur, par délicatesse que je résistais, et ma conduite paraîtra peut-être singulière à bien des gens, mais, de ce qu’une femme a été faible avec un et plusieurs hommes, on ne peut en inférer qu’elle doive l’être avec tous ; et si c’est l’attrait du plaisir bien plus que toute autre considération qui a toujours présidé à ses liaisons, elle doit être d’autant plus éloignée d’en former une qui, bien loin de lui offrir cet attrait, ne lui inspire que du dégoût et une espèce d’horreur.

Un mois s’écoula en efforts de la part du Chevalier, pour obtenir de moi quelque réciprocité, et en une résistance de ma part qui ne faisait qu’augmenter. J’étais excédée de ses poursuites et je réfléchissais si je ne devais pas quitter Aix pour m’y dérober, lorsque tout-à-coup il les cessa ; je fus trois jours sans le voir chez moi ni le rencontrer nulle part. Je m’imaginai que rebuté de l’inutilité de ses tentatives, il cherchait à se distraire ailleurs, et je fus fort satisfaite de me voir délivrée de ses importunités.

J’allais souvent me promener avec ma femme de chambre dans les environs de la ville. Un matin que nous étions descendues de voiture pour prendre le frais dans une espèce de taillis qui bordait la grande route, à peine avions-nous fait cinquante pas à travers les arbres, que quatre hommes masqués parurent tout-à-coup : trois d’entre eux se jetèrent sur moi, et tandis que le quatrième retenait ma femme de chambre et l’empêchait de crier, ils me mirent un mouchoir à la bouche et m’emportèrent jusqu’à un chemin assez large pratiqué dans le bois à peu de distance de l’endroit où ils m’avaient surprise. Là mes ravisseurs montèrent sur des chevaux qu’un cinquième tenait en laisse, et l’un d’eux me prenant sur le sien, ils s’éloignèrent à toute bride. On peut juger de la frayeur où j’étais ; l’étonnement s’en mêlait aussi, car je ne me fusse jamais imaginée qu’à mon âge, et après l’expérience que j’avais acquise, j’eusse pu devenir l’objet d’un enlèvement effectué avec tant de violence et de précautions.

Après environ deux heures de marche à travers le bois, nous arrivâmes dans une petite plaine bornée par une montagne au pied de laquelle j’aperçus un vieux château. Mes ravisseurs en prirent le chemin ; parvenus dans l’intérieur de cet antique bâtiment, dont la vue me fit tressaillir, ils me descendirent de cheval et me conduisirent dans une chambre située au donjon, où ils me laissèrent après en avoir soigneusement fermé la porte.

Lorsque je fus un peu remise de ma frayeur, je commençai à réfléchir à cette bizarre aventure ; les suites ne m’en parurent pas si à craindre qu’elles auraient pu le paraître à une jeune personne timide et innocente ; heureusement j’étais aguerrie et je n’avais point à perdre cette fleur qui fait tant l’objet des précautions des parents et que les jeunes filles gardent si mal. Je ne pouvais croire qu’on en voulût à mes jours, ce n’était donc qu’à ma personne, à mon honneur ; ainsi tout ce qui pouvait m’arriver de pis, c’était de consentir de force à ce que j’avais tant de fois accordé de bon gré. Mais quel était l’auteur de cet enlèvement ? Mes soupçons se fixèrent aussitôt sur le Chevalier ; ce ne pouvait être que lui qui, dans sa folle passion, eût pu se porter à un pareil acte de violence. Cependant, comme ce procédé ne me le rendait que plus odieux, je me promis bien de ne céder qu’à la dernière extrémité : l’aversion et l’obstination peuvent opérer dans une femme les mêmes effets que la vertu ; outre ces deux motifs, je m’en serais voulu jusqu’à la mort d’avoir donné volontairement du plaisir à un aristocrate…

