Histoire des Canadiens-français, Tome IV/Chapitre 5

Wilson & Cie (IVp. 85-96).

CHAPITRE V


Campagnes contre les Iroquois. — Projet de former des villages français sur les bords du Saint-Laurent. — Nouvelles seigneuries.



C
onduites avec précipitation, les entreprises des Français contre les Iroquois ne réussirent qu’à demi. La première campagne (hiver 1665-66) se borna à une marche en raquettes ; la seconde (automne de 1666) remplit à peu près le but désiré — mais le prestige de la France eut à souffrir du flottement des affaires militaires dans ces expéditions qui eussent dû être foudroyantes.

Les Cinq-Cantons, terrifiés, non dispersés, n’altérèrent en rien leur politique — sauf que, n’étant point les plus forts, ils recoururent à leur vieille pratique : la diplomatie. On a trop souvent répété que cette nation avait été anéantie par les soldats de Carignan : elle eût dû l’être, mais ne le fut pas. Quarante années après 1666, ses bandes bravaient encore notre colonie et semaient la terreur sur tous les territoires où paraissait le drapeau français. L’horrible situation nommée les temps héroïques se termina, il est vrai, vers 1665 ; mais, si l’époque qui suivit attira peu l’attention des historiens sous le rapport de la guerre, ce fut à cause de la diminution du péril ; autrement, on ne comprendrait pas l’erreur dans laquelle ils semblent plongés.

Les premières mesures furent excellentes. MM. de Saurel et Chambly construisirent des forts, l’un à Sorel et l’autre à Chambly (1665), et, avant que l’année fût terminée, un troisième poste s’établissait sur la rivière Richelieu, non loin de Saint-Jean aujourd’hui. On en éleva deux autres plus loin, quelques mois plus tard : à Saint-Jean même et sur une île, à l’entrée du lac Champlain. Ceux-ci étaient de trop, aussi les abandonna-t-on avant longtemps. Déjà régnait dans les esprits, au Canada, cette détermination de se porter au cœur des pays encore inoccupés par nos colons et de faire rayonner des bords du Saint-Laurent la puissance française jusqu’aux limites du monde nouveau.

Les troupes s’échelonnaient sur la ligne de la rivière Richelieu, à mesure que les forts devenaient habitables. La compagnie des Indes se montrait tiède au sujet de ces préparatifs. Ses lenteurs rappelaient l’inertie calculée des Cent-Associés. Et puis, disait-on, à quoi servira la guerre ? Les Iroquois se soumettent déjà. Leurs ambassadeurs ne respirent que la paix : écoutez-les parler. En effet, ces rusés sauvages se servaient encore vis-à-vis des Français de la persuasion qui leur avait réussi tant de fois depuis trente ans. Les Canadiens savaient à quoi s’en tenir : ils poussaient à l’anéantissement de la race ennemie.

M. de Courcelles, le nouveau gouverneur, était chargé de conduire l’expédition. Trois cents hommes de Carignan marchaient sous ses ordres, outre cent volontaires du pays déjà prêts et auxquels se joignirent bientôt cent autres Canadiens, dont soixante et dix de Montréal. C’en était plus qu’il ne fallait pour assurer la victoire ; mais les officiers de Carignan voulurent conduire la guerre à la façon de l’Europe, et cette faute, qui se répéta, constamment jusqu’à la conquête, et dont Montcalm fut la dernière et brillante personnification, amena des revers dans toutes les entreprises ainsi dirigées. Avec les secours de France arrivait aussi la morgue européenne. L’histoire de l’Amérique (anglaise ou française) est remplie de ce mal prétendu nécessaire.

On commença par faire une campagne d’hiver. Chose absurde. M. de Courcelles partit de Québec le 9 janvier 1666. Les troupes chaussèrent la raquettes ; elles avaient à porter leurs bagages et leurs provisions. Dès le troisième jour, les nez et les oreilles des soldats tombaient par morceaux. Turenne, le plus audacieux des manœuvriers du temps, n’eut jamais songé à sortir de ses cantonnements des bords du Rhin au mois de janvier ; mais au Canada ! En quinze jours on se rendit aux Trois-Rivières ! Puis, laissant sur la route les malades et les gens gelés, et entraînant les garnisons à mesure qu’on les rencontrait, le gros de l’armée, fort de six cents hommes, atteignit les environs de Saint-Jean. M. de Courcelles partit, le 30 janvier, du fort Sainte-Thérèse (en cet endroit), et, marchant à son gré, il alla donner (15 février) un peu au-delà du fort Orange (Albany), croyant tomber en plein pays iroquois. Les pluies survinrent. Il fallut s’entendre avec le commandant hollandais. C’est de lui qu’on apprit où étaient les Iroquois. Ceux-ci étaient allés en guerre contre des tribus fort éloignées, et leurs villages ne renfermaient que des « non-combattants. » La retraite des Français commença. Avant de revoir le fort Sainte-Thérèse, l’armée perdit soixante soldats, plutôt par la faim que par le froid — mais pas un seul Canadien : ces derniers savaient se tirer d’affaire. M. de Courcelles s’en prit aux jésuites, qui, disait-il, avaient empêché les Algonquins de lui porter secours ; mais les Algonquins étaient commandés par Godefroy de Normanville, un Canadien qui ne cédait ni aux religieux ni aux autres influences. Le fait est que M. de Courcelles ne voulut pas assumer la responsabilité de son imprévoyance. Toutes nos guerres, à partir de 1666, présentent des exemples de ce savoir-faire européen.

