Éditions Édouard Garand (48p. 13-18).

CHAPITRE IV

LE PASTEUR


Au midi du jour suivant, après un rude voyage, Jean de Brébeuf et ses deux compagnons pénétraient dans leur bourgade.

La bourgade Saint-Louis se trouvait située au bord d’une petite rivière, entre le lac Ontario et le lac Simcoe, au sud-est de la Baie Géorgienne. Au sud de Saint-Louis, un peu à l’est et à quatre milles environ, et dressé sur le même cours d’eau, s’élevait le village Saint-Ignace où résidait l’assistant de Brébeuf, le Père Lalemant.

Les deux bourgades se trouvaient en plein centre de la forêt et le gibier y était abondant. Le poisson abondait aussi dans les lacs et les rivières du voisinage.

Le village Saint-Louis était environné d’abatis et entouré d’une haute palissade de pieux. Cette palissade était aménagée, à l’intérieur, de plateformes et percée de meurtrières pour usage défensif en cas d’attaque par les Iroquois. La population du village comprenait environ deux cents trente habitants, hommes, femmes et enfants, et une centaine de huttes abritaient cette population. Les cabanes étaient faites de pièces de bois superposées les unes sur les autres. Les interstices étaient calfeutrés d’un mélange d’herbe et d’argile. Les toits, à pentes vives, étaient formés de perches recouvertes de rameaux de sapin et d’herbe, et le tout enduit d’une épaisse couche d’argile. Toutes ces cabanes se ressemblaient pour la plupart, et elles abritaient le plus souvent deux ou trois familles. Elles étaient bâties sur des lignes droites, et ces lignes devenaient des ruelles étroites où croissaient par touffes des saules et des peupliers. Tout était d’une remarquable propreté. À l’extrémité sud de la bourgade, tracée dans une forme rectangulaire, s’élevait la petite chapelle, bien lavée à la chaux, blanche, immaculée, avec un clocheton, et entourée de jeunes sapins et de saules. À côté, avec un parterre de sapins et de saules, était le domicile du missionnaire. Tout autour de la palissade, à l’intérieur du village, avait été tracé une sorte de chemin de ronde qui, bien entretenu, servait de promenade où les enfants allaient prendre leurs ébats. L’ordre régnait partout. Car Jean de Brébeuf, tout en enseignant la religion et la langue de France, ne négligeait pas l’ordre, la propreté et l’hygiène. Il donnait l’exemple de sa personne et par la propreté méticuleuse de son habitation.

À l’apparition des trois voyageurs, toute la population accourut à la porte de la palissade pour les saluer.

De toutes parts ce cri s’éleva :

— Ekon ! Ekon ! Ekon !

C’est ainsi qu’appelaient le missionnaire les sauvages qui ne savaient pas la français.

Les guerriers gravement s’inclinaient sur leurs armes. Les femmes s’agenouillaient et pieusement baisaient la robe noire de l’apôtre. Les enfants gambadaient, riaient ou poussaient des cris retentissants. Toute la bourgade manifestait sa joie au retour de son pasteur.

Une jeune fille se fit jour au travers de la foule et vint en pleurant se prosterner devant le missionnaire disant, les mains jointes :

— Père ! Père ! vous arrivez à temps !

Le missionnaire vit sur les traits de la jeune fille de l’angoisse et de la crainte. Il s’en émut.

— Que se passe-t-il donc, ma fille ? interrogea-t-il avec un sourire d’affection.

La jeune fille sans mot dire levait ses mains jointes vers lui. Alors Jean de Brébeuf découvrit entre les doigts de la jeune fille un petit rouleau d’écorce de bouleau.

Tout le monde s’était un peu écarté du missionnaire et de la jeune fille et formait autour d’eux un cercle étroit au premier rang duquel se tenaient Gaspard Remulot et Jean Huron, comme l’appelait Gaspard. Le silence s’était fait partout, et tous les yeux se fixaient avec attention et curiosité sur le Père Noir comme en l’attente d’un événement important.

Jean de Brébeuf prit le rouleau d’écorce. Une fois déroulé il avait la forme d’un carré d’environ six pouces. Mais le plus curieux, c’était le dessin étrange qui le couvrait : une main assez habile avait à l’aide d’un bois carbonisé tracé la forme d’un aigle, les ailes déployées, et cet aigle tenait dans ses serres une colombe.

