Éditions Édouard Garand (48p. 18-21).

CHAPITRE V

LES AMANTS DE LA FORÊT


Après l’arrivée de Gabriel Lalemant, Jean Huron était sorti de la cabane du missionnaire en compagnie de la jeune indienne.

— Marie, avait-il murmuré, allons sous le toit de ton père où je désire te faire des confidences !

— Viens, Jean, j’aime à entendre les belles paroles qui sortent de ta bouche.

Tous deux traversèrent la bourgade. À l’autre extrémité, et non loin de la porte de la palissade, ils s’arrêtèrent devant une hutte écartée des autres et autour de laquelle croissaient des fleurs sauvages. C’était l’une des plus petites et des plus coquettes. Les murs extérieurs étaient tapissés d’écorce habilement assemblée. L’intérieur était divisé en trois pièces, deux chambres à coucher et une salle. Pour parvenir à cette salle il fallait traverser les deux chambres. La salle était propre, mais dénudée de tout mobilier. Il s’y trouvait une cheminée de pierre qui, en hiver, réchauffait la maison. Les murs étaient tendus de peaux de cerf tannées sur lesquelles Marie avait peint en noir et en rouge des figures de vierges telles qu’elle en avait vues dans le missel du missionnaire. Le sol était entièrement recouvert de nattes faites de tiges de jonc ou tissées de rameaux de saule, et çà et là étaient disposées des peaux de castor et d’ours sur lesquelles on s’asseyait. Les chambres étaient pareillement tendues de peaux de cerf. Pour tout ameublement elles n’avaient qu’un lit de perches et de fourrures. En arrière de la hutte et faisant appentis se trouvait une autre pièce qui servait de cuisine ; mais nulle porte ne communiquait avec cette cuisine de l’intérieur de la maison, on y arrivait par l’extérieur. La jeune huronne pratiquait beaucoup de coutumes des Européens et plus particulièrement les coutumes culinaires. Marie apprêtait des mets succulents suivant des recettes que lui avait données le Père Noir ou Gaspard Remulot.

Marie et Jean pénétrèrent dans la salle. Marie s’assit sur une peau de castor au centre de la pièce, Jean en face d’elle sur une peau d’ours ; tous deux conservaient encore la façon indienne de s’asseoir, c’est-à-dire les jambes repliées sous eux.

Jean demeura un long moment pensif et silencieux, ses yeux sombres rivés sur le sol. Marie l’observait avec timidité et amour.

— Marie, dit le jeune homme d’une voix sourde, tu sais que l’Araignée s’est juré de t’emmener dans son pays ; vas-tu le suivre ?

— Non, Jean, répondit fermement la jeune fille. Quand l’aigle enlève la colombe, il n’emporte que son corps faible et palpitant ; mais il ne s’empare jamais de son âme !

Cette réponse parut plaire au jeune homme qui de la tête approuva ces paroles de sa fiancée.

Marie, à son tour, baissait les yeux, comme si la question posée par Jean l’avait troublée ou gênée, et elle rougissait doucement.

L’étranger, qui se fût soudain trouvé en face de cette jeune fille, eût été très étonné de découvrir une telle beauté en ce pays sauvage. Grande, bien découplée, souple, chacun de ses mouvements était empreint d’une grâce naïve et touchante. Sa robe de velours rouge sans autre garniture qu’une petite dentelle autour du cou la parait très bien. Marie n’avait pas le teint cuivré et huileux comme beaucoup de femmes de sa tribu ; on aurait dit, à voir ses traits fort réguliers, une européenne au visage seulement hâlé par le soleil. Ses yeux noirs, brillants et mobiles étaient très beaux. Sa bouche, aux lèvres minces et rouges, était admirable. Toute sa physionomie exprimait la candeur, la fidélité et le dévouement. Son regard était droit, ouvert et franc, on y pouvait lire ses moindres pensées, car elle n’avait pas appris l’art de la dissimulation si pratiqué chez les indigènes. Ce regard était un miroir dans lequel se réfléchissait l’âme toute pure de cette enfant, et donnait parfois à sa physionomie une expression mystique comme en ont les figures des vierges. Tout en elle respirait la vertu, la douceur, la bonté.

La beauté et la vertu de cette jeune fille avaient traversé les forêts, les lacs, les montagnes, et dans les tribus les plus éloignées on en parlait sans avoir vu la jeune huronne. Aussi, sa renommée était-elle venue aux oreilles d’un jeune chef Iroquois surnommée « l’Araignée » qui avait juré d’en faire sa femme. Nous verrons bientôt comment il comptait accomplir son serment.

Voici d’abord comment il avait entendu parler de la belle huronne.

Deux années auparavant, un Italien était venu au pays des Hurons pour y trafiquer. Il avait vu Marie et avait été frappé de sa beauté. Du pays des Hurons il s’était rendu chez la nation Iroquoise dont il avait su s’attirer les bonnes grâces en faisant à ses chefs de riches présents. Au jeune chef, l’Araignée, il avait parlé de la belle huronne qu’il avait appelée « Madonna ». L’Araignée s’était de suite épris de la jeune fille sans la connaître, et comme l’Italien il l’avait appelée Madonna.

