Histoire des Canadiens-français, Tome IV/Chapitre 6

Wilson & Cie (IVp. 97-110).

CHAPITRE VI


Mgr de Laval et les jésuites. — Fondation du séminaire de Québec. — État du clergé de la colonie. — Dîmes. — Retour des récollets. — Les Relations des jésuites.



0
n s’est demandé si Mgr de Petrée représentait le clergé national. Nous disons non. De 1659 à 1674, au moins, il n’a été qu’un instrument entre les mains des jésuites. Il avait été formé sous la direction de l’Ordre, et au moment où on le désigna pour occuper le siège de vicaire apostolique dans la Nouvelle-France, il demeurait dans une communauté dirigée par le père Bagot, jésuite. Le père Alexandre de Rhodes, aussi jésuite, formait alors les Missions-étrangères, et les trois premiers évêques des Indes furent choisis par les jésuites : Mgr de Laval le premier. Celui-ci fut un disciple qu’ils employèrent au Canada au profit de leur ambition temporelle. Ils le tinrent sous leur dictée, de 1659 à 1674, en lui payant pension[1] et en lui promettant d’obtenir de Rome le titre d’évêque de Québec. Voilà le mystère expliqué. Les fameuses « oppositions des Canadiens au pouvoir du roi », qui ont rempli tant de pages de notre histoire, n’étaient que des résistances aux empiètements de la combinaison jésuites-Laval.

Au mois d’août 1659, à peine débarqué à Québec, Mgr de Laval écrivait au père Goswin Nickel, général de la société de Jésus à Rome : « Dieu seul qui sonde les cœurs et les reins et qui pénètre jusqu’au fond de mon âme, sait combien j’ai d’obligation à votre Compagnie, qui m’a réchauffé dans son sein lorsque j’étais enfant, qui m’a nourri de sa doctrine salutaire dans ma jeunesse, et qui, depuis lors, n’a cessé de m’encourager et de me fortifier. Aussi je conjure Votre Paternité de ne point voir dans cette expression de mes sentiments de reconnaissance, le simple désir de remplir un devoir de convenance ; c’est du fond du cœur que je vous parle. Je sens qu’il m’est impossible de rendre de dignes actions de grâces à des hommes qui m’ont appris à aimer Dieu et ont été mes guides dans la voie du salut et des vertus chrétiennes. Si tant de bienfaits, reçus dans le passé, m’ont attaché à votre compagnie, de nouveaux liens viennent encore resserrer ces relations affectueuses. Il m’est donné, en effet, mon Révérend Père, de partager les travaux de vos enfants dans cette mission du Canada, dans cette vigne du Seigneur qu’ils ont arrosée de leurs sueurs et, même de leur sang. Quelle joie pour mon cœur de pouvoir espérer une même mort, une même couronne ! Le Seigneur, sans doute, ne l’accordera pas à mes mérites ; mais j’ose[2] attendre de sa miséricorde. Quoi qu’il en soit, mon sort est bien heureux, et le partage que m’a fait le Seigneur est bien digne d’envie. Quoi de plus beau que de se dévouer, de se dépenser tout entier pour le salut des âmes ? C’est la grâce que je demande, que j’espère, que j’aime. J’ai vu ici et j’ai admiré les travaux de vos Pères. Ils ont réussi non seulement auprès des néophytes qu’ils ont tirés de la barbarie[3] et amenés à la connaissance du seul vrai Dieu, mais encore auprès des Français[4] auxquels, par leur exemple et la sainteté de leur vie, ils ont inspiré[5] de tels sentiments de piété que je ne crains pas d’affirmer en toute vérité que vos Pères sont ici la bonne odeur de Jésus-Christ, partout où ils travaillent.

« Ce n’est pas pour vous seul que je rends ce témoignage[6], mes paroles pourraient paraître suspectes de quelque flatterie ; j’ai écrit dans les mêmes termes au Souverain Pontife, au roi Très-Chrétien et à la reine sa mère, aux illustrissimes seigneurs de la Propagande et à un grand nombre d’autres personnes. Ce n’est pas que tout le monde m’ait approuvé également ; vous avez ici des envieux ou des ennemis qui s’indignent contre moi ; mais ce sont de mauvais[7] juges qui se réjouissent du mal et qui n’aiment point les triomphes de la vérité[8]. Daigne Votre Paternité nous continuer son affection ; du reste, en nous l’accordant, elle n’aimera rien en moi qui ne soit de la compagnie[9], car je le sens, il n’est rien en moi que je ne lui doive, rien que je ne lui consacre. Je veux être à vous autant que je suis à moi-même ; je veux être tout à Jésus-Christ, dans les entrailles duquel j’embrasse Votre Paternité, et je la prie de m’aimer toujours, comme elle le fait, d’un amour sincère. Que cet amour soit éternel ! »

En même temps que Mgr de Laval partait pour le Canada (1659) — ce qui constituait une victoire pour les jésuites, — on eut l’adresse de faire croire au roi que les prêtres de Saint-Sulpice étaient opposés à l’autorité du Saint-Siège et capables de créer un schisme dans la colonie. Le schisme était tout créé : les habitants ne voulaient pas des jésuites. Néanmoins, la cour défendit à M. de Bretonvilliers, successeur de M. Olier, d’envoyer de ses ecclésiastiques ou à Montréal ou ailleurs en Canada.

