Julie philosophe ou le Bon patriote/II/08

Poulet-Malassis, Gay (p. 424-455).
Tome II, chapitre VIII


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VIII

Histoire de l’Ermite.


L’adversité, les revers les plus accablants sont souvent le partage de ceux qui paraissaient avoir le plus sujet d’espérer le bonheur, ou du moins une vie douce et tranquille. Il semble par là que la providence, en manifestant sa toute-puissance, veuille avertir les hommes de ne pas trop compter sur eux-mêmes ni sur les biens périssables de ce monde.

Je suis né dans une petite ville de France, située sur la frontière à environ vingt lieues d’ici ; mon père était membre de la Municipalité et jouissait d’une fortune assez considérable ; comme j’étais le seul enfant qu’il eût eu de son épouse, morte dans la seconde année de son mariage, il me chérissait tendrement, et je lui tenais lieu de tout. Il prit le plus grand soin de mon éducation ; lorsque j’eus achevé mes études, il m’envoya à l’Université de Pont-à-Mousson pour y faire mon cours académique : j’y étais depuis trois ans, et après m’être fait recevoir avocat, je me disposais à retourner à la maison paternelle, lorsque je reçus la nouvelle aussi triste qu’imprévue, que mon père avait été frappé d’un coup d’apoplexie ; je partis sur le champ pour me rendre près de l’auteur de mes jours, mais hélas, il était trop tard, l’attaque avait été si vive, qu’il venait d’expirer au moment j’arrivai. Vous pouvez juger de la douleur que me causa une pareille perte ; elle absorba toutes mes idées et toutes mes sensations pendant plus de six semaines. Enfin le temps, à qui rien ne résiste, parvint à la modérer, à fixer insensiblement mon attention sur moi-même et sur les objets d’intérêt qui devaient m’occuper. À peine arrivé à ma vingtième année, je me trouvais entièrement maître de moi-même et avec un bien suffisant pour couler mes jours dans une douce aisance. À cet âge heureux, l’avenir se présente à nous sous les plus brillantes couleurs ; dans les illusions dont mon imagination ardente aimait à se repaître, je me formais en idée un système de jouissance, un édifice de bonheur dont je goûtais déjà par anticipation la douceur. Insensé, j’ignorais que l’homme ne peut disposer des événements, qu’il est soumis, asservi aux circonstances, et que dans cette immense combinaison de chances qui forment la grande loterie du monde moral, le sort lui a réservé un lot auquel il tenterait en vain de se soustraire.

Jusqu’alors je n’avais point encore connu l’amour, ou du moins je n’avais eu que de ces goûts légers et éphémères qui intéressent bien plus les sens que le cœur, mais je ne tardai pas à connaître cette passion à la fois si douce et si cruelle. La fille d’un riche marchand qui demeurait dans mon voisinage, revint du couvent ; elle était encore enfant lorsque je l’avais connue. En revoyant Emilie, (c’était le nom de cette demoiselle) j’éprouvai une de ces révolutions qui, en formant en nous une impression aussi subite que forte, nous attachent pour la vie à celle qui l’a causée : cette sympathie, cette violente attraction qui m’entraînait vers cette jeune personne, me fit bientôt chercher les moyens de lui plaire : Emilie était aussi sensible que belle : elle avait autant d’innocence, de candeur que de grâces ; nos conditions, nos biens étaient égaux : je n’eus pas de peine à lui faire agréer mon hommage, et insensiblement à lui faire partager ma tendresse. Son père qui avait été fort lié avec le mien, voyait avec plaisir se former une union qu’il se proposait de consolider par le sceau de l’hyménée, du moment où je serais revêtu d’un emploi dont j’avais résolu de me pourvoir.

Avec quel plaisir je me les rappelle ces temps fortunés, où fier et heureux de mon amour et de la tendresse de ma chère Emilie, je passais avec elle les plus agréables moments dans la douce attente d’un hyménée qui devait mettre le comble à notre félicité ! Mais, hélas ! que les événements qui suivirent cette heureuse époque m’en rendent en même temps le souvenir amer ; personne n’était plus près que moi du bonheur suprême, personne n’en fut plus rapidement éloigné par des revers aussi cruels qu’inattendus.

