Hypnérotomachie ou Discours du songe de Poliphile/2

Hypnérotomachie, ou Discours du songe de Poliphile, Deduisant comme Amour le combat a l’occasion de Polia
Traduction par Jean Martin.
Jacques Kerver (p. 2-3).
Poliphile craignant le peril de la
FOREST, FEIT SON ORAISON A IVPITER :
puis en trouua l’yſſue, tout alteré de ſoif. Et ainſi qu’il ſe uouloit rafraichir en une fontaine, il ouyt un chant melodieux, pour lequel ſuiure abandonna l’eau preſte : dont il ſe trouua puisapres en plus grande angoiſſe que deuant.



O Bfuſqué de mon entendement, ſans pouuoir cognoistre quel party ie deuoie prendre, ou mourir en celle foreſt eſgarée, ou eſperer mon ſalut incertain, ie faiſoie tout mon effort d’en yſſir : mais tant plus alloie auãt, plus entroy ie en grâdes tenebres, fort foible, & trẽblant pour la peur que i’auoie : car ie n’attẽdoie ſinon que quelque beſte me vint anfronter pour me deuorer : ou que heurtãt du pied a vn tronc ou racine, ie tumbaſſe dans quelque abyſme, & feuſſe englouti de la terre, cõme fut Amphiaraus. En ceſte maniere ſe troubloit mon entẽdement, ſans eſperance, & ſans raiſon, errant ſans voie ny ſentier. Parquoy voiant qu’en mon faict n’y auoit autre remede, ie me voys recommander a la diuine miſericorde, diſant, O Dieſpiter treſgrãd, treſbõ, treſpuiſſant, & treſſecourable, ſi ꝑ hũbles & deuotes prieres l’humanite peult meriter le ſecours des diuins ſuffrages, & doit eſtre de vous exaucee, ie apreſent repentãt & dolẽt de toutes mes fragilitez & offenſes, vous ſupplie & inuoque, ſouuerain pere eternel, recteur du ciel & de la terre, qu’il plaiſe a voſtre deité incõprehẽſible, me deliurer de ces perilz, ſi que ie puiſſe acheuer le cours de ma vie par quelque autre melieure fin. A peine eu ie finé mon oraiſon bien deuotemẽt proferée, & d’vn cueur tout humilié, les yeulx pleins de larmes, croiant fermemẽt q̃ les dieux ſecourent & ſauuent ceulx qui les inuoquent de pure volũté, que ie me trouuay hors de la foreſt : dont tout ainſi que ſi d’vne nuict froide & humide ie feuſſe paruenu en vn iour clair & ſerain, mes yeulx ſortans de telle obſcurité, ne pouuoient bien (pour quelque temps) ſouffrir la clairté du ſoleil. I’eſtoie haſlé, triſte, & angoiſſeux, tant qu’il ſembloit proprement que ie ſortiſſe d’une baſſe foſſe, preſque tout rõpu & briſé de chaines & de fers, changé de viſage, debile, & de cueur alenty, en ſorte que n’eſtimoie plus rien tout cela qui m’eſtoit preſent. Oultre ce i’auoie telle ſoif, que l’air fraiz & delicat ne me pouuoit aucunemẽt rafraichir, ny ſatiſfaire a la ſechereſſe de ma bouche. Mais apres auoir reprins vn petit de courage, par toutes manieres deliberay d’appaiſer ceſte ſoif : parquoy allay querant parmy celle contrée, tant que ie trouuay vne groſſe veine d’eau fraiche, ſourdant & bouillonnant en vne belle fontaine, qui couloit par vn petit ruyſſeau, lequel deuenoit vne riuiere bruyante atrauers les pierres & troncz des arbres tumbez & renuerſez en ſon canal, & contre leſquelz celle eau ſe regorgeoit comme courroucée & marrie de ce qu’ilz la cuidoient retarder, elle qui eſtoit augmentée de pluſieurs autres ruyſſeletz, auec aucuns torrens engendrez des neiges fondues, precipitees des montaignes, qui ne ſembloient eſtre gueres loing, parce qu’elles eſtoient toutes tendues de la blanche tapiſſerie du dieu Pan. I’eſtoie veritablement pluſieurs fois peruenu a ceſte riuiere durant ma fuyte parmy la foreſt, mais onc ne l’auoie peu aperceuoir, a cauſe que le lieu eſtoit obſcur, car lon n’y veoit le ciel qu’atrauers les poinctes des arbres : choſe qui rẽdoit ce lieu treshorrible & eſpouuẽtable a vn hõme ſeul eſgaré, & ſans moyen de paſſer oultre, car il n’y auoit pont ny plãche : auec ce l’autre coſté ſe monſtroit plus obſcur & tenebreux que celuy ou pour lors i’eſtoie, de ſorte que ce m’eſtoit grande hydeur d’ouir ſiffler & bruyre les arbres trebuchans, auec le tonnere des branches abbatues & eſclatées, entremeſlé d’vn bruict eſtonnãt & horrible, lequel retenu en l’air, & enclos atrauers ces arbres, ſembloit redoubler & murmurer vne demie heure apres le coup. Quãd ie fu eſchappé de toutes ces afflictions, & q̃ ie deſiroie gouſter de ceſte eau doulce,