Mgr de Laval étant retourné en France, dressa le décret suivant (26 mars 1663) pour l’établissement d’un séminaire à Québec : « Les saints conciles, et celui de Trente particulièrement, pour remettre efficacement la discipline ecclésiastique dans la première vigueur, n’ont rien trouvé de plus utile que d’ordonner le rétablissement de l’usage ancien des séminaires, où l’on instruisait les clercs dans les vertus et les sciences convenables à leur état. L’excellence de ce décret s’est fait voir par une expérience toute sensible, puisque le grand saint Charles-Boromée qui l’exécuta le premier, bientôt après ce concile, et plusieurs évêques qui ont suivi son exemple, ont commencé de redonner au clergé sa première splendeur, particulièrement en France ; ce moyen si efficace pour réformer la conduite ecclésiastique dans les lieux où elle s’était affaiblie, nous a fait juger qu’il ne serait pas moins utile pour l’introduire où elle n’est pas encore, qu’il l’a été dans les premiers siècles du Christianisme. À ces causes considérant qu’il a plû à la divine providence nous charger de l’église naissante du Canada dit la Nouvelle-France ; et qu’il est d’une extrême importance dans ces commencements de donner au clergé la meilleure forme qui se pourra pour perfectionner des ouvriers, et les rendre capable de cultiver cette nouvelle vigne du Seigneur, en vertu de l’autorité qui nous a été commise, nous avons érigé et érigeons dès à présent et à perpétuité, un séminaire pour servir de clergé à cette nouvelle église, qui sera conduit et gouverné par les supérieurs que nous ou les successeurs évêques de la Nouvelle-France y établiront, en suivant les règlements que nous dresserons à cet effet ; dans lequel on élèvera et formera les jeunes clercs qui paraîtront propres au service de Dieu, et auxquels, à cette fin, l’on enseignera la manière de bien administrer les sacrements, la méthode de cathéchiser et prêcher apostoliquement, la théologie morale, les cérémonies, le plein chant grégorien, et autres choses appartenant aux devoirs d’un bon ecclésiastique ; et en outre, afin que l’on puisse dans le dit séminaire, et clergé former un chapitre qui soit composé d’ecclésiastiques du dit séminaire, choisis par nous, et les évêques du dit pays qui succéderont, lorsque le roi aura eu la bonté de le fonder, ou que le dit séminaire de soi, aura le moyen de fournir à cet établissement par la bénédiction que Dieu y aura donnée, nous désirons que ce soit une continuelle école de vertu et un lieu de réserve, d’où nous puissions tirer des sujets pieux et capables pour les envoyer à toutes rencontres, et au besoin dans les paroisses, et tous autres lieux du dit pays, afin d’y faire les fonctions curiales, et autres, auxquelles ils auront été destinés, et les retirer des mêmes paroisses et fonctions quand on le jugera à propos, nous réservant pour toujours et aux successeurs évêques du dit pays comme aussi au dit séminaire par nos ordres, et les dits sieurs évêques le pouvoir de révoquer tous les ecclésiastiques qui seront départis et délégués dans les paroisses et autres lieux, toutefois et quantes qu’il sera jugé nécessaire, sans qu’on puisse être titulaire, et attaché particulièrement à une paroisse, voulant au contraire qu’ils soient de plein droit, amovibles, révocables et destituables à la volonté des évêques et du séminaire par leurs ordres, conformément à la sainte pratique des premiers siècles suivie et conservée encore à présent en plusieurs diocèses de ce royaume ; et d’autant qu’il est absolument nécessaire de pourvoir le dit séminaire et clergé d’un revenu capable de soutenir les charges et les dépenses qu’il sera obligé de faire, nous lui avons appliqué et appliquons, affecté et affectons dès à présent, et pour toujours toutes les dixmes de quelque nature qu’elles soient, en la manière qu’elles seront levées dans toutes les paroisses et lieux du dit pays pour être possédées en commun et administrées par le dit séminaire et suivant nos ordres et sous notre autorité, et des successeurs évêques du pays, à condition qu’il fournira la subsistance de tous les ecclésiastiques qui seront délégués dans les paroisses et autres endroits du dit pays, et qui seront toujours amovibles et révocables au gré des dits évêques et séminaire par leurs ordres ; qu’il entretiendra tous les dits ouvriers évangéliques, tant en santé qu’en maladie, soit dans la communauté, lorsqu’ils y seront rappelés ; qu’il fera les frais de leurs voyages, quand on en tirera de France, ou qu’ils y retourneront, et toutes ces choses suivant la taxe qui sera faite par nous et les successeurs évêques du dit pays, pour obvier aux contestations et aux désordres que le manque de règle y pourrait mettre.

« Et comme il est nécessaire de bâtir plusieurs églises pour faire le service divin, si pour la commodité des fidèles, nous ordonnons (sans préjudice néanmoins de l’obligation que les peuples de chaque paroisse ont de fournir à la bâtisse des dites églises,) qu’après que le dit séminaire aura fourni toutes les dépenses annuelles, ce qui pourra rester de son revenu sera employé à la construction des églises, en aumônes et en autres bonnes œuvres pour la gloire de Dieu, et pour l’utilité de l’église, selon les ordres de l’évêque, sans que toutefois, nous ni les successeurs évêques du dit pays, en puissions jamais appliquer quoique ce soit à nos usages particuliers, nous ôtant même et aux dits évêques la faculté de pouvoir aliéner aucun fonds du dit séminaire en cas de nécessité, sans l’exprès consentement de quatre personnes du corps du dit séminaire et clergé, savoir, le supérieur, les deux assistants et le procureur. En foi de quoi nous avons signé ces présentes, et y avons fait apposer notre sceau. »