Les Iroquois profitèrent du moment. Ils envoyèrent à Québec des délégués, avec mission de parler de la paix et reprochant aux Français d’avoir été les attaquer. Au lieu de les coffrer, on les traita en envoyés respectables. En même temps (juin 1666), les environs de Montréal étaient infesté de bandes qui massacraient les colons. Des coups semblables, avaient lieu près des forts Chambly et Sainte-Thérèse. Au miois de juillet, M. de Sorel, dirigeant une expédition contre le pays des Iroquois, rencontra quelques chefs à vingt lieues de leurs village et se laissa persuader qu’il fallait les conduire à M. de Tracy pour parler de la paix. Cette ruse fut acceptée, comme toujours, et les Français rebroussèrent chemin. Rendu à Québec, l’un de ces sauvages se vanta d’avoir tué un officier, M. de Chasy, et, comme ce dernier était parent du maréchal d’Estrades, le vice-roi lui fit mettre la corde au cou.

Le 14 septembre (1666), M. de Tracy se plaça à la tête de six cents soldats du régiment de Carignan et de six cents Canadiens, dont cent dix de Montréal, plus cent Hurons et Algonquins, et se rendit au fort Sainte-Anne, d’où il repartit le 3 octobre ; mais M. de Courcelles, impatient à son ordinaire, avait déjà pris les devants. M. Le Gardeur de Repentigny commandait, en cette occasion, cent Canadiens de Québec. Le capitaine Charles Lemoyne et son lieutenant, M. Picoté de Bélestre, étaient à la tête de la milice de Montréal.

La marche fut des plus pénibles. Comme dans la première expédition, les préparatifs manquaient de logique. De plus, les Iroquois, avertis du danger, avaient érigé des forts munis de canons — et pour leur répondre, il fallait transporter des bouches à feu par des lieux à peu près inaccessibles. Il en résulta des délais et des embarras sérieux pour l’armée française. Les approvisionnements vinrent à manquer ; on donna aux commissaires des vivres le titre de « grands maîtres du jeûne » ; ni le manger ni l’habillement n’étaient en rapport avec les nécessités des troupes. Les quatre villages des Agniers n’offrirent aucune résistance ; la population les avait évacués ; on les brûla avec les provisions qu’ils renfermaient. Au lieu de poursuivre ce premier succès, et d’aller ravager les quatre autres cantons, M. de Tracy ordonna la retraite, et le 5 novembre, il rentrait à Québec, où l’on célébrait avec éclat la « défaite des Agniers », qui n’était pas du tout une défaite, comme le temps le prouva. Cette seconde expédition est absolument ridicule, n’en déplaise aux historiens. Il ne s’y fit que des bévues, ajoutées à celles de la campagne précédente. Les six cents Canadiens qui lui servaient d’éclaireurs eussent accompli quelque chose de définitif, si la permission eût pu leur en être accordée — mais non ! il leur fallait se borner à « accompagner » les beaux militaires et être témoins de la sottise européenne. Ce qu’il mourut de soldats par le froid, la faim et les maladies dépasse le chiffre de toutes les garnisons que la France nous avait envoyées depuis trente ans — il est vrai que ces garnisons avaient toujours été déplorablement faibles. M. de Tracy voyait des miracles partout ; M. de Courcelles se jetait tête baissée dans des périls qu’il ne comprenait pas ; la milice canadienne était à peine regardée comme une aide — et pourtant elle seule eût été capable d’accomplir la destruction des Iroquois. Retournés chez eux après ce triomphe, les habitants eussent pu travailler en paix à leurs terres, protégés par les soldats royaux qui n’étaient propres qu’à contenir les détachements et les bandes de maraudeurs au-delà d’une certaine distance des habitations françaises. Ce qui est plus curieux, c’est l’espèce de panique dont furent prises ces troupes une fois casernées dans les nouveaux forts : elles n’osèrent plus sortir de leurs retranchements, par la crainte des Iroquois. Cette terreur gagna les officiers. Là où dix Canadiens s’aventuraient hardiment, cent soldats refusaient de marcher.