Marie et Jean Huron formaient donc un couple fort bien assorti non seulement sous le rapport du physique, mais plus encore par l’éducation religieuse et intellectuelle qu’ils avaient reçue de Jean de Brébeuf. Celui-ci avait depuis longtemps souhaité leur union, et après les avoir fiancés il espérait bientôt les unir pour la vie. Dans sa pensée ce serait une génération nouvelle qui se trouverait toute acquise à la religion du vrai Dieu, et les générations suivantes finiraient par faire de ces peuplades barbares et païennes des nations tout aussi chrétiennes et policées que celles de l’Europe. Cette vision et cet espoir redoublaient son ardeur dans l’action.

Après un long silence entre les deux fiancés, Jean reprit la parole :

— Marie, je pense que l’Araignée ne te convoiterait pas si tu étais ma femme.

— Je le pense aussi, répliqua la jeune fille qui ne contrariait jamais son amant.

— L’Araignée s’est vanté qu’il te prendrait pour femme en déclarant qu’il ne voulait qu’une vierge ; alors quand tu seras devenue ma femme il ne te désirera plus !

— Je souhaite qu’il m’oublie.

— Eh bien ! nous irons au Père Noir et nous lui demanderons de nous unir.

— Jean, je suis prête, si le Père Noir le veut.

— Et tu seras bien contente et bien fière d’être ma femme ? interrogea le jeune indien dont le regard semblait exprimer un doute.

— Je serai bien heureuse, Jean ; car jamais je ne souhaiterai un autre époux que toi !

— Bon, je suis content, et tranquille, car jamais l’Araignée ne te possédera.

Il se leva vivement. Son regard sombre s’éclaira, les traits de sa figure s’animèrent, ses lèvres esquissèrent un sourire de triomphe. Il fit un geste emphatique et se mit à parler d’une voix sourde, tandis que ses yeux jetaient des éclairs.

— Marie, je veux que tu le saches : une fois que je serai devenu le chef de ma tribu, je serai fort et puissant. Je pourrai commander à nos guerriers et je m’élèverai aussi haut que l’Araignée. Je lui livrerai la guerre… une guerre sans pitié, jusqu’à ce que, écrasé sur ses genoux, il me demande grâce ! Alors je l’humilierai tellement, qu’il verra ses pères se lever d’entre leurs os blanchis et le montrer du doigt avec mépris. Je verrai son front se couvrir de honte et devenir plus rouge que le nuage rougi par le soleil couchant ! Je le verrai s’arracher les yeux de ses propres mains pour ne pas voir les ombres terribles de ses aïeux ! Je le verrai aussi tout couvert des crachats de ses propres guerriers comme le crapaud est couvert de limon !

Le jeune indien avait haussé sa taille fine et souple, il tendait un poing crispé avec un air si terrible et si beau à la fois que, frappée d’admiration, la jeune huronne se mit à genoux pour le contempler.

Il se tut pour regarder la jeune fille un moment, puis reprit, mais d’une voix douce et tendre cette fois, tout en écoutant attentivement les sons de sa voix, tout en s’enivrant de sa parole devenue harmonieuse et sonore. Car disons ici que le sauvage aime le beau langage, il admire et ne se lasse jamais de l’entendre. Le jeune indien se plaisait à imiter Jean de Brébeuf qui, par sa parole éloquente, avait tant émerveillé ces enfants de bois. Souvent il leur récitait quelques passages de l’œuvre d’un poète nouveau dont la renommée était venue jusqu’en Nouvelle-France, Pierre Corneille. Les sauvages écoutaient avec ravissement la parole fière et vibrante, l’harmonie des mots et des rimes, mais se plaisaient surtout aux grands gestes du missionnaire.

Jean Huron reprit donc :

— Ô Marie, salut à toi, vierge de ces forêts chères où frissonne sans cesse l’âme noble et fière de nos ancêtres ! Vois ces bois qui touchent presque au ciel du grand Dieu, ils seront les voûtes de ton palais ! Leurs rameaux entre-croisés seront ta couronne ! Car tu seras la reine éblouissante que leurs cimes salueront ! Alors, tout se courbera devant toi, hommes et bêtes ! Tout rampera, et les herbes murmureront leurs hommages quand tu les fouleras de tes pieds ! Les fleurs exhaleront leurs plus suaves parfums ! Les oiseaux t’apporteront en présent leurs nichées, et ils chanteront ta gloire et tes louanges ! Les guerriers étrangers franchiront les plus lointaines pour venir déposer à tes pieds l’expression de leur fidélité et l’hommage de leur admiration ! Toutes les nations s’uniront de concert pour célébrer ta beauté et ta puissance ! Les vents emporteront sur leurs ailes légères ta renommée jusqu’aux quatre coins de l’univers ! Du grand ciel tomberont des pluies de joie et de bonheur que nulle femme encore, nulle reine n’aura reçues en partage ! Les femmes des grands chefs t’apporteront les mets les plus exquis et poseront sous tes pieds les nattes de velours et d’or ! Les enfants sèmeront des fleurs sur tes pas ! Et tu seras alors si belle, si majestueuse, si resplendissante que l’œil humain n’osera plus te regarder, il se couvrira comme le soleil, dans un jour de deuil, se couvre du nuage qui passe ! Ô Marie ! c’est moi qui te veux ainsi, et c’est moi qui te ferai ainsi ! Car je t’aime ! Mon âme à la tienne déjà entremêlée brûle de feux puissants et me commande de te conquérir les plus beaux diadèmes ! Car je t’aime mieux que la mère ne peut aimer ses petits ! Mon cœur est tellement rempli de ton image, de ton souffle, de ta vie, qu’il me semble près d’éclater ! Je t’aime, Marie, parce que tu m’as fait croire que tu m’aimes aussi !…

