Calmann-Lévy (p. 97-122).

TOILETTE D’IMPÉRATRICE

À S. A. la princesse L. Murat.

La toilette que je vais essayer de décrire fut celle d’une grande impératrice guerrière. On la conserve enveloppée de soie blanche, dans une boîte de laque. La boîte est gardée dans le trésor d’un temple. Et le temple qui, jadis, était au milieu d’une ville magnifique, est dans les bois à présent (car la ville d’alentour a disparu depuis bien des siècles, émiettée peu à peu sous la verdure).

La souveraine s’appelait Gziné-gou-Koyo, et régnait sur le Japon d’autrefois. L’histoire nous apprend que, vers l’an 200, elle revint du continent asiatique, à la tête de ses flottes et de ses armées, victorieuse des Coréens après trois ans d’une terrible guerre. Elle rapportait dans son sein la promesse d’un héritier pour le trône — et son époux, qui pendant cette longue campagne avait gardé le palais, s’étonna d’abord ; mais l’impératrice lui expliqua comment les dieux, sur sa prière, avaient retardé de trente-six mois sa gestation. Elle mourut bientôt en donnant le jour à un petit empereur qui, dès l’âge de trois ans, alla rejoindre sa mère dans les demeures éternelles. Après leur mort, les prêtres réunirent leurs deux âmes en une seule qu’ils divinisèrent sous ce nom mystique « les Huit-Drapeaux » et le peuple japonais leur consacra un grand temple, dans lequel sont conservées, depuis dix-sept siècles, leurs saintes reliques.



Pour aller visiter ce temple des « Huit-Drapeaux », il faut faire plusieurs lieues, en char-à-bras, dans des campagnes vertes, tranquilles, solitaires, sillonnées par des chaînes de collines basses qui les découpent en petites vallées innombrables et pareilles.

Puis, tout à coup, quand on est très près d’arriver, la vallée où l’on court se fait plus grande et plus large, entre des contreforts de collines plus hautes. En même temps, l’ombre s’épaissit et l’on pénètre sous une voûte d’arbres gigantesques : les cèdres japonais, qui sont aussi droits que les colonnes des temples et dont les branches sont disposées d’une manière symétrique comme des bras de candélabre. Des avenues désertes et envahies par les herbes s’ouvrent de droite et de gauche dans l’imposante futaie. Çà et là apparaissent des portiques sacrés, d’aspect très ancien, à demi perdus sous les sombres ramures, et des bassins d’eau dormante, tout remplis de lotus. — Alors les coureurs qui vous roulent, s’arrêtent et se retournent pour vous annoncer que vous entrez dans Kamakura, — qui fut jadis une ville immense.

« Vers le XIe siècle, nous disent les vieux livres peints à l’encre de Chine, — bien avant Yeddo la capitale contemporaine, — avant la sainte Kioto qui l’a précédée, — florissait Kamakura, qui fut pendant quatre cents ans la résidence des puissants princes du Japon. »

— Mais, où est-elle donc, cette ville que les coureurs annoncent ? On regarde autour de soi, dans les profondeurs du bois, et on n’aperçoit rien.

— Inutile de chercher les maisons, répondent les coureurs ; il n’y en a plus. Les temples seuls sont restés debout, par-ci, par-là sous l’envahissement vert, et les avenues se voient encore, à peu près tracées, mais vides et silencieuses à présent. La capitale, qui fut si grande, si bruyante et si luxueuse, où le grand Yoritomo tenait, en l’an 1200, sa cour académique et ses tournois de poètes, — s’est effondrée, pulvérisée. Elle était en bois ; on l’a emportée par morceaux, ou bien elle s’est vermoulue, pourrie, ne laissant même pas de ruines. Et maintenant tout y est noyé dans la verdure ; c’est devenu le bocage, la forêt, le désert.



