Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 8

VIII


LETTRE DE TSOUTSIMA À KOUEN-FOU ET RÉPONSE
DE KOUEN-FOU À TSOUTSIMA. — L’EUROPE

Deux jours après mon arrivée, une lettre de Yédo me fut remise ; elle portait la signature de mon vertueux ami le docteur Tsoutsima et contenait ces phrases :

« Très-vénéré et savant lettré,

« Si ton malheur veut que tu n’aies pas atteint la très-sublime place que te réserve Con-fu-tsé dans ses demeures célestes (en d’autres termes, si tu n’es pas mort), tu dois être dans une des capitales de l’extrême Occident. Je t’adresse cette missive à Paris, assuré que, dans une cité qui ne compte pas plus d’habitants, mes paroles iront sûrement te trouver. Les dieux savent si j’eusse aimé faire comme mes paroles, mais tu es hirondelle et moi fourmi. Tu étends tes ailes et t’envoles, tandis que moi, attaché par le destin, je ne sors pas de notre ville de Yédo. Je m’occupe en ce moment d’un grand ouvrage sur la politique et le caractère des nations d’Europe. Mon édifice se compose déjà d’un nombre considérable de matériaux ; mais il me faut, pour couronner mon œuvre, des pierres choisies par ta main.

« Permets-moi, illustre ami, de te poser quelques questions. Ne déguise rien ; que ta parole soit franche et sonore comme le gong frappé par le célèbre bonze Oratsi-kou.

« Quels sont les penchants actuels des Européens ? J’ai beau m’ingénier à saisir le fil de ce problème, je n’y comprends absolument rien. Ont-ils une conviction religieuse, artistique et littéraire ?

« Retrace-moi à larges traits l’histoire de tous ces barbares ; — seraient-ils plus civilisés et plus grands que nous ? dis-le-moi en toute franchise. — Tu sais que ma mémoire d’écrivain ne se rappelle que ce qui est favorable à notre patrie. N’est-ce pas là agir en bon citoyen ? Ne doit-on pas chercher à enregistrer tous les travers, tous les vices des autres peuples, afin de pouvoir en présenter plus tard le hideux faisceau à sa patrie et lui dire : « Tu es le plus grand pays du monde, tous les autres peuples te regardent avec admiration et se courbent devant ta gloire. » Voilà, très-vénéré docteur, ce que je voudrais rapporter à nos concitoyens, grâce à tes scrupuleuses informations.

« Je poursuis. Quel est le premier peuple d’Occident ? Est-ce la nation anglaise, qui, semblable à l’albatros affamé et rapide, parcourt incessamment le globe, becquetant ici des îles, là des ports, plus loin ne faisant qu’une bouchée de territoires immenses et ne se lassant jamais de voler ? Est-ce le peuple hollandais, qui, malgré toutes les vexations que nous lui avons fait endurer, persiste à nous acheter nos denrées ? Seraient-ce les peuples espagnols et portugais, jadis maîtres de la moitié de la terre ? Sont-ce les Français, ces hardis guerriers qui font de la géographie héroïque à travers le monde, et qui ne savent pas garder de colonies profitables ? Parle.

« Maintenant, pénétrons dans un champ plus restreint. On me fait part d’incessantes querelles entre la France et l’Angleterre, qui, tout en s’embrassant diplomatiquement sur les deux joues trois à quatre fois par année, se déchirent et se vilipendent comme Mandchoux et Chinois. Est-il juste, en vérité, que les Anglais se donnent le méchant plaisir d’injurier constamment la France, qui a bien voulu vaincre à leur place en Crimée et dans le Céleste-Empire ? Croiraient-ils que l’ingratitude est un acte d’indépendance politique ? Que faut-il penser, illustre ami, de toutes ces rumeurs ?

« Si ton pinceau trouve autre chose à me dire, qu’il s’amuse à courir, je serai toujours tout oreilles, comme je suis, en me déchaussant le pied droit, ton plus inséparable ami.