Durant l’hiver de 1666-67, sur soixante soldats retenus au fort Sainte-Anne, quarante furent malades du scorbut, la maladie dont souffraient toujours les Européens parce qu’ils ne voulaient point se conformer aux enseignements de l’expérience et qu’ils méprisaient les conseils des Canadiens. On découvrit — chose étonnante — que l’air était infecté au lac Champlain, et l’on se mit à transporter les malades à Montréal — en plein hiver !

Il résulta néanmoins de la démonstration de l’automne de 1666 que les Iroquois demandèrent encore une fois la paix. Trois années plus tard, il y avait des missions de jésuites dans chacun des cinq cantons — mais ces cantons existaient comme auparavant.

Le couronnement de cette guerre fut un bal ; il eut lieu, à Québec, le 4 février 1667, chez M. Louis-Théandre Chartier de Lotbinière.

La milice canadienne, déjà aguerrie et forte du sentiment national, s’était distinguée dans ces deux campagnes. Son organisation, encore incomplète mais pratique, ne devait pas tarder. Talon le comprit ; c’est pourquoi il écrivait, en 1667, qu’une dépense « de cent pistoles dans toute une année, mise en prix pour les plus adroits tireurs, exciterait bien de l’émulation au fait de la guerre. » On a trop répété, sans tenir compte des dates, que l’origine de notre milice est due à l’apparition du régiment de Carignan. L’esprit militaire existe chez les Français du moment où ils ont une contrée à défendre — un bien à eux. Le lecteur a pu suivre de point en point, dans cet ouvrage, les commencements de nos milices, et s’expliquer pourquoi, en 1666, tous les habitants en âge de porter les armes marchaient à côté des troupes régulières. Ce dont le pays avait eu besoin jusque là était moins une armée en campagne que des garnisons pour contenir les Iroquois ; mais nous avions été constamment privés de celles-ci. Lorsque les troupes du roi arrivèrent (1665), on ne tarda pas à voir naître chez les officiers qui les commandaient cette prévention et ce mépris de tous les Européens à l’égard des habitants des colonies qui ont fait tant de mal à la France et à l’Angleterre, par la suite. Les Canadiens s’en tinrent à leur connaissance du climat, des lieux et des choses américaines. Durant plus d’un siècle, il ne se fit point de bonne bataille sans leur avis et leur participation. Frontenac le premier sut utiliser ces hommes de fer, modestes autant que braves ; il leur donna une organisation propre, ou plutôt accepta officiellement celle qu’ils avaient formée d’eux-mêmes. Bien loin de repousser leurs chefs, ces habitants ennoblis par le courage et le patriotisme, il les confirma dans leurs grades, se confia à eux, voulut qu’ils eussent la gloire de protéger leur patrie dans des guerres où la France les poussait sans les consulter. Non ! l’esprit militaire des Canadiens n’est pas dû au voisinage des troupes royales : il régnait dans le cœur de l’habitant par le simple fait que cet homme était un habitant au lieu d’être un aventurier.

Les instructions données à l’intendant Talon au commencement de l’année 1665 appuyaient fortement sur l’ancien projet de créer des villages au lieu d’une ligne d’habitations : « L’une des choses qui a apporté plus d’obstacle[1] à la peuplade du Canada, disait Colbert, a été que les habitants ont fondé leurs habitations où il leur a plu[2] et sans se précautionner de les joindre les unes aux autres, et faire leurs défrichements de proche en proche pour s’entre secourir[3]. Ainsi, ces habitations, étant séparées de côté et d’autres, se sont trouvées exposées aux embûches des Iroquois. Pour cette raison, le roi fit rendre, il y a deux ans, un arrêt du Conseil par lequel il fut ordonné que, dorénavant, il ne serait plus fait de défrichements que de proche en proche, et que l’on réduirait nos habitations en la forme de nos paroisses et de nos bourgs, autant qu’il sera dans la possibilité, lequel, néanmoins, est demeuré sans effets sur ce que, pour réduire les habitants dans des corps de villages[4], il faudrait les assujettir à faire de nouveaux défrichements et abandonnant les leurs. Toutefois, comme c’est un mal[5] auquel il faut trouver quelque remède pour garantir les sujets du roi des incursions des sauvages qui ne sont pas dans leur alliance, Sa Majesté laisse à la prudence du sieur Talon d’aviser avec le sieur de Courcelles, et les officiers du conseil souverain de Québec à tout ce qui sera praticable pour parvenir à un bien si nécessaire. »