Aujourd’hui 12 novembre, dans ce bois qui fut une ville, les cigales chantent partout, au dernier soleil d’automne ; les gerfauts jettent dans l’air leur : « Han ! han ! han ! » qui est un bruit particulier aux campagnes japonaises, et les corbeaux poussent leurs croassements lugubres. Le temps est encore tiède, la lumière encore claire ; mais les lotus, déjà touchés par le froid des matins, penchent sur l’eau leurs feuilles jaunies. La mélancolie de novembre s’ajoute à celle de toute cette antiquité morte qu’on sent autour de soi tombée sous l’herbe et la mousse.

En effet, les temples sont restés debout ; on aperçoit maintenant de tous côtés leurs portiques sombres, leurs hautes toitures étranges, mêlées aux branches des cèdres.

Et voici celui des « Huit-Drapeaux » qui les domine tous. Il est sur une montagne, à mi-côret dans un bois.

Une longue vallée y conduit, régulière comme une gigantesque rue ; on la dirait ouverte là tout exprès pour le plaisir contemplatif de ces âmes divinisées qui, du haut de leurs terrasses tranquilles, peuvent regarder au loin par l’interminable trouée droite ; elle est plantée en son milieu d’une avenue de cèdres énormes alignés à perte de vue ; deux rangées de collines symétriques la bordent, collines japonaises, ayant toujours des formes qui ne semblent pas naturelles, ayant des sommets comme des petites coupoles, comme des petits dômes.

Nous sommes les seuls passants aujourd’hui, dans cette avenue où le bruit de nos roues et de nos coureurs s’éteint sur la mousse, — et, au bout du couloir vert, sur la montagne qui le ferme, le temple nous apparaît, parmi les vieux arbres du bois, avec ses murailles d’un rouge sombre, et toutes les pointes et toutes les cornes superposées de ses toits noirs.

Ce n’est point pour le temple que j’ai fait le voyage, — car j’en ai déjà tant vu, et de si merveilleux, dans ce Japon qui en est rempli !

Non, je suis venu pour cette robe d’impératrice que l’on conserve là-haut ; j’ai un désir de la regarder et de la toucher. Certains personnages d’histoire ou de légende s’installent quelquefois dans notre imagination à des places d’honneur, sans que nous sachions pourquoi, — et j’ai pour cette guerrière aventureuse un sentiment rétrospectif qui est comme un semblant très original d’amour. Une coïncidence a donné vie à l’image d’elle que je m’étais formée : le soir du jour où j’avais lu son histoire, il m’a été permis de contempler un moment, au fond des jardins murés du palais d’Yeddo, la mystérieuse impératrice actuelle. Et j’ai identifié la femme vivante avec la femme passée ; celle d’aujourd’hui assez différente, sans doute, de celle d’autrefois, plus frêle à force d’affinement, fille d’une race trop vieille ; mais les mêmes yeux à peine ouverts et froidement dominateurs, le même petit nez légèrement courbé en bec d’aigle, le même sourire et le même charme d’incompréhensible déesse. J’ai eu la vision très intense de la souveraine antique, passant sur son cheval d’armes, suivie de « ses guerriers-à-deux-sabres » coiffés de cornes et masqués de figures de monstres, — exquise et froide au milieu de toute la pompeuse épouvante des batailles.

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À l’extrémité de l’avenue, près des jardins abandonnés qui entourent la base du temple, il y a encore, de chaque côté, quelques maisonnettes alignées, formant comme le reste d’une rue : maisons-de-thé, hôtelleries à l’usage des pèlerins et des curieux qui viennent visiter les reliques. C’est une sorte de village pas ordinaire, perdu dans les arbres et la mousse, et aligné pourtant d’une façon large et majestueuse, comme était autrefois cette grande artère de la capitale morte. Nous déjeunerons là avant de monter au temple. Nos coureurs nous mènent à une vaste auberge noirâtre qui est, disent-ils, la plus fameuse. À ses dimensions, à ses lourdes solives sculptées, on dirait une ancienne habitation de seigneurs.