« Tsoutsima. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir même, je sortis mes pinceaux, humecta mon encre, et me mis bravement à répondre à Tsoutsima.

« Très-célèbre lettré,

« Reçois, avec mes félicitations sur ton patriotisme, mes remercîments sur la faveur dont tu veux bien m’honorer. Correspondre avec l’éminentissime historien du Japon, lui fournir des matériaux, c’est vivre pour l’éternité.

« Sans plus attendre, j’arrive aux faits. — Tu m’interroges sur les tendances des Européens. Si j’écoutais mon premier mouvement, je te déclarerais net que je n’y comprends rien.

« Je vois, ici, des peuples qui jurent ne plus vouloir de souverain et se hâtent d’en prendre d’autres ; — là, des rois qui se serrent cordialement la main et se détestent ensuite ; je vois des nations généreuses au fond qui s’appliquent à l’être le moins possible dans la forme, et qui préfèrent à des qualités sans profit d’affreux défauts profitables ; je vois bien d’autres choses, mais je les passe…

« Les Français aiment les arts, les Anglais le commerce, les Allemands la science, les Italiens les conspirations. En France on fait art de tout, même de la moquerie ; en Angleterre, négoce de tout, de la religion comme de la guerre ; en Allemagne, de la science sur tout et dans tout ; en Italie, l’on conspire contre tout, même contre Dieu. Voilà ce que je puis t’assurer.

« À ta question sur le plus ou moins de civilisation des Occidentaux ou des Orientaux, je te répondrai qu’étant moi-même extrêmement embarrassé, je préfère te laisser le propre juge de ce débat. Si la civilisation consiste à savoir exploiter une découverte, à inventer des armes terribles ou à équiper une flotte, il faut en convenir, mon cher Tsoutsima, le petit peuple belge lui-même nous surpasserait s’il le voulait ; comme c’est là une humiliante vérité, il sera peut-être bon, si tu veux que ta robe soit un jour ornée du grand dragon jaune, de n’en pas dire un seul mot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

« J’arrive à d’autres faits ; transforme-toi en balance et examine.

« Les Européens accordent le sceptre aux femmes et les jugeraient pourtant indignes de diriger une petite ville de province ; ils mangent afin de discuter, et prennent des friandises après leurs repas ; chez eux, les dames sortent à toute heure et marchent aussi bien que nos meilleurs fantassins ; on les voit danser avec des étrangers, saluer familièrement dans les promenades et dans toutes les voies. Quant aux hommes, ils fatiguent à chaque instant leur coiffure en rencontrant leurs semblables.

« Certains Européens s’informent des nouvelles de leurs frères en leur demandant s’ils sont en vérité bien debout[1] ; d’autres, tels que les Hollandais, qui ont un entrepôt à Désima, s’interrogent plus sagement sur la nourriture qu’ils ont prise et se disent : Smakelyk eten ? « Avez-vous dîné ? » Certain peuple qui ressemble beaucoup aux Français par la tournure de son esprit, et que la puissante Russie a soumis à son joug, compte dans l’extrême Occident un très-grand nombre de représentants qui semblent prendre fort gaiement leur parti de ne plus avoir de patrie ; ils abordent les étrangers avec une grande courtoisie ; un d’eux me dit un jour : Padam do nog, ce qui me fut expliqué par ces mots : « Je tombe à vos pieds. » Je m’attendais à le voir se courber devant moi, mais il n’en fut rien ; le barbare s’approcha d’une autre personne en lui lançant les mêmes paroles et sans plus obéir à ce qu’il avançait.

« Du reste, en cette matière comme en bien d’autres, il leur arrive rarement de faire ce qu’ils disent ; ainsi les Espagnols, qui, suivant un de leurs grands hommes, ont l’apparence de la sagesse, tandis que les Français, qui n’en ont pas l’apparence, en ont la réalité, les Espagnols se présentent parfois devant les dames en disant : Beso a usted los pies « Je vous baise les pieds, » ce qui me paraît d’une politesse sotte, exagérée, basse, vile et malsaine. Encore, si les pieds des dames européennes ressemblaient à ceux des femmes de mandarins, s’ils étaient petits, potelés, faits à l’image des pieds des jeunes chats ; mais ils sont larges, longs, maigres, plats et endurcis à toutes les fatigues !

