Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 6

VI

L’HÔTEL DE FRANCE

L’hôtel que j’habite n’est certes pas une demeure ordinaire ; toutes les chambres sont numérotées et communiquent aux appartements du directeur par un appareil télégraphique ; leur grandeur est à peu près égale, mais leur ornementation et leur exposition sont différentes. Les unes sont aussi luxueuses que le boudoir d’une jolie femme de mandarin. L’ameublement des autres est très-sévère.

Au rez-de-chaussée stationne un grand factionnaire qui se tient immobile au passage des principaux habitants de l’hôtel, se découvre respectueusement devant le maître de la maison, retourne ses moustaches, regarde les femmes dans ses moments perdus, et il en a beaucoup, se distrait en apostrophant les jeunes enfants, tire les oreilles aux petits marmitons, et donne la chasse aux chiens, aux chats et aux rats.

Un peu plus loin, la cuisine est encombrée de gens de toutes sortes, depuis le chef jusqu’aux garçons de peine ; il y a plus de trente individus qui assistent à la cuisson des mets, et qui de temps à autre plongent leurs doigts dans les jus et dans les sauces.

Passons à la salle destinée aux repas. Les serviteurs s’y promènent à la fois avec agitation et un singulier ordre ; — ils se lancent des expressions particulières, qu’ils répètent, comme des échos, à travers les couloirs ; à force d’allées et de venues, ils disposent tout avec une parfaite symétrie. Leur mise est incomparablement plus soignée que celle des maîtres : ils portent un habit noir, une cravate blanche, des souliers vernis et se ressemblent à s’y méprendre ; on exige d’eux devant le monde une bonne tenue et du savoir-vivre. Ils doivent, en outre, pour être estimés de la direction de l’hôtel, abdiquer tout sentiment d’indépendance, et recevoir au besoin, sans broncher, des soufflets et des coups de pied ; ils doivent courber l’échine pour porter les voyageurs invalides, offrir des crachoirs aux uns, des lavabos aux autres, et, dans tous les cas, ne jamais élever la voix contre la règle. Des surveillants, inflexibles devant les subalternes, souples et presque vils devant les étrangers d’importance, marchent incessamment de long en large, et caressent d’une serviette fine les sièges, les tables ou les assiettes qui sont à la disposition des hôtes les plus distingués ; — de distance en distance, se tiennent dans les encoignures certains personnages d’excellentes manières qui conversent avec les étrangers sur un plan d’égalité, et prennent rapidement de petites notes lorsqu’ils ont le dos tourné : aux yeux des domestiques, ils passent pour observer les voyageurs, et, aux yeux des voyageurs, pour inspecter les domestiques.

Que de détails j’aurais à fournir sur ce merveilleux hôtel, où l’étranger est, en vérité, plus confortablement que chez lui ! Il me faut pourtant les passer sous silence, car j’ai mieux que cela à vous offrir.

J’allais me reposer des fatigues de la journée, lorsque Francœur frappa à ma porte et m’annonça que, si je souhaitais de m’initier immédiatement aux usages de la société parisienne, il m’emmènerait sur l’heure dans une soirée.

— Tu veux dire dans une nuit ! m’écriai-je en lui montrant l’aiguille de la pendule qui indiquait déjà dix heures du soir.

— Le mot ne fait rien à l’affaire ! répliqua-t-il. Voulez-vous, oui ou non, que je vous introduise dans un salon ?

— Comment donc ! j’accède avec empressement.

— Eh bien ! partons.

Ceci dit, nous sortîmes.