Le missionnaire crut deviner la signification de ce dessin. Il regarda Marie, toujours agenouillée devant lui, puis Jean à qui il tendit le carré d’écorce, disant :

— Vois, mon fils, si tu comprends aussi bien que moi !

Le jeune indien considéra attentivement le dessin. Tous les regards se fixèrent sur le jeune homme, et tous les yeux purent voir son visage généralement impassible s’animer tout à coup et ses traits se crisper. Un frisson remua les spectateurs de cette scène. Jean venait de lever ses yeux sur le missionnaire et tout le monde avait pu voir surgir des flammes terribles dans les regards sombres et ardents du jeune homme. Lui, serra avec force le morceau d’écorce dans sa main comme pour le briser. Puis, soudain, il s’élança vers une plateforme placée près de la porte de la palissade, enjamba celle-ci et sauta de l’autre côté. Stupéfaite puis emportée, la foule courut aux parapets. Jean de Brébeuf, suivi de Gaspard et de Marie, y fut bientôt rendu. Et tous les yeux, étonnés, purent voir le jeune indien traversant les abatis d’une course agile. En moins de trois minutes il avait atteint les premiers arbres de la forêt. Le jeune homme s’arrêta au pied d’un magnifique cèdre, tira son couteau de chasse et en cloua au tronc de l’arbre géant le carré d’écorce de bouleau. Alors seulement son visage retrouva son calme et son impassibilité, et tranquillement il rentra dans la bourgade.

Le silence continuait à régner. Jean de Brébeuf lui-même demeurait silencieux ; comme tous les indiens présents, il attendait que Jean exprimât sa pensée.

D’un côté du missionnaire se tenait Gaspard tirant sa barbe et grommelant entre ses dents des choses indistinctes.

De l’autre côté la jeune huronne, Marie, regardait Jean s’approcher du Père Noir. Elle ne pleurait plus ; au contraire, elle souriait doucement au jeune homme.

Celui-ci s’arrêta devant le missionnaire et dit sur un ton posé :

— Père, ce morceau d’écorce est un message de l’Araignée à Marie pour la prévenir qu’il va venir l’enlever de la bourgade. Mais quand il viendra, il découvrira son message cloué à ce cèdre et, voyant l’aigle percé de mon couteau, il n’osera pas accomplir son projet.

Le missionnaire sourit. Il ne voulut pas contrarier l’indien qui, dans sa naïveté, s’imaginait par ce geste semer l’épouvante dans le cœur de celui qui avait adressé ce message bizarre à la jeune huronne.

Il dit :

— Ainsi donc, hier tu as deviné juste : ces indiens qui nous sont apparus sur le lac Ontario étaient des guerriers du jeune chef iroquois l’Araignée ?

— Oui, je les ai bien reconnus.

Le jeune homme regarda tendrement Marie et prononça doucement :

— Rassure-toi, Marie, l’Araignée ne t’enlèvera pas, car le Père Noir et moi nous veillerons !

— Et moi donc ! s’écria Gaspard Remulot qui n’avait pas encore émis une parole. Est-ce que vous me prenez pour un manchot ? Allons donc ! Je l’ai déjà dit, l’Araignée finira pas périr dans sa propre toile. Mais s’il ne crève pas assez tôt, je me charge de lui régler son compte, par mon âme !

Silencieux et impassibles en apparence, les guerriers hurons approuvèrent gravement de la tête les paroles du chasseur malouin. Quant aux femmes, elles lui décochèrent un long regard d’admiration qui ne manqua pas de flatter agréablement l’ancien pêcheur. Et voulant rendre plus vive cette admiration, il fit un grand geste vers la forêt, épaula son fusil, mais sans tirer, cria d’une voix terrible :

— Eh bien ! toi, l’Araignée qui as juré de me prendre la peau de la tête, montre donc un peu la tienne que j’y fasse un trou pour en faire sortir tout le venin qui l’emplit ! Ah ! nom d’un tonnerre !… Par le vent et l’éclair !… Par la barque de Saint-Pierre et ses filets !… Par le diable !… par l’enfer !…

Gaspard s’enflammait, enrageait à sa propre voix, rugissait, vociférait.

— Gaspard ! prononça impérativement Jean de Brébeuf.

L’ancien pêcheur se tut en rougissant, tandis que les Hurons le regardaient toujours avec une admiration croissante, ce qui le flatta davantage.