La chambre où je me trouvais était assez proprement meublée, quoique d’une manière antique ; les fenêtres donnaient sur la plaine ; elles étaient défendues par un double barreau de fer ; au pied de la tour régnait un large fossé qui paraissait très profond ; de sorte que ce château semblait être plutôt une prison d’État, qu’un manoir seigneurial. Je jugeai que c’était un de ces antiques monuments de la tyrannie féodale, dont les tyrans modernes se servent quelquefois pour opprimer les victimes de leur ambition ou de leur vengeance, qu’enfin c’était une des bastilles de l’Allemagne. Une heure s’était écoulée depuis mon entrée dans ce triste séjour, lorsque la porte s’ouvrit et je vis entrer une vieille femme qui, après m’avoir salué fort respectueusement, me demanda si j’avais besoin de quelque chose ; elle ajouta que je n’avais qu’à commander, qu’elle était là pour me servir. — Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur la figure hétéroclite de cette femme, qui me paraissait s’accorder merveilleusement avec l’air de vétusté de l’endroit qu’elle habitait : Ma bonne, lui répondis-je, si vous êtes réellement ici à mes ordres, je ne vous dissimulerai pas que vous m’obligerez beaucoup de me faire sortir de cette vilaine demeure qui me déplaît d’autant plus que c’est la force qui m’y a conduite. La vieille me répondit que cela n’était point en son pouvoir, et qu’elle n’était point la maîtresse céans, qu’au reste je pouvais être tranquille, qu’il ne me serait fait, à coup sûr, aucun mal. Alors, sans attendre ma réplique, elle commença à me parler de celui qui m’avait fait conduire dans ce château, et à employer les raisons les plus persuasives pour m’engager à condescendre à ses désirs. Je riais en moi-même des discours de la vieille ; elle me parlait comme si j’eusse été une jeune vestale, qui eût encore toute son innocence et sa candeur primitive ; cependant comme elle continuait ses bavardages avec une volubilité excessive, je m’impatientai : Eh F… ! laissez-moi, lui dis-je ; je sais tout cela mieux que vous : me prenez-vous donc pour une novice imbécile ? La vieille recula de quelques pas, et me regarda avec des yeux où se peignait la surprise. — Sachez, continuai-je, que le Chevalier, bien loin de me plaire, m’a inspiré la plus vive horreur ; c’est d’ailleurs un F… aristocrate pour lequel je rougirais d’avoir la moindre complaisance. — Ma nouvelle chambrière, qui ne savait pas ce que signifiait le mot aristocrate, crut sans doute que c’était une espèce de scélérat, (dans le fond elle n’avait pas tort), elle se signa et parut interdite. Si cela est ainsi, dit-elle après quelques moments de silence, le Chevalier peut s’arranger et plaider lui-même sa cause. Cependant, ajouta-t-elle, Madame prendra bien quelque rafraîchissement. — Oui, lui dis-je, un verre de vin de Bourgogne, s’il y en a ici ; cela m’aidera à soutenir ma vertu contre les assauts que va lui livrer votre B..... de Chevalier.

La vieille sortit ; elle revint un instant après avec une bouteille et quelques aliments qu’elle me servit ; je mangeai avec un appétit qui fit juger à la femme que j’étais à l’épreuve contre les enlèvements, et que l’expérience m’avait assez appris à soutenir les assauts des hommes. Lorsque j’eus bien corroboré mon honneur, la vieille desservit et me quitta en me disant que le Chevalier ne tarderait pas à se rendre près de moi. Dès que je fus seule, je réfléchis à la manière dont je devais accueillir mon ravisseur ; j’étais incertaine si je devais employer les prières ou les menaces, lorsqu’il entra ; en m’abordant il parut embarrassé et décontenancé ; la manière dont je le regardai augmenta encore son trouble : Puis-je espérer, belle Julie, me dit-il, que vous me pardonnerez une démarche à laquelle la violence d’un amour déchu de tout espoir a seul pu me porter, et que touchée des maux que cet amour me fait souffrir, vous serez disposée à m’accorder quelque réciprocité. — Avez-vous pu croire y réussir par de pareils moyens, lui répondis-je d’un ton et d’un air majestueusement imposant ? Non, Chevalier, un procédé semblable est indigne d’un galant homme autant qu’il m’outrage. En vain vous vous flattez de me faire manquer à l’honneur, je périrai plutôt que de consentir à vos désirs, et soyez assuré que je trouverai dans ma vertu et dans mon courage assez de forces pour résister à vos tentatives, fussent-elles marquées au coin de la dernière violence, comme celle dont vous avez déjà usé envers moi.

Le Chevalier se jeta à mes genoux ; il pria, il supplia, alla même jusqu’à verser des larmes, en me disant qu’il m’adorait, que la passion que je lui avais inspirée était si vive qu’il n’en avait jamais ressenti de semblable, et que si je persistais dans ma cruelle indifférence, la vie ne serait plus pour lui qu’un fardeau dont je risquais de le voir se débarrasser à mes yeux. — L’amour-propre d’une femme est souvent pour elle un ennemi aussi redoutable que son cœur : quoique je détestasse le Chevalier, je ne pouvais m’empêcher d’être flattée d’avoir fait naître en lui une passion aussi excessive ; d’un autre côté, j’étais attendrie par ses larmes, par le désordre où l’épanchement d’un sentiment profond jetait toutes ses facultés. Je sais trop ce qu’il en serait résulté, si la voix du patriotisme ne se fût fait entendre tout-à-coup au fond de mon cœur : Céderas-tu, me dit-elle ? Accorderas-tu tes faveurs à l’ennemi de la liberté, au fauteur du despotisme ? Rendras-tu heureux par l’amour celui qui cherche à plonger ta patrie dans les plus grands malheurs, à lui ravir un bien dont elle commence à peine à jouir… Cette voix me rendit à moi même ; je repris mon sang-froid, et je n’éprouvai plus que l’orgueil de voir à mes pieds un aristocrate.