« Je n’épuiserai pas la série des usages insensés des Européens lorsqu’ils écrivent à un pauvre diable, qu’ils maltraitent d’ordinaire et gourmandent d’importance, ils n’oublient jamais de se déclarer son très-obéissant serviteur ; ils s’intitulent journellement les très-humbles valets d’une foule de gens qu’ils n’ont jamais connus, et ne pensent pas un mot de ce qu’ils disent. Avec les Européens, je le répète bien franchement, il vaut mieux se cautériser la langue et se brûler les lèvres que de chercher à expliquer leur façon d’agir.

« Ah ! cher Tsoutsima, que de barbarie dans cette prétendue civilisation ! que de folies commises par des peuples jugés sages ! — Tu réclames de moi le tableau politique de l’Europe, mais tu ignores que tout s’enchaîne en cette brûlante matière ; tu ne sembles pas savoir que si, en traitant la politique de l’extrême Occident, j’allais effleurer l’épiderme de mon syogoun, le ciel deviendrait peut-être pour moi aussi noir que par un temps de typhon. Je vais pourtant m’efforcer d’esquisser la chose à la hâte, persuadé que Son Altesse, au lieu d’amasser les orages au-dessus de ma tête, me saura gré de parler en toute franchise et reconnaîtra que le sujet qui veut détruire ne marche pas tête levée, mais fouille dans l’ombre à la base du monument. D’ailleurs, n’est-il pas dit qu’on doit la vérité aux souverains et aux mendiants, parce que les uns sont au-dessus de l’éloge, les autres au-dessous ? Je me comprends, tu m’entends, il me comprendra. Passons.

« Te souviens-tu de l’étrange et maniaque lettré Sikokou ? C’était un petit homme à l’air singulièrement ironique. Il portait la tête sur l’épaule gauche, marchait à petits pas, mais toujours très-vite ; il vous regardait jusqu’au fond de l’âme et se mettait à partir d’un éclat de rire. Ses yeux scintillaient comme deux étoiles, et ses lèvres grimaçaient à chaque phrase que prononçaient ses interlocuteurs. On eut dit qu’il se moquait de tout, même de lui. Bref, s’il n’eut pas eu sa bizarre collection d’animaux, nous aurions, toi et moi, laissé le cher docteur à ses satires et à ses cruelles reparties ; mais les animaux faisaient passer l’homme. Rappelle tes souvenirs. Dans une douzaine de cages décorant sa chambre de travail, se tenaient d’ordinaire des animaux venus de loin, et la plupart d’Europe : là un chat, ici un chien de la variété des preneurs de rats ; ici un singe mandrille à la mine renfrognée ; plus loin, une dinde avec des faucons pour petits ; une douzaine de campagnols bien nourris, cinq lézards verts de taille à rivaliser avec des crocodiles, et enfin un ours. Tout cela criait, piaulait, s’agitait et dévorait. Le chat, d’origine britannique, miaulait à fendre la tête de ses voisins, montrait ses griffes, faisait le gros dos, s’étirait, lissait ses barbes, s’emparait des meilleurs morceaux, et, à peine repu, jetait au vent de nouvelles plaintes. — Le chien, chien français, trop à l’étroit dans sa niche et d’ailleurs retenu par sa chaîne, s’élançait follement en avant, se démenait et aboyait. Bien qu’ennemi juré du chat, il avait pourtant la bonhomie de le laisser en paix, se réservant toutefois le droit de lui donner un jour ou l’autre une verte correction. Bon diable au demeurant, mais tapageur, plein de fougue et de jeunesse, maître chien aspirait à la liberté ; il rongeait mélancoliquement ses os et ronflait ; — tandis que le singe, né par une étrangeté du sort dans les parages de l’Italie, — rageur et taquin, — se tordait sur lui-même, dans l’impossibilité où il se trouvait de pincer les autres, il se mordait les doigts et se grattait la poitrine jusqu’au sang.