— Oh ! crois, crois, mon Jean aimé !… cria dans un sanglot de joie et d’amour la jeune huronne prosternée.

— Je crois… je crois… poursuivit avec exaltation le jeune homme. Ô Marie ! jamais cœur d’homme n’éprouva si grande jouissance ! Jamais…

Il se tut brusquement, et vers l’unique fenêtre de la salle il tourna son regard de feu. Une rumeur sourde courait dans le village.

Marie s’était tout à coup dressée, et pâle, agitée, elle tendait ses deux mains tremblantes vers son amant.

— Tu entends ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Oui, Marie, répondit sourdement le jeune homme dont tout le corps frémissait. Demeure ici, ajouta-t-il, tandis que je vais aller voir ce qui se passe.

Il sortit rapidement.

Il vit des femmes, des enfants et des vieillards courir précipitamment par les ruelles et jeter des cris sourds. Sur leurs visages on lisait la surprise et l’effroi. Plusieurs couraient vers la palissade du côté de la porte et montaient précipitamment sur les plateformes. D’autres couraient vers la chapelle et la maison du Père Noir. Des guerriers se jetaient des appels rauques, brandissaient des arcs, gesticulaient et montaient aussi sur les plateformes. D’autres guerriers se massaient derrière la porte de la palissade. Puis ceux qui étaient montés sur les plateformes, faisaient tout à coup silence et tenaient leurs yeux étonnés vers la forêt toute proche.

Jean courut à la plateforme placée près de la porte et demanda à ceux qui s’y trouvaient déjà :

— Eh bien ! que voyez-vous ?

À ce moment dans le village s’élevait cet appel angoissé :

— Ekon ! Ekon ! Ekon !…

Jean de Brébeuf, Gabriel Lalemant et Gaspard Remulot accoururent à la plateforme près de la porte.

— Que se passe-t-il donc, mes enfants ? interrogea le missionnaire.

Son regard tomba alors sur Jean Huron et il demeura frappé d’étonnement. Le jeune indien était debout, droit comme une flèche, la tête rejetée en arrière, les yeux en flammes et le poing tendu vers la forêt, et il demeurait ainsi immobile et muet comme une statue.

Femmes, enfants, vieillards demeuraient aussi immobiles, silencieux et tournés vers la forêt.

Un guerrier s’approcha de Jean de Brébeuf et dit d’une voix tremblante :

— Ekon ! une main inconnue est venue arracher le couteau planté dans le cœur de l’aigle !

Le missionnaire comprit.

Voici ce qui s’était passé : un sauvage s’était rendu à la lisière de la forêt pour en rapporter des fagots. Étant passé près du cèdre au tronc duquel Jean Huron avait de son couteau cloué le message de l’Araignée, il avait tout à coup remarqué que le carré d’écorce et le couteau avaient disparu. Saisi d’une superstitieuse épouvante il était revenu au village pour annoncer cette nouvelle. Toute la population avait frémi de crainte, car rien n’impressionnait tant ces êtres ignorants et superstitieux qu’un événement qu’ils ne pouvaient expliquer.

Jean de Brébeuf s’approcha de Jean Huron et lui dit :

— Console-toi, mon enfant, ce n’est qu’une vaine bravade des ennemis des Hurons ; et tant qu’un homme s’adonne à de telles bravades, il n’est pas dangereux !

— Père Noir, dit le jeune homme avec un accent haineux, je veux tuer cet ennemi !

— Tu pardonneras à cet ennemi, mon fils, comme le grand fils de Dieu a pardonné à ses bourreaux !

Le jeune homme baissa la tête sous la parole douce mais autoritaire qui le courbait, qui le domptait.

Puis, s’adressant aux sauvages, Jean de Brébeuf reprit :

— Mes enfants, ce n’est rien. Je crois que c’est ce brave Araignée qui s’amuse dans la forêt, et il n’est pas à craindre. L’ennemi dangereux est celui qui feint de dormir, mais lui court et rôde dans la forêt sans chercher à dissimuler sa trace. Calmez-vous ! Le grand Dieu, notre père à tous, veille et il nous protégera !

Ces paroles encore une fois apaisèrent les esprits, et bientôt le village avait repris son calme habituel.

Jean Huron, silencieux et tête basse, retourna à la cabane de son amante.