Je répondis donc au Chevalier que tout ce qu’il pourrait me dire serait inutile. Apprenez, ajoutai-je, la véritable cause de mon refus : Je suis d’un parti opposé au vôtre ; la cause de la liberté n’a pas un plus zélé partisan que moi : tant qu’il coulera du sang dans mes veines, je soutiendrai cette cause de tout mon pouvoir. Sans doute un bon patriote se couvrirait de honte en se prêtant aux désirs d’un aristocrate. — Ces paroles parurent étonner le Chevalier ; il me regarda d’un œil fixe : Serait-ce là réellement, Julie, me dit-il, le principal motif de cette haine que vous avez conçue pour moi ? Ah ! s’il en est ainsi, dès ce moment je déteste, j’abjure une cause qui n’est point la vôtre, et je suis prêt à vous immoler mes intérêts les plus chers pour vous prouver mon amour ; ce sacrifice ne sera point pénible, puisque sans vous rien ne peut avoir de prix pour moi.

Ce que me dit le Chevalier me causa en même temps de la joie et de l’embarras ; d’un côté je désirais vivement de pouvoir rendre un Français à sa patrie et un partisan à la liberté ; de l’autre mon aversion pour le Chevalier combattait ce désir, par l’idée du prix que je devrais accorder à ce changement ; cependant le premier de ces sentiments l’emporta : Parlez-vous sérieusement, lui dis-je ; m’aimeriez-vous assez pour passer tout d’un coup d’un parti dans un autre, pour devenir le défenseur d’une cause que vous et vos semblables cherchez par toutes sortes de moyens à faire succomber ? — Oui, répondit-il avec transport, il n’est rien que je ne fasse pour vous plaire, et je suis prêt à m’engager par serment à tout ce que vous voudrez m’ordonner.

L’air, le ton du Chevalier ne me permettaient presque point de douter de sa sincérité ; cependant pour ne pas être la dupe des apparences, et ne point risquer de donner une pièce de bon aloi contre de la fausse monnaie, je résolus de prendre avec lui mes certitudes ; je lui dis donc que s’il était réellement résolu de faire ce qu’il me promettait, il n’était rien sans doute à quoi le désir d’être utile à ma patrie ne pût me déterminer, et qu’il pouvait compter sur toute ma reconnaissance ; mais, ajoutai-je, un pareil changement est trop subit, trop extraordinaire pour que je puisse me persuader qu’il soit sincère. — Belle Julie, interrompit il vivement, ignorez-vous le pouvoir de vos charmes, et serait-ce le premier prodige que l’amour aurait opéré ? Celui-ci serait sans doute un des plus grands qu’il eût faits, répondis-je en riant, cependant j’aime à croire à sa possibilité ; mais comme il ne suffit pas d’embrasser une cause, qu’il faut encore être convaincu de sa bonté, vous me permettrez, Chevalier, de différer de quelques jours à vous accorder le prix de votre conversion ; pendant ce temps, j’entreprendrai de résoudre les doutes que vous ne pouvez manquer d’avoir ; je vous affermirai dans votre nouveau système, et j’espère de réussir à vous convaincre entièrement. — Que vous êtes cruelle, Julie, reprit le Chevalier ; un seul de vos regards, s’il est tendre, ne suffit-il pas pour opérer la plus parfaite conviction ? Ne confondez pas, répliquai-je, la propension du cœur avec la conviction métaphysique. Pour devenir un bon patriote, vous avez besoin de cette dernière ; enfin j’exige que vous souscriviez à cette condition, elle est essentielle pour moi ; si après cette épreuve je trouve en vous un prosélyte tel que je le désire, soyez certain que je ne vous refuserai plus rien : je consens même, pour votre assurance, à rester ici tout ce temps.

Le Chevalier en passa par tout ce que je voulus ; l’espoir de me faire condescendre à ses désirs lui rendit tout aisé, et il ne croyait pas pouvoir acheter trop cher la possession d’une femme dont tant d’autres avaient obtenu les faveurs à si bon marché. Tels sont les hommes ; le souverain bonheur réside le plus souvent dans leur imagination ; ce qui a le plus grand prix pour l’un, n’est rien pour l’autre ; chacun a sa manière d’être heureux, comme il a ses opinions et ses préjugés ; et il est mille chemins pour arriver à la félicité, mais pour que cette félicité soit durable, tous ces chemins doivent se réunir au grand sentier de l’honneur et de la probité.