Pourquoi la beauté fait-elle impression sur d’autres âmes que celles qui sont dignes de la rendre heureuse, d’être heureuses par elle ? Pourquoi des hommes pervers qui montrent en tout l’endurcissement du crime, l’insensibilité la plus odieuse, éprouvent-ils l’ascendant d’une passion fondée sur la sensibilité ? Et pourquoi dans les affreux écarts où les entraîne un sentiment fougueux, la vertu devient-elle leur victime, et le bonheur qui attendait deux âmes vertueuses et unies l’une à l’autre, est-il si souvent renversé ? Sans doute dans cet arrangement des choses, la providence a des vues qu’il ne nous est pas permis de sonder, et nous devons nous contenter de fléchir sous la main qui nous frappe, sans oser lui demander pourquoi.

J’allais obtenir l’emploi qui m’était promis, et conséquemment mon union avec Emilie ne pouvait tarder d’avoir lieu, lorsque le Comte de B**, Colonel du régiment de …, en garnison dans notre ville, arriva de Paris où il avait passé tout l’hiver. Il vit Emilie dans un de ces bals que les Officiers donnent fréquemment dans les petites villes de garnison, et où ils admettent les filles des bourgeois les plus considérés de l’endroit. Ces honnêtes citoyens à qui leur franche simplicité interdit la défiance, ne font aucune difficulté de permettre à leurs filles cette sorte de divertissement, une tendresse aveugle les faisant courir au-devant de tout ce qui peut les amuser ; ils se rendent ainsi en quelque façon la cause de leur perte, car c’est dans ces bals que les Officiers, sans cesse occupés de la séduction, tendent leurs fils pour y prendre ces innocentes bourgeoises, déjà trop prévenues par le ton, les dehors et le luxe de ces militaires. Emilie parut faire la plus vive impression sur le Comte de B**, il ne dansa qu’avec elle, et par différents propos galants il lui fit entendre qu’il l’aimait. J’étais témoin de cette scène, mais comme j’étais assuré du cœur d’Emilie, la conduite du Colonel ne me causa que très peu d’inquiétude ; je crus d’ailleurs qu’un homme que je pouvais supposer blasé sur tout, n’était plus susceptible d’une véritable passion, et qu’en perdant de vue ma maîtresse, il l’oublierait entièrement. Je me trompais : les jours suivants le Comte chercha toutes les occasions de voir Emilie ; partout où elle allait, elle le rencontrait sur ses pas ; il tenta même de lui faire parvenir différentes lettres ; ma maîtresse était trop sage, elle m’aimait trop pour se permettre aucune démarche qui fût contraire à sa tendresse et à sa vertu. Elle m’instruisait de tous les efforts du Comte pour lui faire agréer son amour.

Les choses en étaient là ; le jour de notre union était fixé et j’étais déjà heureux du bonheur dont j’allais jouir, lorsque le père d’Emilie, qui était veuf, tomba malade et mourut quelques jours après des suites d’une goutte remontée ; cette mort me fut d’autant plus sensible, que la douleur d’Emilie était la mienne, et que je voyais par là mon hyménée différé. Lorsque ma maîtresse eut rendu les derniers devoirs à son père, comme la décence ne lui permettait pas de rester seule, elle se retira chez une tante, veuve d’un Procureur au Bailliage ; cette dame avait environ cinquante ans, elle passait pour avoir été fort galante dans sa jeunesse, mais dans le cours de son mariage et depuis son veuvage, sa conduite avait été irréprochable. Ce fut chez cette cousine que ma maîtresse résolut de passer tout le temps de son deuil, et jusqu’au moment de notre union.