L’année suivante (1664), par l’édit de création de la compagnie des Indes, le roi imposa à cette dernière l’obligation de faire passer des ecclésiastiques dans la Nouvelle-France, sachant bien que Mgr de Laval ne pouvait seul s’occuper avec fruit de cette tâche onéreuse. La compagnie devait aussi bâtir des églises et y établir des curés. Ainsi, les prêtres en question ne devaient rien coûter au roi, mais la colonie n’était point déchargée de la dépense qu’ils nécessitaient, comme les historiens se plaisent à l’affirmer. La compagnie des Indes taxait bel et bien les marchandises qu’elle vendait dans le pays, de manière à rentrer dans les déboursés que le roi lui imposait à l’égard des curés et des missionnaires. Un monopole accordé à des marchands finit toujours par se chiffrer contre les habitants du pays. Sous une forme déguisée, les Canadiens payaient pour le clergé, et sous une forme ouverte, ils versaient de plus la dîme destinée à l’entretien de ce même clergé et aux besoins du séminaire de Québec. Nous revenons sur ces affaires d’argent, de taxes, de négoce et de frais d’entretien du clergé, afin que le lecteur se défie dorénavant du système adopté par les historiens et qui consiste à prendre à la lettre les affirmations de gens intéressés qui disent : « Il n’en coûtait rien au roi ni à la colonie. » Le revenu se tirait, alors comme à présent, des choses et des hommes du pays. En approuvant (avril 1663) le décret de Mgr de Laval du 26 mars, Louis XIV ordonnait « que les dixmes, de quelque nature qu’elles puissent être, tant de ce qui naît par le travail des hommes que de ce que la terre produit d’elle-même, se payeront seulement de treize une (au lieu d’un dixième comme le veut le mot dîme) et seront destinées et affectées pour toujours à la fondation et à l’entretien de ce séminaire et clergé. »

C’est en 1665 que Mgr de Laval unit son séminaire avec celui des missions étrangères de Paris, le mettant ainsi davantage sous le contrôle de la société de Jésus et ouvrant plus que jamais la porte aux pères et aux clercs de cette compagnie ; durant un siècle, ces derniers y ont été comme chez eux. Les récollets n’ont pu ou n’ont pas voulu en approcher. Quant au clergé national (canadien), il a été si peu nombreux jusqu’à la conquête, que sa place n’était nulle part.

Le nombre des pères jésuites venus au Canada de 1625 à 1665 est de soixante. Celui des prêtres séculiers et autres, vingt et un. Les récollets (1625-1629) avaient été au nombre de treize. En tout quatre-vingt-quatorze.

Le 29 septembre 1665, fut ordonné le premier prêtre canadien, M. Germain Morin. Durant les treize années qui suivirent, sept autres Canadiens reçurent les ordres. De 1678 à 1699, on en compte seize autres. À partir de cette date jusqu’à la conquête, cent cinquante-six.

De 1666 à 1678, il vint de France soixante et dix-huit prêtres ; de 1679 à 1758, quatre cents. Total : cent quatre-vingts Canadiens, et cinq cent soixante et douze Français. Une partie de ces derniers se consacraient aux missions sauvages.

Dans « le Mémoire du roi pour servir d’instruction au sieur Talon… » (27 mars 1665), on lit : « Le dit sieur Talon sera informé que ceux qui ont fait des relations les plus fidèles et les plus désintéressées »[10] du dit pays, ont toujours dit que les jésuites (dont la piété et le zèle ont beaucoup contribué à y attirer les peuples qui y sont à présent) y ont pris une autorité qui passe au-delà des bornes de leur véritable profession, qui ne doit regarder que les consciences. Pour s’y maintenir, ils ont été bien aises de nommer le sieur évêque de Pétrée pour y faire les fonctions épiscopales, comme ils ont dans leur entière dépendance[11], et même jusqu’ici où ils ont nommé les gouverneurs[12] pour le roi en ce pays-là, où ils se sont servis de tous moyens possibles pour faire révoquer ceux qui avaient été choisis pour cet emploi sans leur participation ; en sorte que, comme il est absolument nécessaire de tenir en une juste balance l’autorité temporelle qui réside en la personne du roi, et la spirituelle qui réside en la personne du dit évêque et des jésuites, de manière, toutefois, que celle-ci soit inférieure à l’autre, le sieur Talon devra bien observer… »

Le 13 novembre 1666, Talon écrivait à Colbert : « De quelque côté que doive venir le secours de l’Église pour la subsistance de ses ministres, je me sens obligé de vous le demander. Il est constant que Mr l’évêque de Pétrée ne peut fournir de curés ou de missionnaires tous les endroits de ce pays qui en ont besoin, s’il n’est assisté ou par le roi ou par la compagnie (des Indes). Le fonds des dîmes, établi avec beaucoup de modération, ne peut suffire, à moins que M. Bretonvilliers, supérieur de Saint-Sulpice, ne fasse passer cinq ou six prêtres choisis dans son séminaire, qui ne soient pas plus à charge que ceux[13] qu’il nous a fait donner cette année, pour desservir la cure des Trois-Rivières et administrer les sacrements aux troupes d’un ou deux de nos forts ; cet expédient me paraît le plus facile et le moins onéreux de tous. » Plusieurs ecclésiastiques de Saint-Sulpice jouissaient des biens de la fortune, et leur supérieur, fils d’un financier célèbre du temps de Mazarin, n’épargnait pas sa bourse lorsqu’il s’agissait de Montréal. Il en résultait que les missions confiées aux sulpiciens ne coûtaient rien au roi et à peu près rien aux habitants. Plus tard, les choses se modifièrent d’elles-mêmes ; car l’île étant la propriété de la maison de Saint-Sulpice à titre seigneurial, les revenus qui en découlèrent et qui provenaient des habitants, allèrent au fonds de cette communauté à mesure qu’ils se produisaient et augmentaient. Voilà comment Montréal constitua un monde à part en Canada, et pourquoi l’île fut si longtemps administrée par des personnes venues de France et qui, le plus souvent, y retournaient après quelques années de séjour parmi nous. Aujourd’hui encore, le sentiment qui domine dans les actes et agissements des sulpiciens est celui de gens étrangers au pays ; pour eux, en de certains moments, le Canada est une contrée de missions, ce qui n’empêche pas qu’ils aient fait beaucoup de bien.