— C’est égal ! reprit-il, il ne sera pas dit qu’une vilaine araignée aura essayé de nous intimider ! Et puis, vous Père, vous êtes patient ; mais moi je ne le suis pas, et ma foi… C’est bon ! ajouta-t-il entre ses dents, il suffit que je me comprenne !

Le missionnaire sourit et promena son regard sur les sauvages toujours silencieux et tranquilles autour de lui.

— Mes enfants, dit-il, vous allez reprendre vos occupations, tandis que je me concerterai avec Jean et deux de vos guerriers sur cet incident. S’il est vrai que nos ennemis projettent quelque surprise contre notre village, nous déjouerons leurs plans.

Bien que paisibles en apparence les indiens éprouvaient de grandes craintes. Ils reconnaissaient que le mystérieux message reçu par Marie était une menace non seulement à la jeune fille, mais aussi à toute la bourgade. Les Iroquois étaient énormément redoutés, surtout depuis qu’ils étaient venus raser la bourgade Saint-Joseph. Les Hurons craignaient surtout les Agniers et leur jeune chef, l’Araignée. Ils le savaient rusé, adroit et terrible. Et son message était une preuve éclatante de son adresse, car personne, pas même Marie, ne pouvait expliquer comment ce morceau d’écorce était parvenu à la jeune fille, ou comment il avait été apporté et introduit dans le village. Marie l’avait trouvé sur le seuil de sa porte. Qui l’avait déposé là ? On se le demandait avec une épouvante superstitieuse ! Pas un étranger n’était pénétré dans la place. Les enfants qui jouaient dans les ruelles du village n’avaient remarqué ou vu aucun inconnu s’introduire dans l’enceinte de la palissade. Les quatre factionnaires eux-mêmes qui, le jour, montaient la garde aux quatre angles de la bourgade, n’avaient rien découvert d’étrange. Et, pourtant, il avait bien fallu que quelqu’un pénétrât dans la place pour laisser le message devant la porte de la jeune huronne. Et ce quelqu’un ne pouvait être que l’Araignée lui-même !

Mais la confiance qu’on avait dans le Père Noir et ses paroles apaisèrent les craintes, et chacun retourna à ses occupations interrompues par l’arrivée des trois voyageurs.

Jean de Brébeuf, sachant combien l’oisiveté était pernicieuse chez les aborigènes, avait dès les premiers temps de sa mission laborieuse institué le travail obligatoire parmi eux. Cette institution n’avait pas été chose facile, car l’indien est paresseux. Il aime à rester devant son feu. Le travail lui est en horreur, hormis la chasse et la pêche, et encore à ces occupations applique-t-il souvent ses femmes et ses enfants. Il ne saurait s’astreindre à aucune tâche de durée. Il lui en coûte même de casser des branches d’arbre pour allumer son feu.

Jean de Brébeuf enseigna l’amour du travail en enseignant l’amour de la religion. Et avec persévérance qui a marqué toute son œuvre gigantesque, il finit par habituer le sauvage au travail. Mais il n’y alla qu’à petites doses. Donnant lui-même l’exemple, il arma ses Hurons de la hache et les mena à la forêt toute proche. Les arbres tombèrent peu à peu, la forêt recula de jour en jour laissant un sol riche capable de produire les plus belles moissons. À ce rude travail, le missionnaire n’employait que les plus vigoureux de ses sauvages. À d’autres il confiait le soin de courir les bois et d’en rapporter le gibier nécessaire à la subsistance de la petite colonie. Il en employait aux réparations de la palissade, à la construction de cabanes à mesure que la population augmentait. Il les dirigeait avec une douceur et un tact admirables. Les uns s’occupaient dans l’intérieur de la palissade à la fabrication d’arcs et de flèches, d’autres bâtissaient des canots, d’autres encore s’occupaient à la confection d’objets d’art, tel qu’à ciseler des os, à façonner et à polir des pierres rares, à travailler des coquillages. Enfin, tous les hommes valides avaient une occupation quotidienne quelconque. Jusqu’alors les femmes indiennes, que leurs maris considéraient comme des esclaves créées pour les servir, avaient toujours été chargées des plus durs travaux. Jean de Brébeuf releva la femme, la tira de sa déchéance et la présenta au mari comme une compagne digne de son estime. Elle ne fut plus obligée de courir la forêt ou de s’occuper aux rudes besognes. Elle fut employée à tanner les peaux de gibier, à confectionner des mocassins et des vêtements pour elles-mêmes, et des vestes et des culottes pour les hommes et les enfants.