C’est au premier étage, par terre, sur les inévitables coussins de velours noir, qu’on nous sert un traditionnel repas de poupée, dans de jolies petites tasses bleues, sur des amours de petits plateaux en laque. (D’un bout à l’autre du Japon ces choses-là se ressemblent.) Et naturellement, la maîtresse du logis et ses servantes nombreuses, coiffées toutes en grandes coques de cheveux irréprochables, viennent, après beaucoup de révérences, s’asseoir à nos côtés afin de nous égayer par de gentils rires. La pièce où nous déjeunons est spacieuse et nue ; dans un coin, se dresse un autel à ancêtres très ancien, avec sa garniture de petits vases étranges et ses ors noircis par la fumée des baguettes d’encens. Derrière nous un paravent déployé dans toute sa longueur, comme la toile de fond d’un décor au théâtre, représente un inquiétant paysage : le ciel est tout en or vert, uniformément, avec une seule bande de nuages noirs. Sur ce fond glacé, des rideaux d’arbres, dénudés comme en hiver, se découpent en perspectives fuyantes le long d’un fleuve d’eau rose. Au premier plan, sur une berge de vase, s’étalent d’énormes méduses peintes en couleurs livides. Et sur les lointains rosés de ce fleuve, s’en vont, s’en vont je ne sais où, vers une grosse lune pâle qui se lève au ras du sol, deux jonques remplies de guerriers à masques de monstres.

Dans tout cela, rien de vulgaire, rien de grossier ; du reste, au Japon, jamais : les moindres choses ont, dans leur étrangeté, toujours une pointe de distinction. Mais vraiment ces petites bonnes femmes assises près de nous sont trop mièvres pour le site d’alentour, et leur rire est plus agaçant dans la mélancolie grandiose de ce bois plein de ruines.

Je leur tourne le dos pour regarder dehors par la véranda ouverte. Là, mes yeux se reposent tranquillement sur ces séries de collines boisées qui se chauffent au clair soleil d’automne. — Cette vallée, décidément, n’est pas vraisemblable ; elle est dans des dimensions fausses, et puis elle est trop régulière ; on la croirait faite exprès pour donner plus de majesté et de mystère à ce temple qui est au bout, noir et rouge, parmi les cèdres. Quel calme, quelle jolie lumière douce, aujourd’hui, sur toute cette verdure qui recouvre la ville morte. De temps en temps, des vols de corbeaux s’abattent sur le sol, sur la mousse fraîche semée de feuilles jaunes, — et les cigales chantent comme en été…

Au dessert, une fâcheuse nouvelle nous arrive par un de nos coureurs : les prêtres gardiens des « Huit-Drapeaux » sont en pèlerinage à quelques lieues d’ici et ne rentreront qu’à la tombée du jour ; personne là-haut pour nous ouvrir les portes, ni les coffrets de laque où sont enfermées les reliques.

Il faut nous promener ailleurs, en attendant qu’ils reviennent. Dans cet étrange bois où nous sommes, les choses curieuses à voir ne manquent pas ; entre autres il y a le « Grand-Bouddha » de bronze, qui est une des idoles les plus énormes du Japon. Nous irons, faute de mieux, lui faire une visite.



Nous voilà donc errant à pied, sous ces arbres aux ramures maniérées et légères que les Japonais excellent à peindre en les exagérant. Par des petits sentiers solitaires, fleuris de scabieuses, où nos coureurs reposés nous servent de guides, nous cheminons sans conviction, et un peu déçus, vers ce Grand-Bouddha de bronze. Partout des temples, dans ce dédale de petites vallées où fut Kamakura ; en arrivant dans cette région de verdure, nous ne les avions pas vus, nous ne nous en étions pas doutés. Les uns, encore entretenus, dressant leurs cornes sombres au fond de jardins où des camélias sont taillés en bordures et en charmilles ; d’autres, tout à fait abandonnés, l’entrée fermée, le jardin inculte, les charmilles retournant à la broussaille de forêt ; tout vermoulus, ces derniers, et renfermant sans doute des légions de dieux qui tombent en poussière. On en aperçoit de perchés sur les collines, et d’enfouis dessous, dans des souterrains dont les entrées béantes sont noires : ceux-ci, voués sans doute à ces Esprits sépulcraux du pays des racines dont parle le rituel shintoïste. Il y a même çà et là de grands rochers naturels qui ont aussi des formes de temples ; il y a dans des recoins, des alignements de dieux en granit couverts de mousse : ailleurs, des inscriptions mystérieuses, des pierres tombales. C’est comme un immense lieu d’adoration, sur lequel la forêt a étendu son linceul vert.