L’automne de 1667, Talon écrivait : « L’évêque de Pétrée a sous lui neuf prêtres, et plusieurs clercs qui vivent en communauté quand ils sont près de lui dans son séminaire, et séparément à la campagne quand ils y sont envoyés par voie de mission pour desservir les cures qui ne sont pas encore fondées. Il y a pareillement les pères de la compagnie de Jésus, au nombre de trente-cinq, la plupart desquels sont employés aux missions étrangères — ouvrage digne de leur zèle et de leur piété, s’il est exempt du mélange de l’intérêt dont on les dit susceptibles, par la traite des pelleteries qu’on assure qu’ils font aux 8ta8aks (Outaouais) et au Cap de la Madeleine, ce que je ne sais pas de science certaine. La vie de ces ecclésiastiques, par tout ce qui paraît au dehors, est fort réglée, et peut servir de bon exemple et d’un bon modèle aux séculiers qui la peuvent imiter ; mais comme ceux qui composent cette colonie ne sont pas tous d’égale force, ni de vertu pareille, ou n’ont pas tous, les mêmes dispositions au bien[14], quelques-uns tombent aisément dans leur disgrâce pour ne pas se conformer à leur manière de vivre ; ne pas suivre tous leurs sentiments et ne s’abandonner pas à leur conduite qu’ils étendent jusque sur le temporel, empiétant même sur la police[15] extérieure qui regarde le seul magistrat. On a lieu de soupçonner que la pratique dans laquelle ils sont, qui n’est pas bien conforme à celle des ecclésiastiques de l’ancienne France, a pour but de partager l’autorité temporelle qui, jusqu’au temps de l’arrivée des troupes (1665) du roi en Canada, résidait principalement dans leurs personnes[16]. À ce mal, qui va jusqu’à gêner et contraindre les consciences, et par là dégoûter les colons les plus attachés au pays, on peut donner pour remède l’ordre de balancer avec adresse et modération[17] cette autorité par celle qui réside ez personnes envoyées par Sa Majesté pour le gouvernement : ce qui a déjà été pratiqué ; de permettre de renvoyer un ou deux ecclésiastiques de ceux qui reconnaissent moins cette autorité temporelle et qui troublent le plus par leur conduite le repos de la colonie ; et introduire quatre ecclésiastiques entre les séculiers ou les réguliers, les faisant bien autoriser pour l’administration des sacrements, sans qu’ils puissent être inquiétés ; autrement, ils deviendront inutiles au pays, parce que s’ils ne se conformaient pas à la pratique de ceux qui y sont aujourd’hui, M. l’évêque leur défendrait[18] d’administrer les sacrements. Pour être mieux informé de cette conduite des consciences, on peut entendre[19] monsieur Dubois[20], aumônier du régiment de Carignan, qui a ouï plusieurs confessions[21] en secret et à la dérobée, et M. de Bretonvilliers sur ce qu’il a appris par les ecclésiastiques de son séminaire établi à Montréal. Outre ces ecclésiastiques dont il est parlé, il y a onze prêtres du séminaire de Saint-Sulpice établis à Mont-Réal, et qui s’emploient à y desservir la cure principale avec les habitations adjacentes, du spirituel desquelles ils prennent soin, de même que de l’instruction des sauvages vers lesquels ils ont commencé d’envoyer en mission, et de la jeunesse française. Comme ces ecclésiastiques ne sont à charge ni au roi ni au pays, à cause du bien qu’ils transportent en Canada, et que d’ailleurs ils ne causent pas aux colons la peine d’esprit qu’ils ressentent par la conduite des autres[22], j’estime qu’il serait bon d’inviter M. de Bretonvilliers à y en faire (passer) tous les ans quelques-uns. Ces ecclésiastiques subsistent de leur revenu ; les pères jésuites, tant du leur que des aumônes envoyées de France, et de cinq mille livres de pension annuelle qu’on prend sur le fonds du pays pour soutenir leurs missions[23]étrangères. Le séminaire de monsieur l’évêque subsiste tant de son revenu, consistant èz seigneuries de l’île d’Orléans et Beaupré, que deux mille livres de pension annuelle sur le fonds du pays, outre mille livres pour l’entretenement de la paroisse[24], prises sur le même fonds des dîmes qu’on a commencé d’établir pour elle, et de la gratification du roi. Outre ce nombre d’ecclésiastiques, il y a trois maisons de religieuses dans Québec : celle des ursulines est composée de vingt-trois religieuses qui s’appliquent à l’instruction des jeunes filles, et subsistent tant de leur fondation que de cinq cents livres de pension annuelle que le fonds du pays fournit, et principalement de leur économie. Plus utiles encore les religieuses hospitalières de l’ordre de Saint-Augustin, établies à Québec, qui travaillent avec beaucoup de zèle et de charité à nourrir, panser et guérir les malades et blessés qui leur sont envoyés de tous les endroits du pays. Mont-Réal a son hôpital desservi par cinq religieuses de même zèle et charité que les précédentes, qui assistent utilement la colonie. Toutes ces maisons de charité ont besoin qu’on leur en fasse, plus l’hôpital de Québec que les autres. Si le roi leur accorde, cette année, par forme d’aumônes, quelques gratifications, et permette que dans les vaisseaux qui seront par lui envoyés en Canada, elles puissent faire porter dix ou douze tonneaux de denrées à leur usage, et à celui des pauvres du pays, sans payer, elles s’en sentiraient bien obligées. »

Talon ne parle des dîmes qu’en passant. C’était toutefois l’une des principales questions du jour. L’édit qui fixait cette redevance au treizième du revenu soulevait des mécontentements. L’automne de 1666, Mgr de Laval, écrivant au souverain pontife, disait que les Canadiens se refusaient à la payer, et il ajoutait, dans cette lettre que M. l’abbé Faillon a découverte à Rome : « Cette année, cependant, la nécessité, ou le vice-roi M. de Tracy, les obligera à la payer. C’est un homme puissant en œuvres[25] et en paroles ; il autorise la vie chrétienne par son exemple, en prend hautement la défense[26] et nous[27] espérons beaucoup de bien de son séjour en Canada, s’il plaît au ciel de nous le conserver. » Il fallut, cependant, que Mgr de Laval se résignât à composer ; il proposa de réduire la dîme au vingtième, mais les agitations continuèrent. Dépité, il voulut revenir au treizième. Les syndics des habitants et les capitaines des côtes (capitaines de milice) remontrèrent contre cette mesure, ce qui détermina Tracy, Talon et Courcelles à la fixer à la vingt-sixième, considérant que même la vingtième serait encore trop pour un pays nouveau. Ils déclarèrent de plus (1667) que le propriétaire d’une ferme ne payerait point de dîmes durant les cinq premières années de la concession, afin qu’il pût défricher plus aisément. Il était entendu que ceci pourrait être changé lorsque le pays serait mieux établi. Le propriétaire et le fermier devaient payer à proportion de ce que chacun d’eux retirerait, soit en grain, soit en argent.