Cependant le Comte de B** ne diminuait rien de ses poursuites sur Emilie. La mort du père de ma maîtresse lui ayant donné sans doute un nouvel espoir, elles devinrent plus pressantes ; il réussit même à s’introduire dans la maison de sa tante. Celle-ci qui avait probablement conservé quelques restes de son ancienne vanité, était flattée de voir sa nièce recherchée par un homme d’un rang aussi distingué. Emilie avait beau lui dire que les visites du Comte étaient plutôt pour elle une honte qu’un honneur, puisqu’elles ne pouvaient avoir un but honnête, la tante trop faible ou trop prévenue ne pouvait prendre sur elle d’interdire sa maison au Colonel.

C’est surtout dans les petites villes, et principalement dans celles de garnison, que la noblesse arrogante accable le plus l’humble et honnête citoyen du poids de sa hauteur et de son orgueil ; c’est là que cette odieuse distinction introduite dans les temps barbares de la féodalité parmi les habitants d’un même état, se fait sentir d’une manière plus forte et plus désagréable pour ceux qu’elle rabaisse. L’Officier se croit tout permis ; il se croit au-dessus des lois, parce que la naissance et le rang l’élèvent au-dessus de la bourgeoisie, et le libertinage, la foule de vices dont le cœur de ces jeunes gens est infecté, venant joindre leur influence à celle d’un injuste préjugé, il n’est plus rien qui les retienne, aucun frein qui les arrête lorsqu’il s’agit de satisfaire leurs goûts et leurs penchants déréglés. L’arrogance de cette noblesse, les excès de ces militaires impudents suffiraient seuls pour justifier la révolution qui s’est faite en France.

C’est cet abus, l’ascendant du plus fort sur le plus faible et ce sentiment de son insuffisance, qui force si souvent un jeune citoyen honnête et brave à plier malgré lui devant un fat revêtu d’un uniforme. J’allais voir tous les jours mon Emilie ; elle continuait à m’instruire des démarches du Comte pour l’amener à ses vues. Un après-dîner je le trouvai chez elle : à sa vue je ne pus me défendre d’une émotion assez vive, cependant je me contins et je saluai le Colonel respectueusement ; bien loin de répondre à mon salut, il me regarda d’un air moitié fier, moitié méprisant, en me toisant de la tête aux pieds. Vous pouvez juger si je fus indigné de cet accueil humiliant du Colonel ; je feignis de ne m’en être point aperçu, et m’asseyant près d’Emilie, je commençai à converser avec elle, sans paraître de mon côté faire la moindre attention au Comte qui s’entretenait pendant ce temps avec la tante. L’air à moitié décontenancé de ce dernier, les regards qu’il me lançait de temps à autre, me laissaient assez deviner la situation de son âme ; son trouble augmenta encore lorsqu’il vit avec quelle effusion de cœur Emilie semblait me parler ; il ne put soutenir longtemps une situation qui blessait sans doute trop son orgueil ; il prit congé d’un air froid, et en sortant il me regarda d’une manière qui me prouva assez combien il m’en voulait d’être plus heureux que lui. Emilie y fit aussi attention, et elle en parut alarmée. Je m’efforçai de la rassurer : le Comte vous aime, lui dis-je ; il voit en moi un rival favorisé, il ne peut donc que me haïr ; mais comme malgré sa fierté, il a sans doute des sentiments d’honneur, je ne puis croire qu’il tente rien qui soit contraire à ce qu’il vous doit et à ce qu’il se doit à lui-même. Cependant pour éviter tout désagrément et en même temps pour délivrer Emilie des poursuites du Comte, nous résolûmes de ne point attendre l’expiration du deuil pour nous unir, et nous en arrêtâmes le jour : je quittai Emilie plus convaincu que jamais de sa tendresse.

