Impressions d’un Japonais en France./Introduction

IMPRESSIONS D’UN JAPONAIS
EN FRANCE

Les Japonais en France ! L’Orient visitant l’Occident ; — la civilisation de l’extrême Asie rendant hommage à la civilisation de l’extrême Europe ; — Myako saluant Paris ; — deux mondes se donnant la main ; — la race mongolique offrant l’accolade à la race blanche ; — le progrès universel commençant par la fraternité, par la grande fusion des idées ; — les frontières s’aplanissant ; — le globe devenant la patrie de tous les hommes : voilà les pensées que j’agitais l’autre jour pendant que l’ambassade japonaise s’installait à Paris.

Je me promettais de passer quelques bonnes heures avec les délégués de l’empire du Soleil Levant, comme je l’avais fait, il y a peu de mois, avec les ambassadeurs de l’Annam, lorsqu’une lettre sembla prévenir mon désir. La voici :


« Très-cher collègue,

« Vous êtes l’ami et le défenseur du peuple de Nippon ; — eh bien ! j’ai la bonne fortune d’avoir ce soir même chez moi un Japonais ! un docteur, un kami ! Mon domestique prépare en son honneur un monstrueux plat de riz ; je vous propose de partager le Japonais et le riz.

« Je vous attends. Tout à vous,

« Martial Combes. »


Une heure après, je pénétrais dans la demeure de Martial ; tout était préparé pour recevoir dignement l’étranger. Des coussins de soie brodés d’or étaient disposés çà et là avec une élégante symétrie et prenaient la place des chaises ; sur les étagères et les meubles en laque s’étalaient, dans tout leur luxe, des éventails, des potiches, des coupes en porcelaine, payés au poids de l’or ; plusieurs lanternes multicolores appendues au plafond menaçaient maladroitement les têtes un peu élevées, et pour que l’illusion de l’Orient parût encore plus complète, des parfums dont l’odeur prenait à la gorge brûlaient dans une sorte de cassolette. À la douce moquette qui couvrait d’ordinaire le parquet avait succédé un tapis en paille de riz grossier, mais exotique ; sur la table principale se déroulaient plusieurs cartes du Céleste-Empire et de l’empire du Soleil Levant, tout fraîchement apportées de Canton et de Nagasaki.

Mon ami me fit procéder au minutieux inventaire de ses richesses orientales.

— Et vous n’êtes pas au quart de vos surprises, me dit Martial avec une ineffable satisfaction, attendez la fin ! J’ai dévalisé les marchands de curiosités et ceux de comestibles ; — je suis ravi de mes trouvailles, mais j’ai la tête en feu, et mes jambes demandent grâce !

À peine commencions-nous à deviser que le domestique se précipita dans la chambre et nous annonça que le Japonais était au bas de l’escalier. — Grande rumeur. — Mon ami qui, dans son extrême fatigue, s’était laissé tomber sur un des coussins, se leva sans trop savoir où il allait, et se disposait à descendre pour accueillir son hôte, lorsqu’il songea qu’il compromettrait peut-être les lois de l’étiquette ; il revint donc gravement sur ses pas et attendit de pied ferme l’étranger.

Tout à coup la porte s’ouvrit : le kami, suivi d’un grand homme sec, entra gracieusement et nous salua sans affectation ; mon ami, qui s’attendait aux trois révérences japonaises dont les ouvrages ont tous parlé, avait commencé par se courber sur lui-même comme un arc prêt à se rompre ; avant qu’il eût le temps de reprendre sa position normale, le mandarin était à côté de lui et lui offrait amicalement la main ; Martial était loin d’avoir dressé ses plans dans la prévision d’une entrée presque américaine, et, toujours sous l’impression de la leçon qu’il avait apprise, il aventura une phrase de réception en usage au Japon.

À ce souvenir de sa patrie, le kami sourit et répliqua par une période à laquelle Martial ne comprit pas un seul mot. Mon ami était dans le plus cruel embarras ; — par bonheur, l’homme sec, qui n’était autre qu’un interprète, lui vint en aide et lui dit avec un sérieux imperturbable que l’illustre docteur Kouen-fou se félicitait de passer une soirée avec une personne qui savait parler le japonais et qui connaissait jusqu’aux locutions du pays. — L’embarras était devenu confusion. — Inutile d’ajouter que la lumière se fit et que mon ami ne tarda pas à penser qu’il aurait mieux fait de garder prudemment pour les Français sa formule de salutation japonaise.

Les coussins invitaient à s’asseoir ; le kami et son compagnon s’y installèrent avec aisance, tandis que Martial et moi nous agissions avec des précautions infinies.

Pendant que mon ami, par l’intermédiaire du drogman, posait à Kouen-fou des questions sur l’extrême Orient, je me mis à étudier la physionomie des deux visiteurs.

Je commençai naturellement par le docteur japonais.

C’était un homme d’environ cinquante ans, d’une taille moyenne et d’un embonpoint raisonnable ; il clignotait de petits yeux noirs d’une très-grande finesse et plissait une lèvre qui ne manquait pas d’une certaine ironie ; son teint était d’un jaune pâle, son nez largement épaté ; son front, fortement sculpté, avait quelque chose de grave qui révélait immédiatement l’intelligence. Son crâne à moitié rasé s’harmonisait singulièrement avec le reste de ses traits. Cet homme aurait perdu une grande partie du caractère vraiment remarquable de sa physionomie, si ses tempes avaient été ombragées par une forêt de cheveux. — La pensée dévore, dit-on, la chevelure. C’est peut-être pour avoir l’air de beaucoup réfléchir qu’on se fait raser au Japon.

Quant au drogman, — Hollandais d’origine, — c’était un long corps surmonté d’une tête maigre, osseuse, hardiment taillée ; au-dessous d’un nez mince et de dimensions peu ordinaires divergeaient deux moustaches roides, droites, peintes et passées à la gomme, qui venaient s’arrêter en pointe de crayon à peu de distance de deux grands yeux noirs, sévères, roulant dans un fond jaune et entre deux paupières de couleur bistre. Le domestique ayant solennellement annoncé que la table n’attendait que les convives, Martial dit au mandarin, avec une périphrase élégante, que le […] à l’œil si pénétrant, au sourire si fortement empreint de malice, à la parole si aisément sarcastique.

Je résolus d’entrer dans son âme par l’intermédiaire du drogman.

Ce grand homme froid avait, jusqu’à la fin du repas, occupé une place secondaire parmi nous. Son cerveau nous semblait fait pour convertir le japonais en français et réciproquement. Quant à son esprit, à tort ou à raison, nous le jugions d’une parfaite nullité. — Les malheureux interprètes sont partout considérés comme des instruments qui doivent rester muets lorsqu’on ne veut pas en faire vibrer les notes.

Naturellement toute notre attention s’était concentrée sur Kouen-fou, et le drogman eut fort risqué de demeurer jusqu’à la fin dans l’ombre, si l’idée ne m’était pas subitement venue de le faire servir à mes projets.

« Ce personnage, pensais-je, doit avoir une dose quelconque de vanité : Il faut appuyer sur cette corde sensible ; sa longue intimité avec Kouen-fou lui a probablement fait pénétrer plus d’un secret qui ne nous serait jamais directement dévoilé ; — la société l’invite sans doute rarement à la conversation. Ma démarche officieuse l’éblouira et le jettera tête baissée dans le piège. »

Après ces réflexions, je me tournai vers l’interprète, l’entraînai à l’écart et lui fis cette ouverture :

— En vérité, monsieur, vous nous rendez jaloux ! Votre connaissance parfaite de deux langues si diamétralement opposées nous fait rougir de notre ignorance ! Charles Quint l’a dit : On est autant de fois homme que l’on sait de langues différentes. Je salue en vous, monsieur, le citoyen du monde entier. Combien vous nous surpassez !

À cet exorde, l’interprète répliqua par une phrase banale de modeste remerciement pour la bonne opinion que j’avais de lui et par un sourire que j’accueillis comme d’excellent augure.

Les esprits supérieurs se défient des louanges.

Mon homme, au contraire, charmé de mes éloges, devint moins avare de paroles, je l’attirai sur le terrain de la Chine et du Japon, et l’interrogeai sur ses premières relations avec Kouen-fou.

Je tins alors à piquer son amour-propre ; je le pris comme juge, et lui demandai quel était, à son avis, la valeur réelle du kami.

— Kouen-fou, me répondit-il, est un lettré fort distingué : il voyage en Europe pour étudier les mœurs ; il dresse un journal exact et circonstancié de ses impressions, et son mémoire aura, sans doute, l’insigne honneur d’être publié dans la gazette de Myako.

— Et vous avez probablement lu, repartis-je, ce précieux manuscrit ?

— Nullement, Kouen-fou le surveille de près, et le tient prudemment éloigné de tous les regards.

— Ah ! lui dis-je, je vous crois trop dans l’intimité de Kouen-fou pour supposer qu’il vous refuserait de vous le communiquer si vous en manifestiez le moindre désir.

— Je l’ignore, balbutia le drogman, qui, d’une part, ne voulut pas trop s’avancer, et, de l’autre, craignait de se déprécier à mes yeux.

— Allons, repris-je avec assurance, pour l’honneur de l’Europe dont vous êtes un des plus dignes représentants, je ne doute pas que votre habileté ne puisse triompher des scrupules d’un Japonais. Quoi ! un manuscrit où nos compatriotes sont mis en scène serait écrit chez nous et franchirait la frontière clandestinement sans nous dire ce qu’il contient à notre adresse ! Non pas. Les choses ne se passent plus ainsi. Vous voudrez savoir, monsieur, si notre affectueuse hospitalité est payée de reconnaissance ou d’ingratitude, si ce philosophe au sourire narquois n’est pas un de ces dédaigneux retardataires qui proclament démence notre belle civilisation, et qui raillent ce qu’ils sont incapables d’apprécier ; vous voudrez enfin juger avec votre esprit éclairé le talent littéraire de Kouen-fou et sa profondeur philosophique.

— Je vous promets, monsieur, répliqua l’interprète, que si l’occasion favorable se présente…

— Les occasions, monsieur, on les crée ; un homme tel que vous les fait naître à volonté ; avant peu, vous nous montrerez le manuscrit dont vous voudrez bien, à titre d’ami, nous faire une lecture en petit comité ; — l’ouvrage lu, tout rentrera dans l’ordre, et Kouen-fou ne soupçonnera en rien notre innocent larcin. Souvenez-vous de cette vérité que Shakespeare attribuait méchamment aux maris : Celui à qui l’on prend un objet dont il n’a pas besoin, tant qu’il l’ignore n’a rien perdu.

— Je vous jure, me dit gravement l’interprète en me serrant la main, que je ferai tous mes efforts…

— Votre parole équivaut à la réalisation de mes souhaits, répliquai-je. Maintenant je ne forme plus qu’un vœu. Puis-je, dans trois jours, compter sur votre présence à un raout intime que je me propose d’offrir aux convives de mon ami Martial ? Nous nous vengerons de l’absence probable du requin au gingembre, sur le champagne et le johannisberg ! Aimez-vous le champagne ?

— Sans nul doute, répondit l’interprète, c’est le seul vin qui rappelle à l’étranger la gaieté pétillante des Français. Le champagne, c’est un peu le symbole du caractère de vos compatriotes.

Mon invitation fut acceptée. Le lendemain, je courus chez un négociant d’Aï, et fis expédier chez l’interprète trois paniers de champagne du meilleur cru. Pour voiler mon empressement, qui avait le droit de paraître suspect, j’alléguai un motif absurde qui trouva fort heureusement crédit. Tant il est vrai qu’il n’y a pas de place imprenable lorsqu’on sait y jeter des pièces d’or !

Trois jours après, je fis à mon tour des préparatifs de réception. — Je plaçai dans un coin de mon salon un paravent élevé qui se mariait si naturellement au plafond et aux murailles qu’on eût dit une véritable cloison. Du papier et de l’encre furent disposés sur une table, à l’abri derrière le mur improvisé, et un sténographe dont je connaissais l’habileté se mit en mesure de s’y installer.

À l’heure indiquée, Kouen-fou et l’interprète entrèrent chez moi. Ma tactique diplomatique avait réussi pleinement. Le manuscrit du Japonais était enfoui dans la poche du fidèle drogman ; il ne s’agissait plus que d’éloigner le kami, de le séparer de celui qu’il appelait sa bouche française. D’un côté, je ne voulais pas m’exposer à le laisser retourner seul chez lui, où la fantaisie aurait pu lui venir d’inscrire sur son journal les impressions de la journée. De l’autre, nous reculions devant l’acte quasi dramatique de troubler l’intelligence de l’excellent mandarin en le forçant à des libations inaccoutumées.

Tout à coup un jet de lumière vint à la pensée de Martial, il fut décidé que Kouen-fou serait entraîné par l’un de nous dans un concert, tandis que l’autre entendrait la lecture.

L’affaire ainsi réglée, le hasard voulut que mon ami fût le compagnon du Japonais ; le drogman allégua un mal de tête qui réclamait impérieusement le repos. J’invoquai un motif non moins vraisemblable, et tout se plia à nos désirs.

Dès que la voiture qui emportait nos amis nous eût lancé le bruit de son dernier roulement, je priai le drogman de sortir son manuscrit, ce qu’il fit sans hésiter. Il commença la lecture d’une voix grave et basse. Je prêtai alors une oreille attentive, et je saisis dans l’air un léger frôlement de papier, et, de temps à autre, le faible murmure d’un grincement de plume. — Bien, pensai-je, mon homme est à l’œuvre. J’ai, dis-je alors en m’adressant à l’interprète, l’infirmité de n’entendre que les paroles prononcées assez haut. Pourriez-vous élever votre voix d’un demi-ton ?

L’interprète souscrivit à ma prière. Le sténographe ne perdit pas un seul mot, et, le lendemain, j’avais entre les mains l’ouvrage suivant, auquel j’ai malheureusement fait subir en plus d’un endroit des mutilations. Il le fallait, Kouen-fou est un philosophe très-hardi !