Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 5

V

MON INSTALLATION À PARIS

Francœur m’installa dans le grand hôtel de France, vaste et confortable habitation dont j’aurai bientôt à reparler. Ma vue causa quelque sensation dans la maison ; peu s’en fallut qu’on ne me considérât avec une injurieuse stupidité : je compris que mes vêtements, plus que mon visage, m’attiraient cette admiration ridicule, et je résolus d’y mettre bon ordre.

Je priai mon hôtelier de me ménager un entretien avec un tailleur, qui vint, en effet, prendre savamment ses mesures à l’aide d’un ruban numéroté et qui m’habilla sur l’heure, des pieds à la tête, à la grande mode parisienne, c’est-à-dire à la plus vantée et par conséquent, sans doute, à la plus sotte mode du monde.

Dans mon nouveau costume, qui me rendait à coup sûr fort disparate, je fus à peine regardé. Ce fait, qui n’avait en lui-même rien que de très-naturel, m’invita cependant à réfléchir au rôle de l’habit dans le monde, et je vins, par une suite de déductions, à me demander si l’habit ne faisait pas l’homme plutôt que l’homme l’habit. Je songeai que, si les défenseurs de la patrie n’étaient pas revêtus d’un uniforme, ils risqueraient de ne pas exalter autant l’esprit du peuple ; je me souvins de cette éternelle vérité, qu’il n’est pas pour le peuple de grands hommes en robe de chambre, et que, si le mérite est apprécié de quelques-uns, les vêtements du nom, — les titres, — le sont de tous.

Ce fut dans mon nouvel accoutrement que j’entre pris ma première promenade. Francœur était à mes côtés, prêt à répondre à mes moindres demandes, et plus prêt encore à les prévenir. Comme il avait habité quelques années Paris, et que son esprit chercheur lui avait fait dévoiler bon nombre de mystères, il promettait de me fournir une ample moisson de curieux renseignements. On verra dans la suite de ce récit que je ne plaçais pas trop de confiance en ce jovial compagnon.

Le cours que nous suivions était traversé par une foule de personnes des deux sexes d’une élégance irréprochable. Seulement, je remarquai avec étonnement que les hommes affectaient pour la plupart d’avoir la vue basse, qu’ils portaient presque tous des binocles et agitaient devant eux une canne comme un aveugle son bâton. Quant aux dames, je fus surpris du luxe qu’elles déployaient, et je pensai que des femmes qui affichaient de telles parures dans les promenades devaient être d’une vertu peu redoutable chez elles ; je me trompais assurément ; depuis, j’ai appris que les dames françaises ne se compromettent pas aux yeux du monde en suivant une voie qui, en Orient, les ferait inévitablement mettre à mort par leurs époux, et que les maris d’Occident comprennent qu’il faut transiger sur bien des points.

Ébloui par ce flot de robes brillantes, presque enivré par le coup d’œil magique de tant de personnes luxueuses qui jetaient au vent toute une atmosphère de parfums, tout un rayonnement de voluptés, je ne pus retenir ces paroles :

— Décidément, Paris est bien la capitale des plaisirs : je n’ai jamais vu nulle part, même à Osaka, de femmes plus gracieuses et plus séduisantes ! Hélas ! mon cher Francœur, je vois se dissiper toute ma philosophie et s’envoler mes plus beaux principes. Si je n’avais un poids de cinquante longues années sur ma tête et un vieux visage ridé, je me donnerais, ma foi, la fantaisie d’admirer de plus près une de ces agaçantes beautés…

— Excellence, me répondit mon guide, l’âge ne doit pas être mis dans la balance ; si vous connaissiez mieux les mœurs de certaines de nos Françaises, vous sauriez qu’auprès de beaucoup de femmes les vieillards ont plus de succès que les jeunes gens. La coquetterie a depuis longtemps dévoré l’amour, et les louis d’or paraissent plus doux à l’œil que les sourires les plus passionnés.

— Serait-il vrai, répliquai-je avec naïveté, que les bayadères ne fussent plus que des filles avares ?

— Sans aucun doute, reprit judicieusement Francœur, et elles ont raison ; car elles savent qu’en économisant elles trouveront sûrement, un jour ou l’autre, un mari jeune et gentilhomme de bonne compagnie.

En ce moment passait une dame dont la beauté était apparemment très-remarquable, car tous les regards se braquaient sur elle ; elle promenait ses yeux sur la foule avec une telle assurance que je la pris pour une femme fort peu soucieuse de sa vertu.

— N’est-ce pas là une femme célèbre dans le monde des plaisirs ? demandai-je.

— Pardonnez-moi, Excellence, cette dame passe pour honnête, et elle l’est.

— Par Confucius ! comment en France la vertu se distingue-t-elle ?

— Moins difficilement que vous ne pensez, répondit Francœur, et le vrai Parisien ne s’y trompe pas : — la femme vertueuse marche à pas égaux, et sans détourner la tête. Elle ne se fait jamais suivre d’épagneuls, et porte les modes que les femmes perdues ont inventées, mais délaissées depuis six mois.

— Ce sont là des subtilités.

— Peut-être, mais il n’est plus d’autres distinctions.