Le jour suivant j’étais à peine levé, qu’un homme vint me dire qu’une personne demandait à me parler sur le rempart ; j’ignorais ce que ce pouvait être, mais comme la crainte n’a jamais eu d’empire sur moi, je résolus de me rendre à l’invitation ; cependant, à tout hasard, je me munis d’une épée. Arrivé à l’endroit que l’émissaire m’avait indiqué, je ne fus pas peu surpris d’y trouver le Comte de B** ; il s’avança vers moi, et me faisant une de ces inclinations de tête qui sont moins une marque d’honnêteté qu’une offense : Je sais, me dit-il, la nature de vos liaisons avec Emilie, je n’ignore pas même qu’elle a pour vous une certaine tendresse, mais je me flatte de pouvoir parvenir à dissiper cette légère impression ; elle vous a sans doute dit que je l’aime ; je crois devoir vous dire de mon côté que j’en suis éperdument amoureux, et que je ne souffrirai pas que personne s’oppose à mon amour ; comme vous y êtes un obstacle, je vous signifie de ne plus mettre les pieds chez elle, sinon vous vous exposerez à tous les effets de mon courroux.

Quiconque ne connaît point la France, et qui ignore l’espèce de despotisme que les grands y exerçaient, aura peine à croire à un pareil discours ; il ne pourra s’imaginer qu’un homme qui n’avait aucune espèce de droit sur un autre, osât lui défendre l’accès d’une maison où il était accueilli, qu’enfin cet homme qui n’avait à coup sûr aucune vue légitime sur une jeune personne, pût prendre sur lui de s’opposer d’une manière aussi formelle à des recherches avouées par l’honneur, et dont le but était un hymen que l’amour avait déjà préparé. Cependant telle était la fierté, l’impudence, l’arrogance aveugle de cette noblesse, que le Comte ne faisait là qu’une démarche très ordinaire. Les paroles du Colonel, bien loin de m’intimider, ne firent qu’exciter en moi la plus vive indignation : Monsieur le Comte, lui répondis-je, j’ai pour votre rang tout le respect que je dois, mais croyez-vous qu’il vous donne le droit de me parler d’un ton aussi impérieux, et surtout celui de m’interdire toute relation avec une personne que j’estime, que j’aime et qui, je ne crains point de l’avouer, a les mêmes sentiments pour moi. Vous me connaissez bien peu si vous vous êtes imaginé que votre ton et vos menaces m’en imposeraient ; apprenez que je perdrai plutôt la vie que de renoncer à Emilie. En disant ces mots, je portai machinalement la main à la garde de mon épée.

Le Comte rougit et pâlit tour à tour ; ses yeux étincelaient de colère : Quoi ! me dit-il, vous êtes assez insolent pour me manquer de respect ; si je ne craignais d’oublier qui je suis, je vous punirais de votre témérité : il joignit à ce propos l’apostrophe la plus insultante. L’homme qui a conservé son énergie primitive, et qui connaît la dignité de son être, ne peut souffrir une insulte de la part de son semblable, quel qu’il soit. Irrité au dernier point par l’apostrophe du Comte, je reculai de quelques pas et tirant mon épée : — Monsieur, lui dis-je, du moment où vous osez m’insulter, vous vous mettez à mon niveau, et je méconnais entre nous une distinction qui dans le fait n’est qu’imaginaire ; vous aurez à me donner sur le champ satisfaction, autrement je vous regarde comme un lâche et un homme qui mérite le plus profond mépris. — Si la noblesse française est arrogante, on ne peut du moins lui refuser le courage. J’aurais cru que dans un pareil moment le Comte eût accepté mon défi, et que l’effervescence du sang surmontant un préjugé ridicule, il eût vidé aussitôt cette querelle par le seul moyen que l’honneur lui prescrivait ; mais je me trompais, le Colonel me tourna le dos et s’éloigna en me disant qu’un homme comme lui n’était pas fait pour se battre avec un gredin comme moi, et que j’aurais de ses nouvelles.