À Montréal, les censitaires des messieurs de Saint-Sulpice, voulant reconnaître la générosité de leurs seigneurs et curés, décidèrent que, pendant trois ans, la dîme serait fixée au vingt et unième pour les gerbes de blé et au vingt-sixième pour les autres grains[28].

Dans les années 1666-1669, arrivèrent de France les pères jésuites Jacques Bruyas, Étienne de Carheil, Jacques Marquette, Louis de Beaulieu, Jean Pierron, Guillaume Mathieu, Pierre Milet et Louis André ; les sulpiciens venus de 1667 à 1669 sont François Fillon, François de Salignac de Fénelon, Claude Trouvé, René de Brehaut de Galinée, François-Saturnin Lascaris d’Urfé, Joseph Mariet, Louis-Armand de Cicé, Isidore Mercadier, et (1669) Pierre de Caumont, prêtre.

Au printemps de 1669, Louis XIV donna ordre de permettre aux récollets d’envoyer de leurs religieux en Canada. Les quatre premiers qui partirent furent retardés par des accidents de mer et durent retourner en France après avoir relâché en Portugal.

Par lettre du 4 avril 1670, le roi commanda au père Germain Allart, provincial des récollets, de passer en personne dans la Nouvelle-France avec quatre religieux. D’autres lettres furent expédiées dans le même but à Mgr de Laval, au gouverneur Courcelles et à l’intendant Talon.

À la fin de mai 1670, la flotte partit de la Rochelle pour Québec, où elle arriva après une navigation de trois mois. Elle amenait Talon et dix récollets : les pères Germain Allart, provincial, Gabriel de la Ribourde, Simple Landon, Hilarion Geuesnin, les frères Luc le Français, diacre, et Anselme Bardou, laïque.

Les récollets, écrit le père Le Clerq, « furent reçus par Mgr de Pétrée, M. de Courcelles, gouverneur, les révérends pères jésuites et le grand concours des habitants, avec toutes les marques de joie que l’on pouvait attendre d’un pays où nos pères étaient désirés avec empressement depuis tant d’années. » Talon disait, le 10 octobre de cette année, que plus il viendrait de récollets, plus on parviendrait à déraciner les jésuites.

Il était difficile de rendre aux récollets les terres dont les titres leur avaient été accordés avant 1629. M. d’Avaugour en avait donné une partie à Louis-René Chartier de Lotbinière (29 janvier 1662), et presque tout le reste était possédé par les hospitalières de Québec et par madame veuve Pierre Le Gardeur de Repentigny. Le père provincial se désista de toute prétention sur ces propriétés ; mais, le 23 octobre 1670, M. de Lotbinière lui rendit tout ce qu’il en possédait, et les dames hospitalières et madame de Repentigny consentirent à un arrangement ; c’est pourquoi, le 9 mai 1673, on leur accorda un titre sur dix arpents de front et cent six de profondeur au devant des terres qui restaient aux récollets à la rivière Saint-Charles.

Dès le 4 octobre 1670, la maison des récollets était assez avancée en construction pour que Mgr de Laval y célébrât la messe, ce qui eut lieu avec le plus d’éclat et de pompe possible, au bruit de la mousqueterie et du canon.

Au départ des vaisseaux, le père Allart retourna en France, laissant le père de la Ribourde pour son commissaire et premier supérieur de la mission. Le gouverneur et l’intendant s’engageaient à ne rien négliger dans l’intérêt de cette dernière. Durant l’hiver (1670-71), on transporta les matériaux destinés à l’érection de l’église, dont la première pierre fut posée le 22 juin 1671 avec les cérémonies ordinaires, par Talon.

La paroisse des Trois-Rivières était dans une situation exceptionnelle. Nous ne saurions expliquer ce qui s’y passait depuis quelques années, mais il est certain qu’il y avait deux ou trois partis en lutte touchant la construction d’une église et au sujet des terres des jésuites. L’église, demandée avant 1650, pour remplacer la chapelle des jésuites, avait été construite en 1664 sur un terrain donné aux habitants par M. de Mésy et Mgr de Laval, comme administrateurs de la colonie. Il paraîtrait qu’il était question depuis ce temps de savoir qui serait curé de la ville. D’un autre côté, au Cap-de-la-Madeleine, surgissaient des troubles relativement à l’eau-de-vie. La mission sauvage de ce poste était démoralisée par les traiteurs. Les jésuites cherchaient à prévenir ces désordres, mais ils tenaient magasins eux-mêmes. Les décisions de leur juge étaient portées en appel aux Trois-Rivières, où les disputes recommençaient. Le conseil souverain décida (20 janvier 1670) que ces appellations ressortiraient des Trois-Rivières, contrairement à la demande des pères jésuites qui voulaient que leur juge (ils étaient seigneurs du Cap) relevât du conseil. Cette mesure, conforme à la manière dont le pays était administré, ne calma point les esprits et fit perdre aux jésuites le reste de leur prestige dans ces localités. Les anciennes querelles se réveillèrent et rendirent la situation intenable pour ces religieux. On peut dire avec le père Le Clercq, récollet, que « la mission des Trois-Rivières n’était remplie de personne » lorsque les récollets arrivèrent, en 1670. Le registre de la paroisse montre cependant que les jésuites y exercèrent les fonctions curiales jusqu’au 23 septembre 1670, que M. Pierre de Caumont, prêtre séculier, y était le 9 octobre. Le frère Hilarion Guénin, récollet, fit son premier acte en ce lieu le 18 janvier 1671. Ensuite, on rencontre (19 janvier, 19 avril, 7 juillet et 24 septembre) le père Richard, jésuite. M. Dubois d’Esgrizelles, prêtre, le 18 mai ; M. Jean Jallet, prêtre, le 6 septembre, s’y rencontrent aussi. Le frère Claude Moireau, récollet, inscrit son nom pour la première fois (comme curé) le 12 novembre 1671. Depuis cette date, les jésuites n’ont pas reparu dans les paroisses du gouvernement des Trois-Rivières, mais ils ont conservé leurs seigneuries et, durant cent trente ans, ils en ont retiré les revenus. Ces seigneuries (et la traite !) cause de tous les désaccords survenus entre eux et les Trifluviens, embrassaient les meilleures terres de la ville et de son voisinage. Les récollets demeurèrent plus d’un siècle curés de ces paroisses sans posséder de terres ; l’harmonie n’a cessé de régner entre eux et les habitants. Nous devons faire observer aussi que les argents payés aux jésuites par les censitaires ne profitaient point aux gens du district des Trois-Rivières. Ces pères avaient bien contracté l’obligation d’instruire la jeunesse et de s’occuper des choses de la religion ; mais ils ne fondèrent point d’école et se dispensèrent de fournir des prêtres à ces localités. Il en résulta que, après 1670, à mesure que les colons s’établirent dans ces paroisses, les cens et rentes et autres contributions, allèrent grossir le trésor de la résidence de Québec et servirent soit aux fins des missions étrangères, soit à l’entretien des ecclésiastiques appelés de France pour prendre la place qu’eût dû occuper le clergé national. On s’étonne, après cela, de l’indifférence des Canadiens lorsque les jésuites furent réduits (1763) à abandonner le pays ou à ne plus admettre de religieux dans leurs rangs !

Vers le milieu de septembre (1671), sinon plus tard, arrivèrent de France à Québec quatre pères récollets et un frère laïque. « Le père supérieur étendit les effets de son zèle en quantité d’endroits du pays habité. Il prit lui-même pour district cinq villages du voisinage de Québec. On commença l’établissement du tiers-ordre de Saint-François. »

Se voyant à la tête d’un personnel assez nombreux, le père de la Ribourde songea aux missions sauvages qui avaient été abandonnées, mais qu’il était, pensait-il, urgent de reprendre. Quoiqu’il protestât de son désir de ne se mêler aucunement des postes où étaient les missionnaires jésuites, il ne put rien obtenir et remit à plus tard l’envoi de ses frères dans ces régions éloignées.

Le parti opposé aux récollets donnait à entendre que ces religieux devaient se consacrer à la vie contemplative et qu’il y avait assez d’ouvriers en Canada pour cultiver la vigne du Seigneur. Ces hostilités sourdes étaient comprises des moins clairvoyants. Les récollets espéraient malgré tout que, d’un moment à l’autre, on leur permettrait de se rendre dans les missions sauvages, et, dans ce but, les pères Simple Landon, Exupère d’Ethune et Léonard étudiaient les langues des sauvages.

En 1673, le père de la Ribourde passa de Québec au fort Frontenac, que l’on venait de construire. Il en fut, ainsi, le premier missionnaire. Les pères Louis Hennepin et Luc Buisset étaient destinés aux missions des Iroquois, et ils incitèrent ces sauvages à s’établir près de Montréal.

À la demande de M. Denis et de Charles Bazire, propriétaire de l’île Percé, dans le golfe Saint-Laurent, Frontenac, agissant en l’absence de Mgr de Laval (qui était en France) et malgré l’opposition du grand-vicaire des Bernières, accorda permission aux récollets d’envoyer un missionnaire dans cet endroit, où, durant l’été, se rassemblaient quatre ou cinq cents pêcheurs et nombre de sauvages. Au mois de mai 1673, le père Exupère d’Ethune partit de Québec avec la famille de M. Denis ; il ne laissa définitivement Percée qu’en 1683, lorsqu’on le rappela pour être supérieur à Québec, en remplacement du père Valentin Le Roux. Le père d’Ethune resta dans le pays jusqu’à 1687 et y ruina sa santé. Jusqu’à la conquête, les récollets ont eu les sympathies des habitants. Ils ont fait corps avec l’élément canadien. Comment se peut-il que la légende historique dont on nous a nourris soit toujours et constamment en l’honneur des jésuites ? La réponse est facile. De 1760 à 1840, nous avons eu à peine quelques instants libres pour nous occuper de notre ancienne histoire, et depuis quarante ans, les jésuites ont eu le soin de publier une foule de brochures et de livres qui célèbrent et commentent leurs travaux. Une tradition s’est établie sur ces données ; aujourd’hui, on l’invoque comme une preuve. Or, la tradition n’a jamais d’autre source que ces sortes de renseignements. Lorsqu’un peuple, éprouvé par le malheur, a été cent ans dépourvu de livres, le premier écrivain qui le veut lui fait accepter ses récits, et, à la seconde génération, tout cela passe pour de l’Histoire. Ainsi, bons récollets qui n’avez fait chez nous que le devoir si humble et si respectable de pasteurs évangéliques, on vous a oubliés ; plus que cela, on tourne les esprits de vos fidèles Canadiens vers ceux que nos ancêtres n’ont jamais regrettés parce que…

À partir de 1673, les Relations des jésuites cessèrent d’être imprimées, à la suite d’une décision de Rome qui défendit la publication des lettres des missionnaires, « même celles des jésuites. » Cette mention spéciale donne-t-elle à entendre que les Relations de la célèbre compagnie étaient surtout visées dans le décret ? Ce qui est certain, c’est que, au Canada, les habitants étaient, depuis des années, mécontents de ces récits dans lesquels les faits étaient presque toujours dénaturés. On s’est étonné qu’un si petit nombre d’exemplaires de ces livres aient été retrouvés dans notre pays : selon toute apparence, on ne les y répandait pas — dans la crainte de soulever des réclamations. Ils étaient calculés dans un but politique : l’esprit de domination des Français et surtout des jésuites sur le pays. Il paraîtrait que M. de Courcelles fut celui qui porta le coup de grâce à ce système de falsification. M. d’Allet, prêtre de Montréal déjà mentionné, dit : « Dès que ces Relations étaient imprimées en France, on[29] avait soin de les envoyer aux ecclésiastiques qui étaient à Montréal, et ils gémissaient de voir que les choses étaient rapportées tout autrement qu’elles n’étaient dans la vérité. M. de Courcelles en ayant donné avis à la cour, on donna ordre aux pères jésuites de ne plus faire de Relations. » Il faut noter, toutefois, que des défenses antérieures avaient été portées et que, dès 1664, on ne voit plus sur ces imprimés l’approbation du provincial des jésuites de France. De 1664 à 1669, Sébastien Cramoisy publie sous son nom, joint à celui de son neveu ; en 1670, par suite de la mort de Sébastien, arrivée l’année précédente, on ne voit que le nom du neveu. La mesure générale du 6 avril 1673, confirmant les autres défenses, ne permit plus l’équivoque : il fallut se soumettre — les Relations cessèrent de paraître[30].

L’exclusivisme qui règne dans ces narrations et que l’on a voulu excuser en disant qu’elles sont consacrées uniquement aux affaires religieuses, n’est que trop réel et par suite condamnable. Les jésuites savaient bien ce qu’ils faisaient en représentant les choses sous un jour favorable à leurs seuls intérêts. Une fois frappés, ils se soumirent mais tardivement, et, disent les historiens, leurs adversaires se sont montrés peu charitables en les critiquant, alors qu’ils ne pouvaient plus se défendre. Mais les jésuites avaient-ils été justes, au temps de leur puissance, envers les gens qu’ils vilipendaient et le pays qu’ils trahissaient ? N’ayant pas souffert qu’on luttât contre eux, ils devaient s’attendre à être attaqués après leur chute. On a raison de se moquer, comme l’a fait le père Le Clercq, de ce nombre prodigieux de sauvages convertis qui ont disparu du moment où les Relations cessèrent de circuler en France.

Ce n’est pas que les jésuites n’aient renfermé dans ces lettres de précieux renseignements sur l’histoire de la colonie. À titre de pièces de ce genre, elles sont de toute valeur. Seulement, il faut les lire avec précaution et contrôler les faits. Le parti-pris de ne faire envisager le Canada en France que comme, un pays de mission trompe le lecteur. Et puis, il y a de ces sous-entendus terribles qui vont plus loin. Par exemple, on mentionne ceux qui ne veulent pas le bien de l’Église ; ceux qui sont opposés à la vérité ; ceux que l’esprit d’insubordination inspire ; ceux qui résistent aux ministres du Seigneur. Oui sont ceux-là ? On ne le dit pas — mais nous savons qu’il s’agit des habitants, des Canadiens fatigués des simagrées et des abus de ce corps nombreux et puissant. Sous le couvert de la religion, l’intrigue a été longtemps victorieuse en Canada, et encore de nos jours, la presse bonasse accepte la prétendue tradition des « jésuites bienfaiteurs de ce pays, » sans rien connaître et sans rien peser. Le premier hâbleur venu fait parler un journal ; ce hâbleur est toujours l’instrument de quelqu’un plus habile que lui.

On nous répète sans cesse que les jésuites ont évangélisé le Canada. D’où vient cette affirmation ? Des jésuites eux-mêmes. Or, les faits la contredisent. Les sauvages n’ont pas voulu se faire chrétiens. En 1670, au moment où les jésuites se voyaient forcés de renoncer à Montréal et aux Trois-Rivières et même aux missions du golfe Saint-Laurent, il n’y avait pas deux cents sauvages chrétiens dans le Bas-Canada, et ceux qui demeuraient dans le voisinage des trois villes y étaient venus sous le coup de la terreur que répandaient les Iroquois. À ce compte, leur conversion était due autant aux Canadiens qu’aux jésuites. Postérieurement à 1670, les sauvages ont été instruits (lorsqu’ils voulaient l’être) par les récollets, les sulpiciens et quelques jésuites. Il n’est jamais venu à la pensée des sulpiciens ou des récollets de faire de la réclame pour un devoir simplement accompli. Ce que plus de soixante jésuites n’avaient pu exécuter, de 1625 à 1670, la misère, les maladies épidémiques et les guerres l’imposèrent aux sauvages : ils se convertirent par petites bandes, à mesure qu’ils eurent besoin du secours des Canadiens. Dans tout ceci, nous ne parlons point encore de l’ouest, qui a son histoire à part.

Sont-ce les Habitants qui ont été évangélisés par les jésuites ? Assurément ce serait une plaisante prétention ! Les Habitants étaient aussi bons catholiques que les jésuites, et le rôle de ces derniers s’est borné aux fonctions ecclésiastiques ordinaires, tout en mécontentant leurs ouailles par des machinations politiques et commerciales bien éloignées de la mission du prêtre.

Après 1670, les jésuites ne furent à peu près rien dans le Bas-Canada ; leur influence étant balancée par les autres ordres religieux plus aimés de la population. Il faut se rendre à 1750 pour voir apparaître la légende historique qui les concerne. C’est Charlevoix, un jésuite, qui la mit sur le papier, et son livre, publié vingt ans après 1720 (date du voyage de Charlevoix), ne commença à circuler parmi nous que vers 1748, au moment où s’ouvraient les guerres de la conquête. Nous fûmes alors séparés de la France, et durant trois quarts de siècle, il ne nous vint que bien rarement quelques livres de notre ancienne mère-patrie. Lorsque, vers 1820, la curiosité se réveilla sur notre histoire, Charlevoix fut consulté : il était le seul écrivain accessible, puisque nous n’avions pas même les fameuses Relations sur lesquelles il base presque tout son travail. La légende des jésuites bienfaiteurs fut ainsi acceptée sans critique, et, depuis 1840, elle a été en grand honneur parmi nous : les jésuites l’ont répandue dans les journaux, les revues, les brochures, les conférences et les livres, sous mille formes — personne ne sait comme eux exploiter la presse. Leurs disciples, rendus féroces par l’ignorance, s’arrêtent toutefois quand on leur demande des preuves de leurs affirmations. Poussez-les davantage, exigez une réponse précise, appuyée sur des documents, ils finissent par vous dire : « Eh ! bien, après tout, quand cela serait vrai, pourquoi le dire ? » Pourquoi donc battez-vous la caisse depuis si longtemps au profit des jésuites ? Est-ce que les sulpiciens, les oblats et notre clergé national s’adonnent à ce commerce ? Cependant, tout le monde les respecte. « Combien faut-il dépenser de bouteilles d’encre pour faire aimer un jésuite ? » demandait tout récemment un homme instruit. Nous lui répondîmes qu’il pouvait s’en rendre compte par le fait suivant : Il vient de paraître en France une traduction du livre de M. Parkman, The Jesuits in North America, si honteusement falsifiée que l’auteur se trouve à dire le contraire de ce qu’il a écrit. Cherchez à qui le crime profite. Voilà le genre d’abus dont nous avons été victimes en Canada.

L’espèce de terreur répandue dans la province de Québec au sujet des jésuites est encore un fait à observer. Si quelqu’un s’avise de contester l’authenticité des récits dont on ne cesse de nous étourdir, de suite un cri s’élève : « Prenez garde aux jésuites ! » D’autres, dans leur naïveté peureuse, nous disent : « Vous risquez beaucoup — on ne sait pas de quoi les jésuites sont capables ! » Nous prenons en pitié ces pauvres gens. L’Histoire se compose de faits. Le passé est un champ ouvert aux investigations. Qui donc a le privilège d’agir par intimidation et de refouler la vérité historique ? Ce pays du Canada est à nous, les Canadiens. Tout homme possède le droit et a le devoir de chercher à s’éclairer. Que le passé se montre, tel qu’il a été, les ignorants seuls refuseront d’y croire.


Séparateur

  1. Lettre particulière de M. Pierre Margry.
  2. Le lecteur remarquera que l’éternelle question des Sauvages était la seule en vue. Des habitants, de la colonie proprement dite, pas un mot, sauf pour les dénigrer.
  3. On sait à quoi s’en tenir sur ces grands mots qui ne s’accordent pas avec les faits.
  4. Les jésuites n’ont rien fait d’extraordinaire auprès des habitants. Le premier prêtre venu valait tous les jésuites.
  5. On a bâti tout un système sur ces affirmations. Les premiers Canadiens étaient aussi bons chrétiens et meilleurs catholiques que la grande majorité de la nation française ; ils ne doivent pas leurs sentiments aux jésuites.
  6. Au moment où il écrivait cette lettre, Mgr de Laval venait de mettre le pied à Québec. Quel témoignage pouvait-il rendre de l’affection des Canadiens envers les jésuites ?
  7. Mgr de Laval, si intéressé dans le succès des jésuites, était-il lui-même capable de porter un jugement dans cette affaire ?
  8. Quelle vérité ? Les intrigues triomphantes des jésuites étaient des vérités, sans nul doute.
  9. Cet aveu ne surprend pas après ce qui précède.
  10. À plusieurs reprises, nous avons parlé des plaintes des Canadiens.
  11. Ceci confirme l’aveu de Mgr de Laval lui-même.
  12. Osera-t-on nier cette affirmation signée de Louis XIV et de son ministre Lyonne ?
  13. MM. Michel Barthélémy, François Dollier de Casson, Jean Frémont, Étienne Guillotte et Guillaume Bailly, arrivés le 5 septembre 1666.
  14. C’est-à-dire que tout le monde n’était pas disposé à vivre comme dans un couvent.
  15. Jusqu’à aller le soir de maison en maison faire éteindre les lumières et ordonner aux gens de se coucher.
  16. Nos lecteurs ont dû se convaincre de l’exactitude de cette affirmation.
  17. Le confesseur du roi était jésuite ; il était dangereux de méconnaître son influence. Aussi Talon n’ose-t-il pas conseiller la rigueur.
  18. Ceci montre que la soumission de Mgr de Laval aux jésuites n’était pas un secret.
  19. En 1639, 1644, 1650, 1659, 1663, les Canadiens avaient porté plainte à ce sujet, mais on n’avait pas voulu les entendre.
  20. J.-Bte Dubois d’Égrizelle, prêtre, arrivé le 19 août 1665, avec M. de Salières et M. Flavien de Saint-Pons, prêtre, abbé de Carignan.
  21. Ce mot confession qui signifie aussi confidence a été employé par Fénélon contre Bossuet, lequel a passé longtemps pour avoir dévoilé le secret confié au confessionnal par Fénelon. Nous le prenons ici dans le sens de confidence.
  22. C’est-à-dire les jésuites.
  23. Les habitants payaient depuis trente ans pour les missions, tandis qu’on eût dû secourir ces mêmes habitants.
  24. L’église paroissiale de Québec fut consacrée le 11 juillet 1666.
  25. Pas dans la guerre contre les Iroquois !
  26. En faisant payer la dîme à coup de bâton ?
  27. Mgr de Laval et les jésuites.
  28. Édits et Ordonnances, II, 45. Faillon, Hist. de la colonie, III, 165-6.
  29. Des amis de Saint-Sulpice.
  30. Voir Revue de Montréal, 1877, p. 167-71. Harisse : Bibliographie, p. 60.