Charlevoix commente ce passage des instructions royales : « Il y avait sans doute, dit-il, de l’inconvénient à s’établir ainsi dans des lieux si éloignés les uns des autres, que les habitants ne fussent pas à portée de se porter secours en cas d’attaque ; mais il paraît que le plus court moyen pour y remédier était de bien fortifier la tête du pays[6] contre les ennemis présens, et contre ceux qu’il était facile de prévoir qu’on aurait tôt ou tard sur les bras. Le règlement dont parle ici M. Colbert a été renouvellé plus d’une fois mais toujours inutilement. L’intérêt, plus puissant que la crainte[7], a souvent porté les particuliers à se placer dans les endroits les plus exposés, où la facilité de la traite[8] leur ôtait la vue du péril, et les plus fâcheuses expériences n’ont pu les rendre sages[9]. »

Talon écrivait, le 4 octobre 1665 : « Je prépare un plan pour la création du premier village. Aussitôt qu’il sera terminé, je vous en enverrai le dessein… On devrait toujours se préparer en bonne saison pour envoyer ici des familles l’année suivante. Je puis assurer que leurs établissements seront ici tout préparés ; et, si le roi veut en envoyer un plus grand nombre la prochaine fois que les quarante pour lesquels vous m’avez avisé de faire des préparatifs cette année, je me tiendrai en mesure de les recevoir. »

Après avoir parlé du blé que produit le Canada, la mère de l’Incarnation écrivait, au mois d’octobre 1665 : « Cette abondance néanmoins n’empêche pas qu’il y ait ici un grand nombre de pauvres ; et la raison est que, quand une famille commence une habitation, il lui faut deux ou trois années avant que d’avoir de quoi se nourrir, sans parler du vêtement, des meubles et d’une infinité de petites choses nécessaires à l’entretien d’une maison ; mais ces premières difficultés étant passées, ils commencent à être à leur aise, et s’ils ont de la conduite, ils deviennent riches avec le temps, autant qu’on le peut être dans un pays nouveau comme est celui-ci. Au commencement, ils vivent de leurs grains, de leurs légumes et de leur chasse, qui est abondante[10] en hiver. Et pour le vêtement et les autres ustensiles de la maison, ils font des planches pour couvrir les maisons[11] et débitent des bois de charpente qu’ils vendent bien cher. Ayant ainsi les nécessités, ils commencent à faire trafic, et de la sorte ils avancent peu à peu. Cette petite économie a tellement touché ces messieurs les officiers, qu’ils ont obtenu des places (des concessions de terre) pour y faire travailler ; ainsi il est incroyable combien ce pays se découvre (se défriche) et se peuple partout. » En 1667, elle ajoutait : « Les forts qui ont été faits sur le chemin des Iroquois sont demeurés avec leurs garnisons ; l’on y défriche beaucoup, surtout au fort de Chambly et à celui de Sorel. Ces messieurs, qui sont fort honnêtes gens, sont pour établir des colonies françaises. Ils y vivent de ménage, y ayant des bœufs, des vaches, des volailles. Ils ont de beaux lacs fort poissonneux, tant en hiver qu’en été, et la chasse y est abondante en tout temps. Tous vivent en bons chrétiens. »

Talon écrivait à Colbert, le 27 octobre 1667 : « Conformément à votre idée, j’attacherai au château Saint-Louis la mouvance des trois villages que je veux établir dans ce voisinage pour renforcer ce poste central par un grand nombre de colons ; le roi ou la compagnie, comme plaira à Sa Majesté, restera le seigneur propriétaire, concédant seulement le domaine utile et les droits qui auront été stipulés dans les contrats aux soldats, aux familles récemment arrivées, et aux colons du pays qui auront épousé quelqu’une des jeunes filles que vous m’envoyez. J’ai fait préparer ces terrains aux frais du roi, et les concéderai, à charge par les occupants d’en préparer autant d’ici trois ans pour les nouvelles familles que l’on enverra de France, supposant que d’ici là ce pays sera en état de subvenir aux besoins de la plupart des familles qui y seront établies. Mon but principal est de peupler ainsi les environs de Québec d’un bon nombre d’habitants capables de contribuer à sa défense, sans que le roi ait besoin de les payer. Je tâcherai de pratiquer le même système dans tous les lieux où on formera des villes ou des villages, mêlant ensemble les soldats et les cultivateurs, de façon qu’ils puissent s’instruire les uns les autres dans la culture du sol, et s’aider dans tous les autres besoins de la vie. » Le 10 novembre, il disait : « Afin de concourir par les faits aussi bien que par les conseils à la colonisation du Canada, j’ai donné moi-même l’exemple en achetant une certaine étendue de terrain couverte de bois, sauf deux arpents que j’ai trouvé défrichés. Je me propose de l’étendre encore de manière à pouvoir y établir plusieurs hameaux ; il est situé dans le voisinage de Québec et pourra être utile à cette ville. On pourrait doter cet établissement d’un titre nobiliaire si Sa Majesté y consentait, et on pourrait même annexer à ce fief, avec les noms qui pourront y convenir, les trois villages que je désirerais y créer. On arriverait ainsi, en commençant par mon exemple, à faire surgir une certaine émulation parmi les officiers et les plus riches colons, à s’employer avec zèle à la colonisation de leurs terres, dans l’espoir d’en être récompensé par un titre. Vous savez que M. Berthelot[12] m’a autorisé, jusqu’à concurrence de dix mille livres, à faire établir ici une ferme pour son compte ; d’autres personnes de France m’ont adressé de pareilles demandes, et la création de titres que je propose serait un moyen facile de faire progresser la colonie. »

La Relation de 1668 décrit la nouvelle situation du pays : « La crainte des ennemis n’empêche plus nos laboureurs de faire reculer les forêts, et de charger leurs terres de toutes sortes de grains, dont elles se trouvent capables autant que celles de France. Nos chasseurs vont bien loin, en toute assurance, courir l’orignal avec un profit signalé qu’ils retirent de cette chasse. Les sauvages, nos alliés, ne craignant plus d’être surpris en chemin, nous viennent chercher de tous côtés de cinq ou six cents lieues d’ici, ou pour rétablir leurs commerces interrompus par les guerres, ou pour en commencer de nouveaux, comme prétendent faire des peuples fort éloignés, qui n’avaient jamais parus ici, et qui sont venus cet été dernier, pour ce sujet. Il fait beau voir à présent presque tous les rivages de notre fleuve Saint-Laurent habités de nouvelles colonies qui vont s’étendant sur plus de quatre-vingts lieues de pays le long des bords de cette grande rivière, où l’on voit naître, d’espace en espace, des bourgades qui facilitent la navigation, la rendant plus agréable par la vue de quantité de maisons, et plus commode par de fréquents lieux de repos. C’est ce qui cause un changement notable en ce pays par les accroissements qui s’y sont faits, plus grands depuis qu’il a plu au roi d’y envoyer des troupes, qu’il n’en avait reçu dans tout le temps passé et par l’établissement de plus de trois cents familles en assez peu de temps — les mariages étant si fréquents que, depuis trois ans, on en a fait quatre-vingt-treize dans la seule paroisse de Québec. » Et plus loin, elle dit que nombre d’officiers et plus de quatre cents soldats de Carignan-Salières se sont déjà faits habitants, « ce qui est cause que fort peu retournent en France avec M. de Salières, colonel, qui a blanchi dans les armées de France, où il s’est fait assez connaître. »

Il resta quatre compagnies de troupes. Deux années plus tard, on leur accorda des terres, et en cette occasion, on versa à leurs officiers certaines sommes, en leur imposant l’obligation de s’occuper avant tout de faire défricher. Le roi donna cent livres à chaque soldat qui voulait s’établir, ou cinquante livres et des vivres pour un an ; aux sergents, cent cinquante livres, ou cent livres, avec des vivres pour l’année. Aux capitaines, lieutenants et enseignes de quatre compagnies, formant en tout douze officiers, il accorda six mille livres à partager entre eux. À M. de Contrecœur, qui méritait tant par ses longs services, il fit verser une somme de six cents livres. Ces subsides n’avaient certainement rien d’extraordinaire ; car l’argent valait alors la moitié moins que du temps de M. de Lauson, où les seigneurs, notamment ceux de Montréal, comme le remarque M. l’abbé Faillon, payaient à leurs censitaires des gratifications de quatre à six cents livres.

Durant la période qui va de 1665[13] à 1671, il ne paraît pas avoir été accordé de titre en forme pour des nouvelles seigneuries, mais seulement quelques promesses par billets ou simples lettres adressés à des particuliers. Le 10 juin 1668, le gouverneur donne à Maurice Poulain, sieur de la Fontaine, procureur du roi aux Trois-Rivières, permission de faire travailler sur une terre, avec promesse de lui fournir un titre de concession. C’est l’emplacement actuel de ce que l’on nomme les Vieilles Forges. Le titre définitif fut signé en faveur de Jeanne Jallaut, veuve de Maurice Poulin, le 4 août 1676, et les travaux de défrichements commencés continuèrent après cette date. La famille Poulin ouvrit les mines de fer de ce lieu.

Le 17 juin 1669, les deux fiefs concédés (1647) à Pierre Lefebvre et à Nicholas Marsolet, furent achetés par Michel Pelletier, sieur de la Prade, lequel obtint deux autres concessions avoisinant (1669 et 1676), et s’établit sur les lieux. La seigneurie ainsi formée portait le nom de Gentilly dès 1676, date du titre qui la reconnaît.

Jean Lemoyne, habitant du Cap-de-la-Madeleine, obtient (3 janvier 1669) le fief Sainte-Marie, à l’entrée de la rivière Sainte-Anne de la Pérade. Le titre ne lui en fut livré qu’en 1672.

Louis Godefroy de Normanville et le sergent Labadie reçurent respectivement un fief dans la banlieue des Trois-Rivières, les 10 février et 10 juillet 1670, mais les titres sont de l’automne de 1672.

Talon, propriétaire de la seigneurie des Islets, obtient (14 mars 1671) du roi « cession et transport des trois villages qui y sont voisins et à nous appartenant ; le premier appelé Bourg Royal, le second Bourg la Reine, et le troisième le Bourg Talon, » pour être unis et incorporés à sa terre des Islets. Le tout est érigé en baronnie, sans augmentation de charges pour les habitants. En 1675, cette baronnie fut érigée en comté, sous le nom d’Orsainville, à la demande de Talon.

Depuis le retour de cet intendant (1670) jusqu’au mois d’octobre 1672, on ne voit pas que des concessions de terres aient été faites en Canada, soit au nom du roi, soit au nom de la compagnie des Indes Occidentales.

L’arrêt de retranchement que voici est du 4 juin 1672, signé à Saint-Germain par Colbert : « Le roi étant informé que tous ses sujets qui ont passé de l’ancienne en la Nouvelle-France ont obtenu des concessions d’une très grande quantité de terres le long des rivières du dit pays, lesquelles ils n’ont pu défricher à cause de la trop grande étendue, ce qui incommode les autres habitants du dit pays, et même empêche que d’autres Français n’y passent pour s’y habituer, ce qui étant entièrement contraire aux intentions de Sa Majesté pour le dit pays et à l’application qu’elle a bien voulu donner depuis huit ou dix années pour augmenter les colonies qui y sont établies, attendu qu’il ne se trouve qu’une partie des terres le long des rivières cultivées, le reste ne l’étant point, et ne le pouvant être à cause de la trop grande étendue des dites concessions et de la faiblesse des propriétaires d’icelles, Sa Majesté ordonne que, par le sieur Talon, il sera fait une déclaration[14] précise et exacte de la qualité des terres concédées aux principaux habitants du dit pays, du nombre d’arpents ou autre mesure usitée du dit pays qu’elles contiennent sur le bord des rivières et au dedans des terres, du nombre de personnes et de bestiaux propres et employés à la culture et au défrichement d’icelles, en conséquences de laquelle déclaration la moitié des terres qui avaient été concédées auparavant les dix dernières années sera retranchée des concessions et donnée aux particuliers qui se présenteront pour les cultiver et défricher…

« Les ordonnances qui seront faites par le dit sieur Talon seront exécutées selon leur forme et teneur, souverainement et en dernier ressort comme jugements de cour supérieure… En outre, le sieur Talon donnera les concessions des terres qui auront été ainsi retranchées à de nouveaux habitants, à condition toutefois qu’ils les défricheront entièrement, dans les quatre premières années suivantes et consécutives. »

Cette fois, écrit sir Louis Lafontaine, l’intervention du roi dans les concessions canadiennes se montre plus active et lui fait prononcer contre le seigneur une déchéance plus sévère que par le passé. Il est à propos de remarquer que l’arrêt ne fait aucune mention de la compagnie des Indes Occidentales.

Dans les mois d’octobre et novembre (1672), Talon fit plus de soixante concessions, particulièrement à des officiers français. Si nous ne nous trompons, il n’y avait alors qu’une trentaine de fiefs ou seigneuries en voie de défrichement. Cette fournée de nouveaux seigneurs ou concessionnaires devait bientôt doubler les établissements par tout le pays. Par malheur, la fameuse guerre de Hollande était commencée, et Louis XIV, aux prises avec l’Europe entière, ne tourna plus vers le Canada qu’un œil distrait.

Voici la liste de ces concessions :

À Pierre de Joybert, seigneur de Marson et de Soulanges, lieutenant de la compagnie du sieur de Grandfontaine, au régiment du Poitou, et major en Acadie, une seigneurie située à l’est de la rivière Saint-Jean (Acadie), à côté de la concession de son frère.

À Martin d’Arpentigny, sieur de Martignon, une seigneurie près la rivière Saint-Jean, Acadie.

À Jacques Potier, sieur, de Saint-Denis, une seigneurie près la rivière Saint-Jean, Acadie.

À Mathieu d’Amours, conseiller au conseil souverain, une concession à la rivière Matane.

À Simon-François Daumont, sieur de Saint-Lusson, une seigneurie près la rivière Saguenay.

À Marie-Anne Juchereau, veuve du sieur de la Combe-Pocatière, capitaine au régiment de Carignan et maréchal-des-logis, une seigneurie tenant d’un côté à celle du sieur Nicolas Juchereau de Saint-Denis, et de l’autre aux terres non-concédées.

Au sieur de la Bouteillerie, la concession de la Rivière-Ouelle.

Au sieur de Granville, enseigne au régiment de Carignan, l’île nommée le Portage, entre Granville et la Chenaye, aujourd’hui dans le comté de Kamouraska.

À Geneviève de Chavigny, veuve de Charles Amiot, le fief Vincelette, entre le Cap-Saint-Ignace et Sainte-Claire, comté de l’Islet aujourd’hui.

À Guillaume Fournier, le fief Saint-Joseph, près celui de l’Épinay, comté de l’Islet.

Aux sieurs Nicolas Gamache et Belleavance, le fief Lafrenaye, entre les deux précédents.

À Romain Béquet, l’île Madame.

À Charles-Thomas Couillard des Islets, sieur de Beaumont, la seigneurie de Beaumont.

Au capitaine Olivier Morel de la Durantaye, une seigneurie située entre celles du sieur des Islets et Bellechasse, dans le comté de Bellechasse aujourd’hui.

Au sieur François Bissot, sieur de la Rivière, le fief de Vincennes, entre Mont-à-peine et Beaumont, comté de Bellechasse.

Au capitaine Alexandre Berthier, un fief qui commence à l’anse de Bellechasse, Berthier-en-bas.

À François Miville, le fief de Bonne-Rencontre, sur la rivière Chaudière.

À Charles-Pierre Le Gardeur de Villiers, lieutenant de la compagnie de Berthier, le fief de Tilly, près de Lauzon.

À Pierre Duquet, sieur de la Chesnaye, trente arpents sur cinquante, depuis la rivière-Villiers jusqu’aux terres non-concédées.

À Denis Duquet, père du précédent, trente arpents sur cinquante, au fleuve Saint-Laurent, depuis la concession de Duquet fils jusqu’aux terres non concédées. Ces deux fiefs réunis portent le nom de Maranda.

À Mathieu Amyot, sieur de Villeneuve, le fief Bonsecours, entre Desplaines et Sainte-Croix (les Ursulines), comté de Lotbinière.

À Louis-Théandre Chartier de Lotbinière, une concession entre Sainte-Croix et celle du sieur Marsolet.

À Nicolas Marsolet, une demi-lieue de front sur une lieue et demie de profondeur, à partir de la grande rivière du Chêne, tirant vers les terres non-concédées qui avoisinent Sainte-Croix. En 1685, M. de Lotbinière obtint trois quarts de lieue ou environ de front à prendre le long du fleuve à la grande rivière du Chêne, joignant Marsolet et remontant vers la petite rivière du Chêne jusqu’aux terres de M. de Saint-Ours.

À Éléonore de Grandmaison, femme de Jacques Descailhaut, sieur de la Tesserie, le fief la Chevrotière, formant partie de Deschambault.

Aux sieurs Toupin, père et fils, les Écureuils, fief autrefois accordé à l’abbé de Lauzon.

Aux sieurs Le Sueur, lieutenant, et Thomas Tarieu de la Naudière, enseigne du régiment de Carignan, la seigneurie de Sainte-Anne de la Pérade.

À Jean LeMoyne, le fief Sainte-Marie, dans Batiscan.

Au capitaine Arnoult de Laubia, du régiment de Broglie, la seigneurie de Nicolet.

À Pierre Mouet de Moras, enseigne dans la compagnie de Laubia, l’île appelée Moras, à l’embouchure de la rivière Nicolet.

Au sergent Jacques Labadie, de la compagnie de Laubia, le fief Labadie, banlieue des Trois-Rivières.

À Louis Godefroy de Normanville, le fief Normanville, banlieue des Trois-Rivières.

À Lambert Boucher, sieur de Grand-Pré, le fief Gatineau, près la Pointe-du-Lac.

À Pierre Boucher de Grosbois, la seigneurie de Grosbois ou Machiche.

Au sieur de Mennereuil, la Rivière-du-Loup-en-haut.

À Pierre et Jean-Baptiste Le Gardeur, sieurs de Saint-Michel, la rivière Maskinongé.

À J.-Bte Le Gardeur, un autre terrain près du premier.

Au sieur Randin, enseigne de la compagnie de M. de Sorel, la seigneurie de Berthier-en-haut, appelée aussi Antaya, laquelle passa le même jour (29 octobre) au capitaine Berthier.

Au sieur de Comporté, officier du régiment de Carignan, le fief d’Orvilliers, près Antaya.

À Pierre Du Braché, sieur Dupas, les îles Dupas et du Chicot.

Au sieur de Lussaudière, une terre près la Baie du Febvre.