J’étais transporté de rage, et sans doute j’aurais couru après lui et je l’aurais forcé à se battre s’il ne fût survenu du monde à l’endroit du rempart où j’étais. Je retournai chez moi en réfléchissant sur l’indignité du procédé du Comte, de cet impudent militaire qui, après m’avoir insulté d’une manière aussi grave, refusait de me rendre raison, et cela parce que je n’étais pas digne de me battre avec ce qu’il appelait un homme comme lui, comme si tous les hommes n’étaient pas égaux aux yeux de la nature, et que le hasard de la naissance dût établir entr’eux une distinction qui met tout l’avantage d’un côté et le désavantage de l’autre ; comme si dans un différend, celui qui a le bon droit de son côté, n’avait pas une véritable supériorité sur l’autre ; comme si enfin la vertu et les talents n’étaient pas réellement la seule et unique marque distinctive, et qu’un honnête citoyen, constant dans le chemin de l’honneur et de la probité, dût tout souffrir d’un sot orgueilleux qui n’a d’autre mérite que ses titres et l’habit qu’il porte.

Je rendis compte le même jour à Emilie de ce qui s’était passé avec le Colonel ; elle en fut singulièrement irritée ainsi que sa tante ; celle-ci me promit que dès ce moment, quoi qu’il en arrivât, elle ne souffrirait plus les visites du Comte, et qu’elle allait le lui faire signifier. Emilie me témoigna ses appréhensions sur les suites de cette affaire ; quoique je ne fusse pas moi-même sans crainte, je m’efforçai de dissiper les alarmes de ma maîtresse. Le Comte, lui dis-je, peut être un lâche, un homme sans principes comme sans mœurs, mais j’ai encore peine à croire qu’il soit un scélérat ; les lois et mon courage sont, à mon avis, une sauve-garde suffisante contre les tentatives qu’il pourrait faire pour me nuire. Insensé ! j’ignorais qu’un homme qui s’imagine être assez supérieur à un autre pour pouvoir l’insulter sans conséquence, qui a perdu toute idée du beau et de l’honnête, et qui n’a que des inclinations perverses, des goûts dépravés ; j’ignorais, dis-je, qu’il n’est rien qui coûte à un pareil homme pour satisfaire à la fois sa passion et sa vengeance, et qu’il passe d’un pas d’autant plus rapide de l’oubli de ses devoirs au crime, qu’il espère que son rang lui assurera l’impunité.

Je ne quittai Emilie que fort tard. En revenant chez moi, je rencontrai au détour d’une rue peu fréquentée, deux hommes qui dès qu’ils m’aperçurent, fondirent sur moi l’épée à la main ; comme la menace du Comte me faisait tenir sur mes gardes, j’eus le temps de tirer la mienne, et m’adossant contre un mur, je commençai à me défendre du mieux qu’il m’était possible. Quoique je fusse assez exercé aux armes, j’aurais sans doute succombé sous les efforts des deux assaillants qui me serraient de fort près, si quelqu’un qui vint à passer, poussé par cette indignation qu’excite toujours dans l’homme juste une lutte inégale, ne fût accouru et ne se fût rangé de mon côté. Ce secours inattendu ranima mon courage et mes forces qui commençaient à s’épuiser, et secondé par mon généreux défenseur, je parvins bientôt à mettre en fuite les deux scélérats qui avaient sans doute voulu m’assassiner. Après cet exploit, je m’avançai pour remercier mon libérateur, mais je fus bien agréablement surpris en reconnaissant le meilleur de mes amis, celui qui avait été mon compagnon d’étude et qui était encore le confident de mes amours ; il ne fut pas de son côté peu charmé de cette rencontre ; il me dit qu’il avait reconnu un de mes assassins pour un soldat du régiment du Comte. Ceci ne me laissa pas douter que ce dernier ne fût l’auteur de ce projet d’assassinat, et qu’il n’eût gagné ces deux hommes pour se défaire de moi. Je communiquai mes idées à ce sujet à mon ami, il les trouva fondées ; nous prîmes conseil ensemble sur ce qu’il fallait faire ; nous jugeâmes qu’après un pareil trait de scélératesse de la part du Comte, il n’était rien que je n’eusse à redouter de lui, surtout tant qu’il conserverait l’espoir d’amener Emilie à ses vues.