Lorsque Jean de Brébeuf arriva parmi ces peuplades barbares, il les trouva nues pour la plupart. Les hommes ne portaient qu’un pagne, c’était généralement une peau de bête quelconque attachée aux reins et tombant vers le milieu des cuisses. Les femmes, quand elles n’étaient pas entièrement nues, roulaient autour de leur corps une peau de gibier retenue sous les seins par une lanière. Voilà pour le vêtement d’été. Quand venait l’hiver, les hommes endossaient une sorte de veste en peau de castor avec la fourrure en dedans et portaient une culotte de peau de chevreuil ; des jambières et des mocassins achevaient le vêtement. Les femmes s’habillaient généralement de la même façon. Et ce costume était à peu près général dans toutes les tribus de l’Amérique du Nord.

Il était un grand nombre de ces peuplades qui ne pouvaient souffrir un vêtement quelconque ; aussi dès l’approche de l’hiver s’empressaient-elles d’émigrer vers le sud : la Floride, le Golfe du Mexique, le Texas et, souvent, l’Amérique Centrale. Au reste, d’ordinaire ces peuplades étaient originaires de ces contrées, et elles n’avaient pu s’acclimater aux hivers septentrionaux dont la rudesse contribua dans une large mesure à l’effacement de quelques-unes de ces races primitives.

Les missionnaires leur avaient donné le goût du vêtement, aux femmes surtout qui furent tentées par les étoffes multicolores apportées de l’Europe. À ses Hurons Jean de Brébeuf fit d’énormes cadeaux d’étoffes. Les femmes se confectionnèrent des corsages et des jupes. Elles furent si contentes et si fières de se voir ainsi habillées qu’elles ne voulurent plus les enlever. Elles couchaient avec, et de crainte de les briser elles n’osaient pas les laver. Les enfants partageaient leur plaisir et ils portaient précieusement et vénéraient les vêtements d’étoffe qu’on leur faisait. Quant aux hommes, ils furent plus difficiles. Dans la saison d’été ils ne pouvaient se faire à un vêtement, même le plus léger ; ce vêtement les harassait.

Ce jour de juin où nous pénétrons avec le missionnaire dans la bourgade Saint-Louis, les femmes et les enfants étaient vêtus d’étoffes aux couleurs si variées et si éclatantes que c’en était un éblouissement. En guise d’ornements ou de joyaux elles portaient des colliers de coquillages, des bracelets à leurs bras, des pendentifs aux oreilles.

Les hommes, nus ou demi nus, présentaient des torses maigres, cuivrés et luisants et peints ou tatoués de toutes espèces de figures symboliques. La plupart portaient suspendue à leur cou une amulette d’os quelconque qui était leur talisman particulier, et presque tous étaient également ornés de pendentifs aux oreilles et au nez. Au cours de ses seize années de mission Jean de Brébeuf avait réussi à faire disparaître parmi ses Hurons un grand nombre de superstitions et de fausses croyances, mais il en restait encore beaucoup. Un peuple n’est pas arraché en si peu de temps à la barbarie, c’est le plus souvent un travail de siècles. Mais il s’avouait avec plaisir qu’il avait grandement adouci les mœurs de ces enfants des bois en leur inculquant l’idée de Dieu, et il les avait arrachés à une foule de pratiques honteuses, entre autres, la bigamie.