« Tout près de là, la grosse dinde, sortie, je crois, de l’Allemagne, se gonflait et envoyait de lamentables glou-glou à la moindre agitation de la galerie. Ses petits criaient alors et menaçaient de s’échapper. La pauvre bête était au martyre. Les rats, toujours amateurs de maraude, attendaient le sommeil de la ménagerie pour faire leur coup, et les lézards, d’un pas incertain et timide, se répandaient alors dans la chambre. Enfin, parmi les hôtes du vieux maniaque, l’on voyait un jeune ours aux poils soyeux, mais au cou déjà pelé par le collier. Ce singulier personnage regardait philosophiquement ses compagnons, et ses yeux semblaient dire : « Mes bons amis, un beau jour je vous happerai. » Peut-être était-ce là, de notre part, une médisante interprétation, mais il t’en souvient, cher Tsoutsima, nous la fîmes pourtant ensemble.

« Tel était le spectacle que présentait en temps ordinaire la galerie du lettré Sikokou. Tu te demandes quel rapport il peut y avoir entre l’Europe et cette ménagerie ; de grâce, suis-moi et attends.

« Il prenait parfois à l’original docteur la diabolique fantaisie de déchaîner tous ses animaux et de les voir se livrer à des ébats désordonnés. Il voulut bien, un jour, me permettre d’assister à l’une de ces infernales scènes. Je me logeai dans un panier attaché au plafond, et, de là, à l’abri des horions, il me fut permis de tout voir.

« Les portes s’ouvrent et le combat commence. Le singe s’élance le premier hors de sa retraite ; un coup de patte d’un côté, un coup de queue de l’autre, un coup de dent plus loin, ont bientôt mis en alerte toute la fourmilière. Le chat se blottit dans un coin, et, sur la pointe de ses griffes, attend les événements.

« Maître chien rejoint en trois bonds son camarade le singe et se précipite étourdiment au milieu de la marmaille de la dinde, qui, n’écoutant que sa fureur, attaque résolûment l’ennemi. Elle reçoit deux coups de crocs et se retire effarée en laissant cinq à six de ses petits sur le terrain.

« Vient le tour du chat. — Craignant l’impitoyable griffe du malin animal, le singe, demeure à l’écart, tandis que le chien s’avance témérairement du côté du matou. Les deux ennemis se regardent de travers, se mesurent des yeux, — remémorent, dans un grondement sourd, leurs antiques griefs, se montrent les dents et sautent l’un sur l’autre. Voilà deux sanglants sillons tracés dans la tête de maître dogue et une cruelle morsure dans la patte gauche de mandarin matou.

« — Beau désordre ! me dit en ricanant le docteur ; belle journée pour mon chien ! Les blessures de ces maudits chats sont souvent mortelles. Mais attendons la fin.

« Le dogue n’était pas, en effet, au bout de toutes ses attaques ; il s’approche de l’ours et le réveille. Celui-ci, après être tombé à l’improviste sur le chat, allonge un coup de patte à maître chien, qui répond par un vigoureux coup de dent et paraît plus audacieux, plus terrible que jamais. Néanmoins, satisfait de sa victoire sur le chat, l’ours se retire à pas lents dans sa cage, nettoie ses babouines, se frotte le dos contre une balustrade, se couche tranquillement sur le sol et s’endort.

« Les rats et les lézards sortent de leur retraite, lèvent la tête, écoutent, et au moindre bruit se retirent ; ils reviennent, avancent moins timidement, puis courent en tous sens, lèchent le sang versé, font des razzias, dépècent les victimes et en emportent les débris dans leur refuge.

« — Eh bien ! savant Tsoutsima, veux-tu savoir la conclusion de tout ceci ? L’Europe ressemble étrangement à cette ménagerie.

  1. Allusion probable au Comment vous portez-vous des Français, au Come sta des Italiens, au Como esta V. des Espagnols.