Je me rendis le lendemain près de ma maîtresse avec mon ami ; Emilie faillit perdre connaissance en apprenant le danger que j’avais couru la veille. Pour me soustraire à de nouveaux effets de la vengeance criminelle d’un homme contre lequel les lois ne nous offraient qu’un bien faible recours, il fut résolu que nous quitterions le plus tôt possible la ville, que nous nous rendrions à Malmedy où Emilie avait un oncle, et que nous nous unirions l’un à l’autre aussitôt à notre arrivée : nous crûmes cette démarche d’autant plus nécessaire, que si notre mariage se fût célébré dans notre patrie, nous eussions eu quelque nouvelle scène à craindre de la part du Comte, qui n’eût probablement rien négligé pour l’empêcher. Nous espérions qu’après une absence de quelques mois, le Colonel, en perdant tout espoir, perdrait bientôt son amour ; je savais que les passions, chez ces sortes de gens, sont de courte durée, qu’elles se détruisent même par leur violence lorsqu’elles manquent entièrement d’aliment, et je ne doutais pas que le Comte ne cherchât bientôt à se distraire par de nouvelles liaisons.

Nous fîmes sur le champ les préparatifs de notre départ, et le jour suivant nous nous mîmes en route au point du jour. Emilie était dans une voiture avec sa tante, et nous étions à cheval, moi et mon ami. Nous étions déjà engagés dans les Ardennes, et nous allions passer à travers le chemin creux où vous avez vu une croix, lorsque tout-à-coup nous aperçûmes sur la route six hommes masqués qui barraient le chemin, et qui s’avancèrent vers nous. Mon cher la Roche, dis-je à mon ami, voici sans doute encore quelque nouveau trait de scélératesse du Comte ; songeons à vendre chèrement notre vie, et montrons-lui ce que deux hommes braves peuvent contre de lâches assassins ; mon ami ne me répondit qu’en tirant ses pistolets de l’arçon, j’en fis autant de mon côté ; nous dîmes au cocher d’aller au petit pas, et nous allâmes nous placer à quinze pas en avant de la voiture. Je criai à Emilie de ne rien craindre, que nous péririons plutôt que de souffrir qu’il lui fût fait la moindre violence ; mais ces paroles ne rassurèrent pas ma chère maîtresse, elle et sa tante commencèrent à pousser des cris aigus ; cependant les hommes masqués voyant que nous faisions bonne contenance, s’arrêtèrent comme pour délibérer sur ce qu’ils avaient à faire ; quelques moments après, celui qui était à leur tête, fit un signe, et au même instant ils fondirent sur nous en faisant une décharge de leurs pistolets.

Pourquoi les coups de ces scélérats ne m’atteignirent-ils pas tous ? Pourquoi le ciel ne me choisit-il pas pour victime ? je ne traînerais pas une vie malheureuse ; je n’aurais pas à gémir sur le sort d’un tendre ami, d’une maîtresse adorée. Enfin, que vous dirai-je, continua l’ermite, en versant un torrent de larmes, mon ami tomba mort de son cheval, deux balles lui avaient percé la poitrine ; à ce spectacle je perdis entièrement la tête et les forces, un nuage me couvrit la vue : je restai immobile de douleur. Pendant que j’étais dans cet état, les scélérats qui m’avaient enlevé mon ami, environnèrent la voiture et commencèrent à vouloir en arracher Emilie ; cette vue me tira de la stupeur où j’étais et me rendit toutes mes forces ; furieux, je me précipitai sur ces assassins, et du premier coup j’en étendis un sur le carreau ; une voix qu’il me sembla reconnaître pour celle du Comte, redoubla encore ma rage ; je m’avançai sur lui et lui lâchai mon second coup, mais la fureur où j’étais, m’ayant empêché de diriger mon arme, par un malheur inouï, la balle au lieu d’atteindre mon ennemi, perça la glace de la voiture et alla frapper Emilie ; ma maîtresse poussa un cri aigu et tomba noyée dans son sang ; au même instant je tombai moi-même sous les coups de mes assassins.