En cette année 1684 la petite population de Saint-Louis n’était pas entièrement acquise à la religion catholique ; il se trouvait encore plusieurs catéchumènes même parmi les personnes âgées. Bien que ces indiens fussent généralement intelligents, beaucoup ne passaient pas facilement du paganisme au christianisme. Non qu’ils éprouvassent quelque répugnance à la parole de l’Évangile, mais il leur en coûtait d’abandonner la religion et les croyances si longtemps pratiquées par leurs aïeux. En outre, ils paraissaient pris de défiance à entendre parler d’un Dieu qui pardonnait, qui oubliait les offenses et les outrages, qui condamnait en les défendant la vengeance, le meurtre, le vol. Il leur semblait qu’un tel Dieu ne pouvait exister. Mais à l’exemple que leur donnait tous les jours leur missionnaire, ils finissaient par accepter cette vérité. La lumière se faisait peu à peu dans leur cerveau si longtemps obscurci par les anciennes croyances, ils raisonnaient et admettaient que la religion et le Dieu du Père Noir valaient mieux que les leurs. On comprend la lourde et souvent décevante tâche de ces zélés apôtres des sauvages de l’Amérique, et l’on comprendra aussi qu’ils n’avaient pu en si peu de temps transformer totalement la nature de ces enfants de la forêt. La religion du Christ avait jusqu’à présent amoindri leurs passions, mais elle ne les avait pas extirpées. Leur caractère cruel et vindicatif n’était qu’assoupi, il se réveillait tôt à la première opportunité. Ceux qui n’étaient pas fermement convaincus de la vérité des enseignements de l’Église, étaient souvent susceptibles, à la moindre contrariété, aux moindres souffrances, de retourner à la barbarie. Aussi quel tact, quelle douceur, quel prestige il fallait à ces missionnaires pour retenir ces brebis qui étaient tentées de s’éloigner du reste du troupeau ! Comme le pensait Jean de Brébeuf, il faudrait un siècle ou deux pour faire de ces races farouches des peuples civilisés et christianisés !

— Cela viendra, ajoutait Jean de Brébeuf avec conviction. Notre œuvre à nous, missionnaires et pionniers de ces vastes défrichements spirituels, ne peut être que rudimentaire ; mais le temps la complétera et l’achèvera à perfection.

D’ailleurs ces hommes de Dieu avaient déjà accompli des prodiges inouïs.

Et que ces enfants farouches et réfractaires qui, jusqu’à ce temps n’avaient connu d’autre autorité que la force brutale, étaient devenus dociles ! Au commandement du Père Noir de reprendre chacun leur travail, tous s’étaient dispersés silencieusement et sans proférer un murmure. On eût dit un père de famille envoyant ses enfants au travail.

Jean de Brébeuf, suivi de Gaspard et de Jean et de deux guerriers, se dirigea vers son domicile à l’autre extrémité de la bourgade. Marie les avait suivis à distance, mais elle n’entra pas dans la cabane du missionnaire ; elle s’assit sur le seuil de la porte en attendant la fin de la conférence et qu’elle fut appelée.

Au bout d’une demi-heure en effet Jean de Brébeuf la fit entrer.

— Marie, dis-moi comment ce message de l’Araignée t’est parvenu ?

— Je ne sais pas, répondit-elle. J’étais sortie pour venir à la chapelle. À mon retour j’ai trouvé devant la porte le message de l’Araignée.

— Ton père et ta mère n’ont rien vu ?

— Mon père est aujourd’hui à la chasse. Ma mère était chez des voisins.

— Faut-il penser qu’en plein jour l’Araignée soit entré dans la bourgade ?

— Oui, répondit la jeune fille.

— Et toi, mon garçon, demanda Jean de Brébeuf au jeune indien, crois-tu que l’Araignée soit entré dans le village ?

— Je le crois, répondit le jeune homme qui demeurait debout, sombre, bras croisés.

— Faut-il penser que de nos guerriers auraient favorisé son entrée ?

— Non. L’Araignée ressemble à la couleuvre, il se glisse silencieusement dans les herbes, il grimpe aussi facilement que l’écureuil dans les rameaux des pins, et, comme l’araignée, il peut à l’aide de ses fils parvenir là où il veut.

— Oui, il est très habile, murmura le missionnaire, méditatif.

Après un silence, il interrogea de nouveau la jeune huronne.

— Marie, depuis quand le Père Lalemant est-il reparti pour Saint-Ignace ?

— Ce matin, après la messe, Père.

— A-t-il dit quand il reviendra ?

— Avant que le soleil se soit couché.

— C’est bien. Mes enfants, ajouta-t-il, je vous prie donc de vous retirer chacun à vos foyers, tandis que je vais méditer. S’il y a menace et danger, j’aviserai aux moyens de nous protéger tous et je vous en ferai part. Soyez tranquilles, l’œil du Grand Maître veille sur nous nuit et jour. S’il a permis à l’Araignée cette escapade, c’est pour nous faire comprendre que nous ne le servons pas comme il veut, et il faudra demain, dimanche, l’implorer de veiller sur nous davantage et lui présenter le repentir de nos fautes.

À cet instant un jeune homme, revêtu de la robe noire, apparut, alerte et souriant.

— Ah ! cher ami, s’écria de Brébeuf en lui saisissant les mains, je suis content de vous retrouver aussi gaillard…

C’était Gabriel Lalemant.