ie mey les deux genoux en terre ſur le bord de la fontaine : et du creux de mes deux mains fey vn vaiſſeau que i’emply de ceſte liqueur. Mais comme ie la cuidoie approcher de ma bouche pour aſſouuir ma ſoif ardãte, i’ouy vn chãt ſi fort melodieux, qu’il excede le pouoir & le ſcauoir de le declarer : car la ſuauité de ceſte harmonie me donna beaucoup plus de delectation que le boire qui m’eſtoit apreſté, ſi bien que i’en perdy ſens, ſoif, & entendement : & comme ſi i’euſſe eſté enlourdy, l’eau que i’auoie ia puiſée, ſe reſpandit par l’entredeux de mes doigtz. tant me trouuay deſtitue de force. Or comme le poiſſon qui par la doulceur de l’apaſt, ne conſidere la fraude de l’hameſſon qu’elle couure : ie mey en arriere le beſoing naturel, & m’en allay a grand haſte apres celle voix inhumaine : a laquelle quand par raiſon ie penſoie deuoir approcher, ie l’entẽdoie en autre endroit : & quãd i’eſtoie la venu, elle ſembloit eſtre ſaultée autre part : & ainſi qu’elle changeoit de place, plus ſembloit deuenir melodieuſe. Or apres que i’eu longuement couru en ce trauail vain & friuole, ie me ſenty ſi foible, qu’a peine pouuoy ie ſouſtenir ce corps, tant a cauſe de la peur paſſee, & de la grande ſoif que i’auoye ſouffert, & ſouffroie encor adonc, que pour le long & ennuyeux cheminer en la chaleur aſpre du iour, qui auoit debilité ma vertu virile, ſi bien, que ie ne deſiroie autre choſe que le repos, pour rafraichir mes mẽbres tous laſſez. Ainſi eſtant eſmerueillé de ce qui m’eſtoit aduenu, & fort eſbahy de ceſte voix, mais beaucoup plus de me trouuer en region incogneue, & ſans culture, neant moins aſſez belle & plaiſante, ie me plaignoie grandemẽt d’auoir adiré la belle fontaine, que i’auoie quiſe & trouuée a ſi grand trauail de mon corps : & demouray doubteux entre des penſemens diuers, tant affoibly du grand trauail, que ie me iectay deſſus l’herbe, au pied d’vn Cheſné fort antique, lequel faiſoit vmbrage a vn pre verd. La me laiſſay tumber ſur le coſté ſeneſtre, cõme le cerf chaſſé & recreu qui repoſe ſa teſte ſur ſon eſchine, & tumbe ſur les deux genoux. Lors giſant en ceſte maniere, ie cõſideroie en moymeſme les variables mutations de fortune : & me ſouuenoit des enchantemens de Circé, & autres ſes ſemblables, penſant ſi i’eſtoye point enſorcelé. Helas, diſoy ie, comment pourray ie icy entre tant de differences d’herbes trouuer Moly la mercuriale, auec la racine noire, pour mon refuge & medecine ? Puys pẽſoie, ce n’eſt point cela : mais qu’eſt ce donc fors qu’vn delay maling de la mort par moy tant deſirée ? I’eſtoie (croiez) tant diminué de force, qu’a grand peine pouoy ie humer l’air, pour le rechauffer dedans mon eſtomach, ou eſtoit de-

mouré vn bien peu de chaleur, preſte a expirer & ſortir, pour me laiſ-
ſer tout inſenſible : car ie ne me ſentoie plus qu’a demy vif. &
ſans point de doubte a ma ſoif vehemente & inſuppor-
table ie ne trouuoie autre remede, que de prendre
les plus baſſes feuilles encores moytes de la
roſée, & les ſuccer tout doulcemẽt, ſou-
haitant la belle Hypſiphilé pour
m’enſeigner vne fontaine
ainſi qu’elle feit ia-
diz aux
Grecz. Aucunes-
fois me venoit en fan-
taſie que i’auoie eſte emmy
la foreſt mors ou picqué du ſerpent
nommé Dipſas : parquoy finablemẽt re-
noncay a ma vie ennuieuſe, l’abandõnãt a tout
ce qui luy pourroit aduenir : & fu ſi fort aliené
de ſens, que ie me prins a vaciller cõme fait
vn homme troublé, reſuant ſoubz la
couuerture de ces rameaux, ou me trouuai tant
preſſé de ſommeil, qu’il me ſembla que ie dormoie.