Je restai près de deux heures dans cet état ; lorsque je revins à moi, je me trouvai sur une espèce de brancard porté par quatre paysans. En portant les yeux de tous côtés, j’aperçus ma chère Emilie étendue sur un autre brancard et qui ne paraissait donner aucun signe de vie ; j’eus encore assez de force pour demander aux paysans : vit-elle encore ? Ces gens qui ne songeaient pas sans doute aux ménagements que mon état demandait, et combien cette personne m’intéressait, me répondirent qu’elle était morte ; c’en fut assez, je poussai un cri et je retombai dans un évanouissement plus profond encore que le premier.

Je fus conduit au village le plus prochain, et là les soins qu’on me donna me rappelèrent de nouveau à la vie. Je n’eus d’abord que des idées confuses de ce qui m’était arrivé ; il me semblait que j’avais fait un songe effrayant ; mais peu à peu ce nuage se dissipa, je vis mon malheur dans toute son étendue ; l’image de mon ami expirant, celle d’Emilie percée d’un coup mortel par mes mains, celle de cette chère personne, étendue sur le brancard, la cruelle assurance des paysans, tout se retraça à mon imagination, et ces souvenirs affreux, en déchirant mon âme, y firent naître le plus grand désespoir ; j’arrachai mes bandages, résolu de ne point survivre à celle sans laquelle la vie m’était désormais insupportable. On eut bien de la peine à m’empêcher d’attenter davantage sur moi-même ; dans mon délire je poussais les cris les plus affreux, je me reprochais d’être le meurtrier de ce que j’avais de plus cher. Cet état finit par le plus profond abattement, par une morne insensibilité qui ressemblait à un anéantissement total : bientôt une fièvre violente me prit avec un transport au cerveau, et l’on désespéra de moi. Je fus quinze jours entre la vie et la mort ; cependant comme mes blessures n’étaient point mortelles et que je suis d’un tempérament robuste, contre l’attente de ceux qui me soignaient, contre mon propre désir, je me trouvai bientôt hors de danger, mais mon âme était toujours absorbée par la plus vive douleur, par le sentiment profond de la double perte que j’avais faite, et par les reproches cruels que je me faisais ; cependant les douces remontrances, les tendres consolations du pasteur du lieu chez lequel j’étais, parvinrent insensiblement à modérer mon affliction. La religion, ce motif puissant qui a toujours plus ou moins de poids sur nous, me détermina à supporter une vie que Dieu n’avait point encore voulu m’ôter.

Lorsque je fus entièrement rétabli, je pris congé du bon curé à qui je devais le salut de mon corps et la tranquillité de mon âme, et je revins dans ma patrie pour y exécuter deux résolutions que j’avais prises. Je vendis tous mes biens que je réalisai en espèces, j’en donnai la plus grande partie aux plus pauvres de mes parents, ne me réservant que ce qu’il me fallait pour l’exécution de mon projet. L’aventure tragique qui m’était arrivée avait fait beaucoup de bruit, on en parlait diversement ; comme on savait que le Comte avait aimé Emilie, on le soupçonnait d’être l’auteur de cette catastrophe ; je ne crus pas devoir changer ces soupçons en certitude, je le jugeai d’autant plus inutile, que ce n’était pas par la voie de la justice que je voulais me venger de cet indigne militaire : j’avais cru le trouver à sa garnison, mais j’appris qu’il était parti pour Paris aussitôt après le triste événement que je viens de vous rapporter. Dès que j’eus arrangé mes affaires, je pris la poste et me rendis dans cette capitale ; je m’informai de la demeure du Comte, des sociétés et des endroits qu’il fréquentait. J’appris qu’il allait souvent se promener seul à cheval au bois de Boulogne ; je le fis épier, et un jour qu’il sortait pour cette promenade, je le suivis aussi à cheval ; lorsqu’il fut arrivé dans un endroit écarté, je doublai le pas et je le joignis. — Me reconnais-tu, scélérat ! lui dis-je en lui présentant le bout d’un pistolet : je viens venger la mort d’un ami, celle d’une maîtresse dont tu m’as rendu le meurtrier, et purger la terre d’un monstre comme toi. — À ma vue et à ces paroles, le Comte resta immobile d’étonnement et d’effroi. — Sans doute, me dit-il d’une voix tremblante, vous ne voudriez pas m’assassiner : j’ai eu, j’en conviens, des torts avec vous, mais je suis prêt à les réparer, et… — Comment les répareras-tu, ces torts, interrompis-je avec fureur ? Feras-tu renaître les deux victimes de ta scélératesse ? Si je te ressemblais, je te punirais en traître comme tu le mérites, et en cela je ne ferais que t’imiter, mais je m’égalerais alors à toi, et de tels moyens sont indignes de celui que dans ton arrogance aveugle tu osais mépriser. Descends de cheval et songe à défendre ta vie.