Maintenant nous sortons de dessous bois, pour passer à travers des champs de mil fauchés, des champs de pommes de terre et des champs de riz. Je ne sais quel aspect d’abandon et de misère, bien inusité au Japon, attriste ce coin de campagne, ces champs ensemencés où fut une ville. Des paysans pauvres, presque nus, sont penchés sur le sol et labourent ; des enfants déguenillés viennent à nous la main tendue en mendiant, avec de petites prières plaintives. La journée s’avance et l’air se refroidit ; l’air sent tout à coup l’automne et les feuilles mortes. Des mauvaises herbes, que l’on brûle çà et là par petits tas, font des fumées blanches qui montent dans le ciel déjà moins lumineux, où flotte un brouillard léger annonçant l’hiver. Et nous nous sentons pris par cette impression languissante de novembre, qui est un peu partout la même, dans tous les pays de notre hémisphère boréal…

De nouveau nous entrons sous bois, et nous sommes à présent dans la petite vallée mystérieuse habitée parce solitaire de bronze que nous venons voir. Il n’est plus qu’à quelques pas de nous, le Grand-Bouddha ; au-dessus des cimes des arbres, nous apercevons tout à coup ses épaules rondes, sa tête énorme et souriante, son regard vague penché vers la terre.

Jadis il demeurait sous une voûte probablement magnifique et toute laquée d’or ; il était une grande idole encensée, au fond d’un temple rempli de vases précieux et de fleurs, — et le temple était au milieu d’une immense ville idolâtre où des légions de prêtres entretenaient un bruit continuel de prières et de musiques religieuses.

Mais les siècles, les incendies, les guerres, ont anéanti tout cela. Lui seul, qui était une masse en bronze, c’est-à-dire une chose presque indestructible et éternelle, est resté debout. Et à présent il habite à ciel ouvert, avec des cigales qui lui chantent une plus immuable musique ; il fait son sourire à la verdure, aux cèdres qui ont poussé sur l’emplacement de sa belle demeure disparue.

Une des premières portes de son sanctuaire subsiste encore, avec les deux horribles dieux gardiens, l’un bleu et l’autre rouge, qui sont inévitables au seuil de tous les temples. On trouve, après ce portique, un jardinet bien gentil et bien japonais, avec des arbustes nains taillés en imitation de divers objets bizarres, — et, par une allée de sable que longe une correcte bordure verte, on arrive au pied même de l’immense personnage.

Il est assis, les jambes croisées, les mains réunies. Une vague épouvante religieuse, que nous n’attendions pas, nous vient de son énormité écrasante et de son calme souriant.

Le soleil fait doucement luire un côté de sa tête et le haut de ses monstrueuses épaules. S’il se levait, il serait grand comme une montagne. Le dessin de sa figure est très archaïque, ses yeux mi-clos s’allongent démesurément, ses oreilles sont exagérées et retombantes ; mais son expression a une tranquillité et un mystère qui imposent : ce grand sourire de bronze qui, de vingt ou vingt-cinq mètres de haut, tombe sur la terre est bien le sourire d’un dieu.

Une petite porte sournoise, ouverte à son flanc, nous donne accès dans son corps, — qui est une salle bizarre aux parois de métal, très sombre, ayant forme d’intérieur humain. Quelques idoles sont là, remisées au hasard, comme des débris en un grenier. Dans le menton, se tient un vieil Amiddah tout doré, debout devant un nimbe d’or ; dans une oreille, est un Kwanon-aux-quarante-bras, qui gesticule férocement ; ils sont trois ou quatre autres dans une épaule, abandonnés à la poussière et aux vers. Par une échelle nous montons jusqu’à deux petites fenêtres qu’on a percées dans les omoplates et qui regardent le fond ombreux, le fond désert de la vallée. — De là, il me paraît que le soleil est déjà bien bas, ne dorant plus que la cime des arbres. Nous aurons perdu tout notre temps à ce Grand-Bouddha ; les bonzes du temple des « Huit-Drapeaux » doivent être rentrés. Pourvu que nous n’arrivions pas trop tard pour voir cette robe d’impératrice qui était pour moi le seul attrait du voyage. Allons-nous-en bien vite.