Je ferai grâce au lecteur des détails de la nouvelle conversion que j’opérai. Si j’avais pu réussir avec M. de Calonne, la besogne était encore plus aisée avec le Chevalier ; outre qu’il était bien moins éclairé, la vivacité de sa tendresse ne lui permettait pas de s’engager fort avant dans de froides discussions, et quoique le levain de l’aristocratie eût fortement fermenté dans son cœur, en moins de trois jours je parvins à l’en extirper et à le convaincre parfaitement. Persuadée comme je l’étais, qu’un honnête homme, et surtout un Français, est esclave de sa parole, je fis jurer au Chevalier de ne jamais rien entreprendre contre la cause de la liberté, de la défendre au contraire à l’avenir de tout son pouvoir, et de retourner incessamment en France pour y remplir tous les devoirs d’un bon citoyen et d’un zélé patriote. M. de L** s’engagea à ces différentes conditions par le serment le plus sacré ; enfin aussi touchée de sa soumission que d’un changement qui était la plus grande preuve d’amour qu’il pût me donner, je lui en accordai sur le champ la récompense ; et l’amour-propre, l’enthousiasme patriotique suppléant dans mon cœur à la tendresse, il eut lieu d’être aussi satisfait de la manière dont ce prix lui fut accordé, que du prix en lui-même.

Après huit jours de séjour dans le château, nous revînmes à Aix ; le Chevalier était au comble de la joie ; il se disait le plus heureux des hommes, et m’assurait qu’il n’avait jamais goûté les plaisirs de l’amour avec autant de plénitude et de délices. La jouissance qui détruit si souvent la tendresse, n’avait fait qu’augmenter la sienne ; j’étais moi-même étonnée d’avoir pu inspirer une passion si vive : quoique je fusse toujours jolie, je n’étais plus de la première jeunesse ; mais en amour il n’est pour ainsi dire point de phénomènes ; les choses les plus surprenantes y sont les plus ordinaires. D’ailleurs, une chose à remarquer, c’est que ce sont les femmes d’un certain âge qui ont fait le plus de grandes passions, témoins Cléopâtre, la Maintenon et Ninon de l’Enclos. La main du temps a beau s’appesantir sur une jolie femme ; les agréments de l’esprit, le type, l’expression de sa physionomie lui restent ; elle plaira toujours plus qu’une beauté froide et monotone. C’est avec raison que certain poète a dit spirituellement que les grâces n’ont point de vieillesse.

Pendant le peu de temps que nous restâmes encore à Aix, le Chevalier ne me quitta pas un instant ; il ne voyait plus les autres aristocrates qui se trouvaient dans cette ville ; ceux-ci ignoraient sans doute la vraie cause de cet éloignement, et ils l’attribuaient probablement à l’attrait qu’avait pour lui sa liaison pour moi. Quant à mon amant, il me jurait que ce n’était point un sacrifice qu’il me faisait, qu’outre que son changement devait nécessairement l’éloigner de ces Messieurs, ma société lui tenait lieu de tout. Un pareil dévouement, joint aux preuves continuelles de tendresse que me donnait le Chevalier, ne pouvaient manquer de faire impression sur un cœur sensible et naturellement porté à la reconnaissance ; aussi après avoir passé de l’aversion à la pitié, de la pitié à un dévouement patriotique, je passai bientôt à la plus tendre amitié, et j’aimai le Chevalier presque comme si la sympathie eût formé nos liens ; ceci prouve qu’un homme ne doit jamais désespérer de gagner le cœur d’une femme, surtout lorsqu’il est libre ; il y a tant de moyens de s’emparer d’une place qui offre tant de côtés faibles et de points d’attaque !

Si le Chevalier n’avait point ces agréments extérieurs qui séduisent toujours une femme, il avait une qualité occulte qui ne lui plaît pas moins, lorsqu’elle est à portée de l’apprécier. Quoiqu’il fût petit de taille, la nature s’était plue à allonger chez lui l’étoffe dans un endroit où mes pareilles ne trouvent jamais cette disproportion déplacée. Mon amant possédait en outre aussi bien que les Calonne et les Mirabeau l’art de jouir, de doubler, de centupler la jouissance : et comme j’étais de mon côté fort expérimentée sur ce point, nous épuisions ensemble tous les moyens, toutes les postures imaginées par l’Arétin ; mais l’homme a beau substituer l’art à la nature, il en revient toujours à cette dernière, et la posture la plus naturelle est toujours la plus agréable ; il n’est point, à mon avis, de meilleur moyen de goûter le plaisir, que d’être étendu sur un lit face contre face, bouche contre bouche, et dépouillé de tout voile importun : aussi était-ce cette douce manière que nous employions le plus souvent mon amant et moi.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre