Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 9

IX

L’HISTOIRE DE FRANCE

(Suite de la lettre de Kouen-fou.)

« De la politique vivante je passe à l’histoire, qui est la politique des morts. Voici, à larges traits, le récit des événements qui ont fait des Français un des premiers peuples du monde. Il y a mille ans et plus, née dans les parages du nord de la Germanie, une horde de sauvages émigre en France, tuant, saccageant, pillant ; c’était justice, elle s’annonçait en peuple régénérateur. Les habitants du pays, victimes de ce fléau, se disent qu’en présence des tremblements de terre, des épidémies et des barbares, on se soumet et l’on ne combat pas. Sacrifiant leurs rancunes à la paix, ils vont même au-devant des étrangers qui ont dévalisé leurs campagnes, brûlé leurs forêts, renversé leurs dieux et enlevé leurs femmes ; — ils offrent leurs filles aux nouveaux venus. Ceux-ci répondent qu’ils n’ont que faire d’accepter ce qu’ils peuvent prendre… Les pères se voilent la face avec leur barbe et demeurent ainsi quelques minutes profondément humiliés de la honte de leurs familles.

« Un des plus anciens chefs de la France fut un nommé Ho-Huis (Clovis ?). Ce maître guerrier avait, à l’imitation de tous les héros de ce monde, une conscience très-dilatable ; il était profondément égoïste ; aussi l’histoire ne manque pas de le regarder comme un très-honorable personnage ; c’est la loi. On met d’ordinaire la guerre au service de la religion ; ce diable d’homme eut la singulière idée de mettre la religion au service de la guerre. Se voyant un jour entouré de vingt gaillards qui pointaient sur lui leurs javelots, il apostropha ses dieux et leur dit : « Vous ne valez absolument rien ; me voilà dans une situation déplorable ; vous allez bien rougir, je vous renie. Désormais, je n’aurai qu’un seul Dieu. Allons ! grande Divinité que je prie pour la première fois, aidez-moi à triompher des ennemis ; faites en sorte que tous leurs corps soient la proie des vautours ; montrez-vous reconnaissante de ce que je veuille bien vous adorer ! » Ce qui fut dit fut fait… Depuis ce temps, les Français et tout le reste des Européens n’oublient jamais d’implorer ce même Dieu lorsqu’ils veulent tuer glorieusement les gens.

« Les enfants et les États qui se forment ont tous la gourme. La France l’eut ; c’était naturel. En fait de coups de poignard, d’empoisonnements, de grandes et de petites lâchetés, ce pays n’a rien à envier aux autres puissances. Sous les premiers rois, la monarchie fut en guerre ouverte avec les grands seigneurs du voisinage. On se tuait, on s’écharpait de la plus généreuse façon. Deux souveraines se mirent de la partie et s’en acquittèrent tout aussi bien que leurs maris. J’arrive à une suite de principicules qui chérissaient tellement le sommeil et toutes les voluptés, qu’un surnom les flétrit tous aux yeux de la postérité. Les derniers de ces rois avaient des serviteurs fort intelligents, qui se dirent à peu près ce que se répètent les gens du bas peuple dans ce royaume fictif dont parle le joyeux conteur Mazulapikoto : « Ils ont des bras, et nous en avons ; ils s’en servent pour caresser leur barbe soyeuse et leurs longs cheveux, tandis que nous, maudit soit la fatalité ! nous les employons pour retourner durement le sol ou pour faire des métiers dont souffre cruellement notre corps. Leur savoir est médiocre : ils ne connaissent ni les étoiles qui peuvent guider les marins, ni les sciences qui mettent sur la voie des découvertes ; ni les lettres, ni les arts, qui font aimer la vie et sont la gloire des empires. — Nous, l’expérience nous vieillit dès notre âge le plus tendre ; notre cerveau se bourre de sciences multiples, nous arrachons au ciel et à la terre tous ses secrets, et il nous faut courber la tête devant des maîtres ignorants ! Brisons avec une sotte et ridicule obéissance. L’esprit a ses droits. Pas de noblesse hormis celle de l’intelligence ! » Ils se tinrent tous ces discours, bas ou haut, je n’en sais rien ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que les derniers de ces rois eurent les cheveux coupés (fait exécrable en Chine et dans l’ancienne France), et furent enfermés dans un cloître où on leur enjoignit, en les raillant, de prier pour tous et en particulier pour ceux qui leur avaient facilité l’entrée du couvent. Il faut bien en conclure que de bonne heure les Français furent étrangement dégénérés, puisqu’ils trouvaient préférable de se placer sur un trône plutôt que d’adorer à tout jamais tranquillement leur Dieu, dans le calme absolu du monastère.

« Un des fils de ces maires du palais (c’était là le nom de ces ambitieux) fut le plus grand, le plus fort, le plus courageux guerrier de son temps. Cet homme, qui ne craignit ni la guerre, ni la religion, ni l’instruction, ni les femmes, est encore aujourd’hui considéré comme une sorte de divinité ; aussi lui a-t-on accordé une niche dans le temple des kamis.

« L’activité de cet illustre personnage se portait sur tout. Il fit couler beaucoup de sang pour civiliser, c’est l’usage ; il fit établir une école dans son propre palais ; ce n’est pas l’usage, mais n’importe. Il était au-dessus des hommes et naturellement des préjugés.

« On assure qu’il assistait lui-même aux leçons et se prenait d’une colère terrible lorsque les enfants des grands se laissaient devancer par les fils des pauvres. « L’État, disait-il, ne doit rien qu’à celui qui mérite par lui-même ; si vous n’apprenez pas à lire et à écrire, petits misérables, je ferai de vous des ouvriers et des manants. » C’était bien parler sans doute, et si tous les souverains mettaient en pratique cette belle théorie, il y aurait une infinité de grands-petits, suivant l’expression du docteur Magi-lapaki.

« Pour tout dire, cet estimable propagateur de l’instruction en comprenait surtout l’importance parce qu’il était lui-même d’une complète ignorance. « Par tous les diables ! disait-il quelquefois en se signant, je sais tuer un homme avec la dague, la rapière ou la grande épée ; je peux en fronçant le sourcil faire trembler toute ma cour, qui elle-même met en branle toute l’Europe… eh bien ! je ne pourrai jamais écrire deux mots et parler le latin aussi bien qu’un diacre. »

« Les successeurs de ce prince ne se signalèrent en général que par leurs défauts. Les uns pèchent par trop de douceur, les autres par trop de cruauté ; ceux-ci sont stupides, ceux-là vicieux. Bref, la famille n’étant plus jugée bonne à rien, un seigneur fort intelligent nommé Capet la jeta à bas et prit sa place. Je ne te rapporte que les faits d’une haute importance, je ne t’ai même rien dit d’une invasion venue du Nord et qui, semblable à celle des Aïnos, faillit révolutionner le pays. À l’époque où je suis arrivé, une préoccupation immense s’empara de tous les esprits ; un prophète avait dit : « Le monde durera mille ans et plus. » Voilà les bons Européens bien persuadés que la terre va disparaître du rang des astres. Chacun pleure, se désole, se frappe la poitrine et regarde le ciel pour voir si quelque implacable comète ne va pas, de sa queue, lancer le globe dans les abîmes sans fin de l’immensité. Note bien, très-cher docteur, que pendant ce temps la Chine, le Japon et toutes les autres parties du monde jouissaient d’une quiétude parfaite et ne songeaient nullement à une fin prochaine. Que ces peuples de l’Occident sont vains d’avoir supposé que les mystères de Dieu ne devaient être livrés qu’à eux seuls !

« Cette fâcheuse pensée engendra la paresse, et, comme toujours, la paresse eut pour enfants le meurtre, les vols, les exactions, les délits de toute nature. « Décidément, se dirent les sages, il faut purger l’Europe qui devient par trop bilieuse. Toute cette populace oisive s’altère, s’atrophie. L’eau stagnante se corrompt. Tranchons dans le vif, envoyons au diable toute cette horde inutile. » C’est ce qui fut fait ; un orateur fougueux enrégimente mendiants, prêtres et bandits. Tout cela part pour l’Orient. Les trois quarts se perdirent. On n’en entendit plus parler.

« En même temps, un guerrier bardé de fer, monté sur son palefroi, la lance au poing, la croix sur la poitrine, l’amour de Dieu dans le cœur, se met à la tête de quelques milliers de braves et part. Il veut empêcher qu’à l’avenir une vingtaine de pèlerins chrétiens ne soient insultés sur le tombeau du plus saint de tous leurs prophètes ; d’autres lui succèdent ; le courant est établi. L’Occident se déverse sur l’Orient. Plusieurs millions d’hommes sont sacrifiés à l’accomplissement de cette belle œuvre.

« Bon nombre d’années après, des souverains bien pensants se prirent à regarder derrière eux, réfléchirent à ce qui s’était passé et se dirent : « Voilà, en vérité, qui meuble avantageusement notre histoire, mais tout cela n’a pas le sens commun. Ces nobles expéditions ont tellement fait gémir nos finances qu’elles ne se relèveront peut-être jamais ; essayons pourtant de rétablir l’équilibre. Pressurons le paysan, imposons sa maison, sa fenêtre, son champ, sa charrue, son sel et son pain ! »

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« Je n’ai ni le courage ni le temps, savant docteur, de t’entraîner dans les mille péripéties d’une guerre de cent années que la France soutint contre l’Angleterre. Pendant un siècle les combats succédèrent aux combats, les crimes aux crimes. La perfidie plana au-dessus de la malheureuse contrée. Une femme qui ne savait ni lire ni écrire, qui rêvait en marchant et ne connaissait pas plus les hommes que les choses, une femme d’une intelligence très-médiocre, mais dont toutes les pensées s’étaient concentrées sur un seul point : « l’amour de la patrie, » partit de son village, imprima un incroyable enthousiasme plus par son assurance que par son habile commandement, alla droit aux Anglais, les épouvanta, les traqua, les défit ; puis fut misérablement brûlée vive alors que son patriotisme exalté devenait inutile. Cette histoire m’a remis en mémoire les aventures de la célèbre Touanhoung-yu, de l’empire d’Annam, et la singulière vie de la Chinoise Mou-lân. Ces trois remarquables existences, d’un bel exemple pour tous, prouvent une fois de plus que la femme sait racheter ses défauts par un grand cœur et par un dévouement immense.

« L’œuvre commencée par une femme d’âme expansive fut, pour ainsi dire, continuée par un homme qui excellait dans l’art de dissimuler. Le malin souverain, n’ayant plus à redouter l’ennemi du dehors, comprenait qu’un plus terrible encore était au dedans. Il abattit les seigneurs comme un bûcheron les grands arbres. La France, affranchie, rendue à elle-même n’avait plus ensuite qu’à prospérer.

« La lutte entre l’Angleterre et la France était assoupie — l’Italie devint la pierre de touche des convoitises. Un roi eut la malencontreuse idée de mettre le pied dans cette maudite botte. Il supposait qu’elle s’adaptait fort bien à sa jambe, mais il s’y blessa cruellement. Son successeur crut de son honneur de chercher aussi à s’en servir, il s’y meurtrit le talon et s’y pinça les doigts. N’importe, le brodequin parut si heureusement verni et si élégant que, depuis, plusieurs grands hommes ont voulu l’essayer. Était-il trop étroit ou trop large, je l’ignore. Je sais pourtant qu’ils ne l’ont jamais porté longtemps. Il n’est pas encore usé.

« Un beau jour, une centaine de Français à l’esprit chercheur et inquiet se disent : « Notre religion était jadis bonne, mais elle se fait vieillotte, épurons, protestons. Proclamons la déchéance de la foi que professent nos frères. Il en résultera deux choses : nous serons persécutés, ce qui nous rendra célèbres ; hommes illustres, nous deviendrons puissants. Plus de couvent, de confession et de messe ; prêtres, mariez-vous ; plus de papes, de robes rouges, de frocs et de privilèges ! » Voilà comment il se fit qu’une secte rivale s’éleva à côté du culte catholique. Un roi de France et surtout une reine en furent profondément affligés. « Ce n’est pas, se répétaient-ils à voix basse, que nous nous soucions beaucoup de la religion de nos pères ; seulement, qui n’est pas avec nous est contre nous. Un dogme nouveau peut amener un régime nouveau. Ces dissidents sont autant d’ennemis, de perturbateurs politiques qui n’aspirent qu’à nous renverser ; soyons bons catholiques, massacrons-les tous. »

« Prodigieuse erreur ! Chaque goutte sang qui tombe enfante un adversaire déclaré.

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« La monarchie avait les mains et le visage teints de sang ; elle se les lave, mais il n’en reste pas moins une trace indélébile autour de ses ongles ; sa robe était tachée de boue et frangée de loques, elle la relève fièrement sur ses hanches, revêt un habit de pourpre et d’or. La brave dame traînait souliers éculés et rapiécés, elle les jette au vent et chausse de brillants cothurnes. La voilà toute pimpante, rayonnant de loin, mais sentant la peste de près. Poëtes, écrivains, artistes, philosophes, guerriers, marins, ambassadeurs, princes, ne jugeant qu’avec les yeux, proclament divinité la femme caduque en belle humeur de jeunesse : « Sonnez, trompettes et clairons ! » Rien n’était beau comme ce temps-là ! La folie rendait tout le monde heureux.

« Tu le sais pourtant, Tsoutsima, la fortune peut être comparée à ces chapelets de kobangs retenus par un fil. L’orgueilleux qui se plaît à les faire jouer trop souvent entre ses doigts use le lien qui, venant à se briser, laisse fuir les pièces de monnaie. Ce qui tomba dans l’abîme en France, ce fut la monarchie. Maître bourreau, qui avait si souvent obéi à ses ordres, se mit à rire en la voyant en pleine détresse. Ce philosophe du couteau se dit : « Tant mieux ! à chacun son tour ! Je vais émonder la tête pour que la sève se répande dans le bas. Il y aura désormais moins de longues tiges, mais en somme plus de feuillage au soleil. L’arbre poussait trop en hauteur. Taillons, coupons, hachons ! Tous ces nobles y passeront. » Ils y passèrent en effet en grand nombre ; cependant beaucoup d’entre eux ressemblent à l’argonaute qui fuit au fond de l’eau à l’approche de l’orage. Ils se sauvèrent, mais revinrent ensuite. C’est à cette période de l’histoire qu’un jeune homme au teint blême, aux joues creuses, aux cheveux longs, — esprit vif, emporté, despotique, — imagination ardente et pourtant raisonnée, — cœur sec, volonté puissante, se fit un marche-pied des vertus républicaines et un trône de l’orgueil patriotique. Génie immense, ambition immense, gloire immense, défaite immense, telle est sa vie. Prodigieux fut ce fils de la fortune ! S’il eût vécu cinquante années souverain, et si la trahison n’avait pas semé sa route de périls, il se fut emparé du monde entier.

« Le héros renversé, petites gens blasonnées, marquis écussonnés, accoururent, boitant et essoufflés : les uns maigres et affamés, les autres cacochymes et idiots. La France se fit écrevisse : elle rétrograda. Les nouveaux venus voulurent décréter le renversement des institutions de celui qu’ils appelaient l’usurpateur, comme si le trône n’appartenait pas plutôt à l’homme assez habile pour le conquérir qu’aux nullités qui l’usurpent par droit d’héritage. Le peuple, humilié, haussait les épaules, gémissait et regrettait l’époque où, à la place d’un drapeau pâle, son aigle planait audacieusement au-dessus de l’Europe. Il avait par instant pitié de son inertie et mordait son frein. Un jour il s’aperçut que, pour mettre à ses pieds ceux qui pesaient sur son échine, il n’avait qu’à remuer un peu. Il s’agita. Les maîtres tombèrent et disparurent. Mais, une fois qu’on a perdu sa liberté, dès qu’on la recouvre, on ne sait plus en jouir. C’est là une vérité qui n’est pas plus européenne qu’asiatique : elle est universelle. Il arrive trop souvent qu’une nation manquant de guide ressemble au pavillon flottant sans pilote sur les ondes, qui va et vient au gré des flots inconstants et pourrit dans son agitation sans fin. Au navire, à l’État, il faut une main ferme qui puisse en diriger le gouvernail. Ce que je te dis là est une platitude ; mais il est des lieux communs qu’on ne répète jamais assez.

« Or donc, quand un gouvernement n’impose pas de trop rudes obligations à un peuple, le peuple serait fou d’en changer.

« En présence seulement d’un tyran stupide, l’insurrection est un saint devoir, car alors il y a tout lieu d’espérer une situation meilleure. Les nations n’ont pas assez médité cet axiome d’un Chinois : « Une révolution est toujours un poison. » Si ceux qui le prennent n’en meurent pas, ils en sont à coup sûr fort malades !

« Ne nous plaignons pas d’un souverain, s’il sait être fort avec discernement et s’il maintient haut le nom de son pays dans l’estime universelle. Les amours-propres froissés, les rancunes privées doivent se taire devant l’honneur national.

« Sur cette pensée, que je te prie de méditer, je te salue en me déchaussant le pied droit et en te présentant respectueusement ma babouche, qu’un regard abaissé sur elle rendrait à jamais plus précieuse que la vie.

« Kouen-fou »