Nous partons, par un raccourci que les coureurs nous indiquent, à travers bois, derrière l’immense idole, — et de temps en temps nous nous retournons pour la regarder s’éloigner : ainsi vue de dos, avec ses épaules voûtées, son cou qui se penche en avant, ses oreilles qui s’écartent, elle nous fait l’effet maintenant de quelque colossal singe primitif, somnolent et mélancolique.



Par des sentiers nouveaux, nous nous retrouvons assez lestement dans la grande avenue vide, au pied du temple des « Huit-Drapeaux » où les bonzes gardiens viennent de rentrer.

Franchissons les premiers portiques de granit, dont les architraves doubles se retroussent par les pointes en croissant de la lune.

Entrons dans les jardins tristes, où l’herbe a effacé les allées. Le temple est là, noir et rouge, au-dessus de nos têtes, assis sur la colline qui surplombe. Il jette son ombre sur ces jardins bas qu’on n’entretient plus, où les immenses bassins à lotus ont pris des airs de marécages, où les arbres qui, jadis, avaient été tailladés, contournés, rendus nains par des procédés spéciaux, ont gardé dans leur dernière vieillesse des tournures rabougries et étranges.

Un escalier de granit, gigantesque, d’une soixantaine de marches, nous élève à mi-côte, jusqu’à la première cour où se faisaient les danses sacrées. Elle est ornée de petits temples secondaires à toitures courbes et de bouquets de cycas à troncs multiples qui ressemblent à ces premières plantes rigides des mondes antédiluviens.

Encore des marches de granit, nous menant au-dessus de tout cela, et nous arrivons sous le grand portique de la dernière enceinte.

Ici, nous nous retournons pour regarder en bas, à nos pieds, l’interminable avenue de cèdres, silencieuse, déserte, et les deux alignements de collines qui la bordent à droite et à gauche comme de régulières murailles vertes ; sorte de trouée profonde dans les bois, qui, assurément, a été choisie — sinon faite exprès — pour donner à ce temple un plus imposant mystère.



Des bonzes souriants viennent à notre rencontre, et nous entrons avec eux dans la dernière cour, qui est toute bordée de bâtiments antiques en bois de cèdre et au milieu de laquelle le temple dresse sa masse d’un rouge sombre.

Je présente un papier à grimoires qui me donne le droit de regarder tout et en particulier la robe de la guerrière. Mais on me le rend sans y jeter les yeux : inutile, à ce qu’il paraît ; maintenant, à l’époque de progrès où nous vivons, quelques pièces blanches distribuées suffisent ; on va nous ouvrir toutes les portes, tous les rideaux et toutes les boîtes.

Ces bâtiments, qui entourent sur trois faces l’esplanade du temple, sont une série de petites loges séparées où l’on garde des choses inestimables, des reliques sans prix.

Dans une première salle, ce sont des chaises à porteurs pour les dieux, laquées et dorées avec un art exquis. Dans une autre, c’est une grande déesse de la mer, coiffée d’un portique sacré comme d’une couronne murale ; ses doigts délicats sont posés sur les cordes d’une longue guitare, — et cette musique qu’elle semble faire symbolise le bruit des vagues sur les plages.

Puis toutes sortes de souvenirs des guerriers ou des saints bonzes : l’encrier et des spécimens de l’écriture du grand prêtre Nitchiren, qui fut célèbre vers le XIIIe siècle ; des épées, des sabres précieux ayant appartenu à des empereurs. — Les poignées en sont fleuries de chrysanthèmes d’or ; les lames, d’une trempe merveilleuse qu’on n’a plus retrouvée, ont été enduites d’une couche de laque qui les préserve contre la rouille des siècles.