Le Comte voyant qu’il n’y avait pas à reculer, mit pied à terre, tandis que j’en faisais autant de mon côté, en le tenant toujours en respect avec le pistolet, et le menaçant de le tuer au moindre mouvement qu’il ferait pour fuir. J’avais apporté deux épées ; je lui en remis une, et nous commençâmes un combat qui devait être à toute outrance : le danger donne du courage au plus lâche ; il défend sa vie avec d’autant plus d’énergie, qu’il craint davantage de la perdre. Le Comte fit bonne contenance, et comme il était plus adroit que moi, j’avais déjà reçu deux blessures légères que je n’avais pu encore le toucher ; cependant le souvenir des maux que m’avait causés cet indigne noble me redonnant de nouvelles forces, je le serrai de si près qu’enfin je réussis à lui passer mon épée au travers du corps ; il tomba en criant : je suis mort.

Il eût été plus beau, sans doute, de faire le sacrifice de mon ressentiment et de pardonner à mon ennemi, mais si vous réfléchissez de quel coup le Comte avait percé mon cœur, et combien la plaie était encore récente, vous jugerez que ce sacrifice n’eût pu qu’infiniment me coûter : je demande tous les jours pardon à Dieu d’avoir ôté la vie à un homme en satisfaisant une vengeance qui, quoique juste, n’en est pas moins criminelle aux yeux de l’être suprême.

Dès que j’eus fait mordre la poussière au Comte, je remontai à cheval, je regagnai mon hôtel où des chevaux de poste m’attendaient, et je m’éloignai en toute diligence de la capitale ; je pris la route des Ardennes ; je revis le bon curé et lui fis part de la résolution où j’étais de vivre dans la solitude, éloigné d’un monde qui n’avait plus d’attraits pour moi. Je mis alors mon second projet à exécution, je fis construire cet ermitage ; je fis élever la croix que vous avez vue à l’endroit où je perdis Emilie et mon ami. Je ne me bornai point à cela ; je priai tant le Curé, que j’en obtins de faire déterrer leurs corps pour les mettre dans une espèce de tombeau que j’ai fait élever.

L’ermite, en achevant ces mots, me prit par la main et me conduisit au fond de son jardin devant un monument d’une architecture simple mais noble ; c’est là, me dit-il, que j’ai déposé les restes de ce que j’avais de plus cher. Ce tombeau me tient lieu de tout ; depuis vingt cinq ans que j’habite cette retraite, il ne se passe pas de jour que je n’y vienne prier et pleurer. Ma douleur n’a plus rien d’amer, et je ne l’échangerais pas contre les plus douces jouissances. Persuadé que tout n’est qu’illusion dans ce monde, que le bonheur n’est qu’une chimère, puisqu’un rien peut le détruire : je vis en paix, et j’attends la mort sans la craindre ni la désirer.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre