Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 1

I

SOUVENIR DE JEUNESSE

Si la patrie est, comme on le prétend, l’endroit où l’homme naît, — je suis Chinois, car ma mère me mit au monde dans un bateau amarré à la rive de Changhaï ; mais si la patrie est bien plutôt le pays où l’on a pour la première fois aimé, — je suis Japonais.

En deux mots, voici l’histoire de ma jeunesse. Je naquis légèrement contrefait, — mes jambes menaçaient de se croiser à la hauteur des genoux, et mon père, en bon patriote, résolut de se débarrasser de moi.

— Nous avons déjà, dit-il à ma mère en me portant au-dessus des flots, cinq enfants dont nous ne savons que faire ; je prends Dieu à témoin que je n’ai pas demandé celui-ci ; au reste, n’en parlons plus… Il m’allait lâcher, lorsque ma mère m’arracha de ses mains, s’enfuit et parvint à me tenir caché à tous les regards dans un petit bateau du voisinage, qui fut le théâtre de mes premières années.

Grâce à des bandelettes fortement serrées, mes membres se redressèrent, et, en dépit de mon affreuse situation, la nature le voulant, je grandis et ne demandais qu’à vivre.

Tout ceci me fut conté par une vieille femme, lorsque j’avais cinq à six années.

Je fus élevé à fond de cale jusqu’à l’âge de trois ans, considérant comme un frère un grand singe qui fut ma première joie et ma première douleur. Mon compagnon vendu, je perdis la gaieté et la réflexion me vint. Dans ma faible intelligence, je compris que, puisqu’on m’avait ravi mon meilleur ami, le monde ne se bornait pas à une maison de bois flottante, et je commençai à être dévoré du désir de connaître.

Profitant de l’absence de ma mère, j’eus l’audace de faire une sorte d’échafaudage de paniers et de barils qui me permit de gagner le pont du bateau. Ce jour fut pour moi celui de la découverte du monde. Les nombreux navires, les maisons se dressant du milieu des bouquets d’arbres, les campagnes déroulant leurs espaces infinis, qui se présentèrent alors à ma vue, me firent une impression profonde. Le ciel, dont j’entrevoyais pour la première fois la voûte immense, me ravit par sa sublime splendeur, et la révélation soudaine d’un être souverain pénétra mon âme. J’ai souvent pensé depuis, par comparaison, que les prisons, ou, ce qui revient à peu près au même, les arrière-boutiques et les carrefours menaient, fatalement à l’athéisme, tandis que la vue des champs inspirait là religion. Deux années de misère s’écoulèrent ensuite, sans que je puisse me rappeler les événements qui signalèrent ma vie. — Un jour, à la place de ma mère, je vis apparaître une femme âgée dont j’eus peur : — Sois sage, me dit-elle en s’efforçant de me calmer, ta mère te voit sans cesse du haut du ciel. — Bien ! répondis-je dans l’ignorance où j’étais de toutes choses, je vais la regarder aussi !

Quoique à peine âgé de huit années, je pris une courageuse résolution et formai le projet de m’évader. Je n’avais pas à craindre la surveillance de la vieille femme, qui ne m’apportait ma nourriture qu’à de rares intervalles. Mais ce qui m’effrayait, c’était la pensée de me trouver face à face avec les hommes, que je me suis de bonne heure habitué à considérer comme les êtres les plus sérieusement redoutables de la création.

Prenant modèle sur les matelots qui faisaient mouvoir leur canot avec des pagaies, je lançai à la rivière un tonneau vide à moitié défoncé, je m’y laissai tomber, et, agitant une perche à la surface de l’eau, je vis bientôt ma barque improvisée partir à la dérive. Mon premier mouvement fut de me réjouir de ma belle manière d’avancer, mais le péril auquel j’étais exposé me frappa bientôt, et j’en eus apparemment si bien la conscience, que je me blottis au fond du tonneau et fermai les yeux.

Tout à coup, un craquement épouvantable se fit au tour de moi, — l’eau envahit de toutes parts ma chaloupe et m’emporta violemment. Lorsque je sortis de l’engourdissement dans lequel m’avait plongé ma subite immersion, j’étais entouré d’un groupe d’hommes aux visages pâles qui reçurent mon premier regard par des cris de joie dont le bruit me causa une horrible frayeur. On m’apaisa et je fus bientôt sur pied. Je me trouvais dans un navire déployant de larges voiles au vent et voguant sur une masse d’eau qui ressemblait étonnamment au ciel bleu ; — je sus plus tard que j’avais été recueilli par un bâtiment hollandais qui cinglait vers le Japon, et qu’après Dieu, je devais la vie aux matelots européens.

Mes nouveaux compagnons me traitèrent d’abord avec compassion ; pourtant, comme il est admis que tous les services se payent, ils m’obligèrent à des travaux fort pénibles, et, après m’avoir sauvé, ils m’auraient volontiers fait mourir sous leurs coups, si le bonheur n’avait pas voulu que notre vaisseau jetât l’ancre dans la baie de Nagasaki, à côté de Désima.

Comme chacun sait, Nagasaki est une grande ville japonaise qui ouvre depuis longtemps son port aux Chinois et aux Hollandais. Les Chinois y sont méprisés, mais à peu près libres ; les Hollandais y sont plus honorés, mais gardés à vue. On commerce avec eux, parce que, d’une part, les usages le commandent ; de l’autre, les traités. Les Japonais n’en agissent pas moins avec une extrême réserve à l’égard des étrangers, et leur prudence ressemble assez à celle de l’honnête homme qui se voit dans la nécessité de commercer avec des gens d’une probité suspecte. Aujourd’hui, notre empire est à la veille d’une inévitable dissolution ; — son isolement faisait sa force, et si les Européens mettent une fois leur pied gangrené sur son sol vierge, la pauvre contrée se corrompra comme le reste des mondes civilisés. — Si j’étais souverain d’un peuple honorable, je me garderais bien de livrer mes sujets au contact empesté d’hommes qui se font du vice et du parjure un marche-pied.

Désima, où sont parqués les Hollandais, n’est qu’une prison travestie, dont les habitants ont au moins la consolation d’entasser des millions, tandis que moi, pauvre enfant, au service d’une trentaine de mauvais drôles, je ne faisais qu’avancer plus avant dans l’infortune. — Grâce à mes yeux obliques et à mon teint jaunâtre, je trompai la vigilance des gardes japonais et me perdis au milieu de la foule dans les rues de Nagasaki.

Mon éducation allait commencer : un marchand de laque me reçut dans sa boutique et m’y employa.

J’appris chez mon premier patron, qui était pour tant fort honnête, que le commerçant doit plus compter pour s’enrichir sur la crédulité des acheteurs que sur la supériorité des produits.

De l’échoppe du marchand de laque je passai au service d’un ottona, sorte d’officier de police, chez lequel je ne tardai pas à savoir que les maîtres de la justice se permettent à eux-mêmes certains petits larcins qu’ils répriment hautement chez les autres.

Enfin je compris plus tard, en étant secrétaire d’un prêtre de Bouddha, que les autels sont pour les bonzes une scène où ils se garderaient bien de jouer leur rôle s’ils n’y trouvaient pas le moyen d’y exploiter la crédulité du public.

Bref, après avoir été serviteur, commis et secrétaire de pontife, j’entrai, en qualité d’aide, chez un savant qui connaissait à merveille les langues européennes et le système politique du monde entier, mais qui n’avait jamais pris le temps d’étudier son propre pays et les mœurs de ses compatriotes ; — sa bibliothèque enrichit ma mémoire et fit de moi un sujet de beaucoup d’espérance ; par malheur, mon maître avait une fille dont il ne s’occupait pas assez et dont je m’occupais beaucoup trop ; l’amour me parut être digne d’une étude approfondie, et je fis si bien que je fus outrageusement mis à la porte.

En proie aux plus vives douleurs, j’allai sur le bord du rivage contempler l’eau, en me demandant s’il ne serait pas sage de chercher le calme éternel dans ses abîmes, lorsqu’un personnage singulier, comprenant sans doute les pensées qui s’agitaient dans mon âme, me frappa sur l’épaule et me dit :

— Tu veux mourir ! Je ne t’en blâme pas. Le grand Être le permet, car il nous a donné des armes pour nous détruire. Seulement le devoir nous commande de ne pas déplaire à nos semblables, et ton corps, en corruption sur ce rivage, pourra nuire à tes frères et peut-être les faire périr ; tu n’as pas d’épée, en voilà une, mais arrange-toi de façon, en mourant, à ne pas obliger tes pareils à relever ton cadavre pour le déposer dans la tombe, car il serait injuste et égoïste de les inquiéter de ta chair. Agis comme bon te semblera, mais il est coupable, sache-le, de troubler en quoi que ce soit la quiétude des autres !

Ce raisonnement me sembla plus logique qu’étrange, et je résolus de vivre.

Trois mois après, je débarquais à Yédo. Je m’installai bravement sur le quai, criant à tue-tête aux passants que les pastèques que je vendais surpassaient en saveur et en délicatesse toutes celles de mes confrères les débitants du même fruit.

Mon petit commerce me fit sortir de la grande misère ; mais, peu désireux de continuer à rétrécir mon intelligence en grossissant ma bourse, je tentai de rentrer dans une voie moins diamétralement opposée à mes goûts.

La science me plaisait. Je frappai à la porte d’un lettré, grand docteur, qui était en quête d’un secrétaire ; je lui posai ma demande, en n’omettant rien de ce qui pouvait l’éclairer sur ma vie, et en lui racontant franchement l’embarras dans lequel je m’étais trouvé. Je lui fis entendre que j’en savais plus qu’il ne fallait pour remplir dignement les humbles fonctions de secrétaire, et je pensais être sûrement agréé.

— Mon ami, me dit-il, vous êtes trop savant pour vous plier aux fonctions de scribe. Travaillez pour votre compte. Je me ferais, pour ma part, un cas de conscience de vous dérober aux lettres que vous pouvez servir en fervent disciple.

« Il peut se faire, pensai-je, que les docteurs préfèrent des apprentis aux demi-savants ; — les lettrés sont d’humeur chatouilleuse, et il est notoire que la lumière blesse plus les yeux que l’obscurité. À ma prochaine tentative je serai franc sur mon existence passée, mais je n’annoncerai que des connaissances élémentaires. »

Je me tins parole, et, l’occasion se présentant, je fis un récit circonstancié de l’histoire de ma jeunesse et donnai comme fort peu pesant mon bagage scientifique.

— Mon ami, me répondit-on, vous racontez à merveille et votre histoire est palpitante ; vous êtes du petit nombre de ceux qui savent charmer l’esprit et le cœur. Vous m’intéressez vivement ; vous avez de l’intelligence, mais pourquoi faut-il que vous ne soyez pas assez instruit pour pouvoir être un secrétaire utile et l’homme qu’il me faut !

« Bien, me dis-je, il faut changer nos plans. La vérité ressemble au soleil, elle éblouit. »

J’allai chez un brocanteur, qui m’habilla de la tête aux pieds, et fis une pause de deux heures chez un barbier, qui me frotta, me poudra, me huila si habilement que j’eus peine à me reconnaître en me plaçant devant une glace. J’achetai une paire de belles lunettes vertes qui donnaient à ma physionomie une superbe gravité.

Sans plus tarder, je me dirigeai au hasard chez un des deux lettrés qui m’avaient si honnêtement éconduit.

Je fis une entrée solennelle et fus reçu avec force salutations.

— Je viens auprès de vous, dis-je d’une voix assurée, parce que vous êtes le plus grand savant de toute cette région. Il vous faut un secrétaire et je brûle du désir de me réchauffer aux rayons de votre esprit. Je suis fils d’un docteur dont les ancêtres ont été très-fameux dans les lettres. Je lis le tibétain à livre ouvert et la langue aïno m’est assez familière. Mais tout cela n’est rien auprès de votre surprenante érudition.

Trois minutes après j’étais enrôlé secrétaire. J’en conclus que flatter, c’est réussir.

De l’infime position de subalterne, je m’élevai, en passant des examens successifs, à la dignité de docteur ; je rasai ma tête et, dès lors la préséance me fut accordée dans les assemblées.

J’aime mon pays, mes concitoyens, mon devoir. Je fais le bien par instinct et non par politique. En résumé, je serais heureux, si quelque divinité cruelle n’avait pas jeté dans mon âme le germe d’une insatiable curiosité et d’une dévorante passion de voyage.

En vérité, c’est un principe sage que celui qui prescrit d’étouffer le feu de ses désirs. Le voyageur ressemble au conquérant et au fumeur d’opium. Rien ne peut assouvir ses penchants ; plus il a vu, plus il veut voir.

Le potentat belliqueux qui prend aujourd’hui une province en voudra demain prendre deux, et le fumeur d’opium qui aspire la première bouffée de narcotique signe son arrêt de mort aussi sûrement que le conquérant le malheur de ses sujets, et le voyageur le sien propre.

L’Être souverain du bien n’a certes pas inventé les navires ; je vois là l’œuvre d’un dieu du mal ; l’existence du voyageur est anormale. L’homme n’est pas fait pour vivre sans toit et errer à travers le monde sans amitié et sans famille. La vie ne doit pas être une course par monts et par vaux, mais une promenade dans une petite plaine uniforme. C’est être fou que de chercher le bonheur dans la fièvre, et le voyageur ne le cherche pas ailleurs.

Le véritable bonheur est là où on le soupçonne le moins, et celui qui se confine dans la plus grande obscurité me paraît en être moins loin que le téméraire qui, en voulant agrandir son âme, la ronge et la torture.

La réflexion est une lame de fer rouge qui laboure l’esprit, l’agrandit et l’ulcère.

Les profonds penseurs ont pour la plupart sur le front et dans les yeux l’empreinte des mille douleurs qui se déchaînent dans leur cerveau tumultueux : tout grand penseur qui n’arrive pas à une sorte d’extase béate et stupide est d’une subtilité satirique et démoniaque. Il n’y a pas de milieu. Il faut être saint et martyr, ou démon et souverain.

La révélation du monde tel qu’il est montre presque partout au pinacle le crime adroitement conçu posant ses deux pieds implacables sur la vertu. Le roi terrestre, c’est la ruse. La réflexion que donne la science, c’est le mal ; l’ignorance, c’est le bien.