Notre temps passe à regarder ces étonnantes choses, et le soleil baisse. Cette robe d’impératrice, où est-elle donc ? Sans doute on nous la garde pour la fin, comme la pièce la plus rare et la plus antique. Je la demande avec instance et je commence presque à ne plus y croire. — On est à la recherche, nous dit-on, d’une espèce de clef, ou de levier, qui est nécessaire pour ouvrir la loge où elle se tient, — et ces bonzes sont d’une tranquillité, d’une lenteur… Le soleil est près de se coucher, nous devrions déjà être repartis pour Yokohama ; la nuit va nous prendre, une nuit sans lune, et comment nous tirerons-nous d’un aussi long retour, dans l’obscurité, par des sentiers si mauvais pour nos petits chars, et avec des coureurs fatigués n’y voyant plus…



En attendant qu’on nous montre cette relique des reliques, continuons tout de même de regarder.

Les objets sont clairsemés sur des étagères, bien loin les uns des autres comme par un excès de déférence, et cachés derrière des petits rideaux en soie lamée d’or qui tombent en poussière.

Voici encore des armes, des arcs, des flèches, ornés de chrysanthèmes d’or, de cigognes d’or ; puis des casques de guerre et des collections de masques.

Des masques qui sont des chefs-d’œuvre de hideur et d’épouvante : figures terreuses, convulsionnées par des rires horribles, ayant une vie intense dans leurs yeux de verre ; figures de vieux cadavres affamés de chair vivante. Un surtout, un des plus anciens, qui appartenait au souverain prêtre Yoritomo (XIIe siècle) nous glace de son regard effroyable et de son rire. Ses traits ne sont pas japonais ; il ressemble à Voltaire, à un Voltaire déterré et macabre ; son expression est d’une ironie triomphante, comme après quelque chose d’atroce qu’il vous aurait déjà fait ou qu’il méditerait de vous faire avec la certitude de réussir…

Tout est tellement disséminé, dans cette sorte de musée poussiéreux, qu’il semble d’abord y avoir très peu d’objets. — Dans un dernier recoin, des vases grossiers, de forme inconnue, des choses primitives dont on ne sait pas l’usage… À quelle époque doivent-ils remonter ces débris, pour avoir des aspects si rudes dans un pays où le raffinement des formes et de la matière date déjà de quelques milliers d’années !



Enfin, elle est ouverte, la loge qui renferme les reliques de l’impératrice guerrière, — et nous y entrons, précédés de deux bonzes. — Presque rien, dans ce compartiment ; tout seuls sur une planchette, ses grands étriers, ses étriers de combat rappelant ceux de quelque chef arabe de nos jours ; — et puis, derrière un rideau, la boîte, — la boite qui renferme sa robe !

Mais il ne fait déjà plus bien jour dans cette loge, pour une pièce blanche de plus, on va nous faire voir cela dehors, les bonzes vont emporter ce coffre, à deux, comme un cercueil.

Sur l’esplanade, où donne encore le soleil couchant et où passent des rafales d’un vent froid, la boîte est déposée, ouverte, — et on en retire un paquet long, enveloppé d’un linceul de soie blanche…

… J’attendais quelque étoffe lourde et magnifique, chamarrée d’or et de pierreries, qu’on me montrerait lentement avec des précautions extrêmes, — et je reste saisi devant une masse diaphane, de nuance pâle et neutre, que le vent déploie d’un seul coup, me lance presque au visage, — et d’où se détachent, s’échappent des flocons soyeux qui s’éparpillent sur l’esplanade triste, — comme si la chose avait l’inconsistance d’un nuage.

Trop de vent ici, en vérité, pour une si précieuse relique qui, au moindre contact, se déchire et s’émiette. Les bonzes l’emportent encore, toute flottante et légère, sous la véranda du temple, à l’abri de la muraille en bois de cèdre.

C’était presque une déception à première vue ; mais, en regardant mieux, on reconnaît là une bien extraordinaire toilette, d’un raffinement souverain. La robe est à grande queue, à grandes manches pagodes, à haut col droit, — un peu évasé pour encadrer la tête, à la manière des fraises Médicis. Elle est faite de sept doubles d’une fine mousseline de soie, superposés, tous de nuances différentes, et laissés libres d’ondoyer séparément dans la longueur de la traîne. L’étoffe de dessus, qui jadis était blanche et que le temps a rendue d’une couleur de vieil ivoire jauni, est semée d’oiseaux envolés (grandeur de moineau à tête de dragon), très espacés dans leur vol fantastique, les uns verts, les autres bleus, les autres jaunes ou violets. La deuxième étoffe est jaune, la troisième bleue, la quatrième violette, la cinquième vieil or, la sixième verte, — toutes parsemées d’animaux étranges et différents qui volent à tire-d’aile. La dernière, enfin, celle de dessous, celle qui touchait et enveloppait le corps d’ambre de l’impératrice, est violette, semée de blasons impériaux — qui sont des enroulements de chimères. Ces broderies ont été faites avec un art si léger, qu’elles restent transparentes comme la gaze qui les porte ; le temps en a effacé les teintes premières, qui devaient être déjà atténuées, très discrètes ; aussi l’ensemble est-il vaporeux, changeant, incolore, grisâtre comme une fumée.

Pauvres belles robes ! Par le bas, elles sont tout effrangées, tout en lambeaux ; l’étoffe cède sous les doigts, se pulvérise, — et le vent l’emporte. Mais il s’en dégage encore un parfum de musc et de vétiver, presque une senteur de toilette féminine, et, en respirant cela, je perds un instant la notion effroyable des dix-sept siècles qui me séparent de cette impératrice. C’est d’ailleurs, en soi, une impression saisissante, que de regarder de si près au grand jour, de toucher et de sentir une vraie toilette de cette créature légendaire, qui vivait comme une déesse, inaccessible et invisible, voilée même au milieu des batailles, — et à une époque si lointaine, si inconnue, alors que nos ancêtres gaulois secouaient à peine leur sauvagerie des forêts.

Pauvres belles robes ! À présent qu’on les montre à tout venant pour quelques pièces blanches, il est probable qu’après avoir traversé tant de siècles, elles ne verront pas la fin de celui-ci.

Peut-être, depuis un nombre incalculable d’années, n’étaient-elles pas venues, comme ce soir, au grand air et au vent du dehors ; n’avaient-elles pas revu, du haut de l’esplanade de ce temple, le soleil couchant et les perspectives fuyantes de l’avenue de cèdres ?

On les replie avec assez de soin, on les renveloppe dans leur blanc linceul de soie… Vraiment, il manque des mots dans nos langues humaines pour exprimer la mélancolie et le mystère de ce site où se passe cet ensevelissement de robes ; des mots pour rendre ce silence d’abandon, ce vent froid d’un soir d’automne passant sur cette haute terrasse, — et, à nos pieds, cette longue vallée verte où fut une ville, et ces jardins déserts d’en bas, et ces étangs de lotus…



Il ne reste plus au-dessus de l’horizon qu’un dernier bord de soleil jaunâtre, quand nous nous asseyons dans nos chars-à-bras pour repartir. Au crépuscule, nous refaisons en sens inverse la même route que ce matin, à travers les mêmes rizières, entre les mêmes chaînes de petites collines nous bornant la vue, dans le même dédale de petites vallées.

Le ciel achève de se couvrir d’un grand nuage tout d’une pièce qui tombe comme un voile, et une ondée passe sur nous, mouillant les feuillages jaunis, accentuant cette senteur de novembre qu’exhalent le sol et les plantes.

C’est la saison du seul fruit qui, au Japon, mûrisse en abondance : le kaki, semblable à une orange un peu allongée, mais d’une couleur plus belle encore, lisse et brillant comme une boule en or bruni. Tout le long du chemin, nous rencontrons des arbres qui en sont chargés à profusion.

Beaucoup de choses, dans ces campagnes japonaises, rappellent notre automne de France ; çà et là des pampres rougis qui retombent, des branches qui se dépouillent, et, dans l’herbe trop haute qui va mourir, des fleurs violettes. — Ici comme chez nous, elles sont presque toutes violettes, les fleurs d’arrière-saison : des bleuets violets, des scabieuses, des campanules refleurissant au bout des tiges, — et d’autres de même nuance, mais d’espèce inconnue.



Tandis que nous regardons en bas les plantes et les mousses, une déchirure se fait au voile crépusculaire gris qui couvre le ciel, et, dans cette trouée, tout à coup, très haut au-dessus de ces petites montagnes, de cette petite nature mignardement triste qui nous entoure, nous avons l’apparition quasi fantastique du Fusiyama, le géant des monts japonais, le grand cône régulier, solitaire, unique, dont on a vu l’image invraisemblable reproduite sur tous les écrans et sur tous les plateaux de laque ; il est là, dessiné en traits d’une netteté profonde, surprenante, — avec sa pointe blanche trempée dans la neige, dans le froid des espaces vides. Nous ne pensions plus à lui, et, au premier moment, nous avons presque peur de voir une chose extra-terrestre, une chose appartenant à quelque autre planète qui se serait brusquement rapprochée.

Comme, avec la nuit de novembre, tout prend des airs désolés ; comme nous nous sentons plus dépaysés et perdus que ce matin, entre ces collines qui se resserrent, dans ces espèces de vallons étroits où nous passons toujours enfermés et sans vue, incapables de reconnaître la direction de notre course. Du noir se répand partout, envahit les bois, et un froid humide semble monter de la terre avec la senteur des feuilles tombées. — Il gagne toujours, ce noir, et maintenant les petites boules d’or des kakis paraissent attirer et concentrer en elles tout ce qui reste de lumière mourante. Dans les bouquets d’arbres, dans les vergers, seules ces boules d’or continuent de se détacher, encore éclatantes sur le fond assombri et confus des verdures.

À tous les carrefours des chemins, les bouddhas de granit, alignés toujours par cinq ou six, avec leurs colliers de perles et leurs bavettes d’enfant en drap rouge, prennent de plus en plus des mines malfaisantes de gnomes. Il y a des fonds de vallée, des recoins fermés, qui étaient riants ce matin et qui sont sinistres ce soir, tout noyés d’ombre, qui semblent des repaires pour les mauvais Esprits de ce pays si étrange où nous ne savons rien comprendre.



Aux dernières lueurs de ce crépuscule, nous faisons halte devant une pauvre maison-de-thé, isolée au bord d’un chemin creux. Une jeune fille, rieuse et mignonne, qui est là toute seule, allume les bougies de nos lanternes rondes et nous vend, en éclatant de rire, des bonbons poivrés blancs et roses, pas frais, entamés par les mouches.

Puis, la nuit nous prend tout à fait, la nuit épaisse, sans étoiles. Nos coureurs nous roulent vite tout de même, les uns tirant, les autres poussant, avec des cris parfois pour s’exciter, et nous nous engourdissons dans une espèce de sommeil, ayant très froid.

Seconde halte, bien longtemps après, vers dix heures, dans une autre auberge où nous descendons pour nous chauffer une minute à un brasier, en compagnie de pauvres hères de mauvaise mine, et où nos coureurs se font servir des bols de riz.

Encore une heure de route, cahotés dans la nuit noire.

Puis enfin, devant nous, de longues files de gaz commencent à briller, et des bruits lointains de civilisation, de machines, des sifflets de chemin de fer, éclatent comme une ironie dissonante au milieu de ce rêve de vieux Japon qui nous hantait depuis la ville morte.

Nous arrivons. C’est Yokohama, le grand capharnaüm moderne, le Japon nouveau, improvisé sur les débris de l’ancien.

Alors nous sentons combien, tout à l’heure, au milieu des reliques et des masques de ce temple, nous étions loin dans le passé, — dans un passé plein d’énigmes dont le sens est à jamais perdu.