À Séraphin Margane, sieur de la Valtrie, lieutenant d’une compagnie du régiment de Lignières, la seigneurie de Lavaltrie.

Au sieur Louis de Saint-Ours, fils, la seigneurie de l’Assomption, « en considération du nom à lui imposé en celui du roi sur les fonds baptismaux. » Cet enfant est le seul connu (au Canada) pour avoir reçu son nom du souverain.

À J-Bte Le Gardeur de Repentigny, les îles Bourdon, vis-à-vis l’Assomption.

À Sidrac Dugué, sieur de Boisbriant, capitaine au régiment de Chambelle, l’île Sainte-Thérèse, près Repentigny.

À J.-Bte Le Gardeur, fils, la Rivière-des-Prairies.

À M. de Saint-Ours, fils, une terre au-dessus du premier rapide de la rivière des Prairies.

Au sieur Berthelot, les îles Jésus, aux Vaches et autres adjacentes.

À François-Marie Perrot, capitaine au régiment d’Auvergne et gouverneur de Montréal, les îles Perrot et autres adjacentes, y compris les îles de la Paix, aux Pins, Sainte-Geneviève et Saint-Gilles.

Confirmation du titre de huit arpents de terre au fleuve, au bas des rapides Saint-Louis, vis-a-vis l’île aux Hérons, accordés par le séminaire de Saint-Sulpice à Zacharie Dupuis escuyer, major de Montréal. L’île aux Hérons et îles adjacentes comprises.

À Charles LeMoyne, deux terres pour agrandir celle de Longueuil.

Au sieur René Gaultier de Varennes, lieutenant, les seigneuries de Varennes et du Tremblay.

À Laurent Borney ou Bory, sieur de Grandmaison, le fief Guillaudière, à partir du cap Saint-Michel en descendant.

À Michel Messier, sieur de Saint-Michel, le Cap-Saint-Michel, près Varennes.

À François Jarret de Verchères, enseigne de la compagnie de M. de Contrecœur, la seigneurie de Verchères.

Au sieur Fortel, les îles Bouchard, vis-à-vis Verchères et Contrecœur, d’après la carte fournie par M. de Bécancour.

À Charles Denys de Vitré, sieur de la Trinité, le fief Vitré ou Bellevue, entre Contrecœur et Verchères. Vers 1675, ce fief passa à Pierre Chicoyne.

À Antoine Pécody de Contrecœur, capitaine au régiment de Carignan, la seigneurie de Contrecœur.

Au capitaine de Saint-Ours, la seigneurie de Saint-Ours, entre Contrecœur et Sorel.

Au capitaine de Sorel, la seigneurie de Sorel avec les îles Saint-Ignace, Ronde et de Grâces.

Au capitaine de Chambly, du régiment de Carignan et commandant des troupes en Canada, la seigneurie de Chambly.

Au chevalier Roque de Saint-Ours, enseigne de la compagnie de M. de Chambly, deux lieues au nord de la rivière Saint-Louis et deux lieues au sud, vis-à-vis les dites deux lieues du nord.

Autant que nous pouvons en juger, les officiers français auxquels ces seigneuries furent accordées étaient au nombre de trente, dont dix-sept du régiment de Carignan ; ceux des régiments de Chambelle, de Broglie, d’Auvergne, du Poitou, de Lignières, etc., doivent cependant être regardés comme appartenant à Carignan, puisqu’ils servaient en ce moment sous le même chef. On compte vingt-sept Canadiens parmi les concessionnaires ci-dessus, dont seize nés dans le pays ; les autres étaient d’anciens habitants. Restent huit noms nouveaux, ou paraissant tels, et les personnes qui les portent ne sont désignées par aucune fonction ou charge publique.


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  1. Ce qui avait apporté le plus d’obstacle était le manque de parole des Cent-Associés.
  2. Il leur plaisait de prendre de bonnes terres.
  3. Depuis trente ans, on leur promettait toujours de les mettre hors de danger en repoussant les Iroquois.
  4. Parce que la chose existait en Europe, on s’imaginait qu’il fallait la reproduire en Amérique !
  5. Loin d’être un mal, c’était une sage pratique.
  6. Mais oui ! Les habitants le demandaient depuis trente ans. Les Cent-Associés s’y étaient obligés ; ils n’avaient rien fait.
  7. À qui la faute si la crainte existait ?
  8. Ceci est faux. Nos premières paroisses n’ont pas été des postes de traite, sauf les Trois-Rivières.
  9. Pour être sage, il eut fallu se réfugier dans des villages fortifiés et y crever de faim ! Singulière façon de fonder une colonie !
  10. Les paysans de France mangeaient l’herbe des champs.
  11. Les paysans de France vivaient dans des huttes de terre.
  12. M. Berthelot, conseiller du roi, secrétaire-général de l’artillerie, des commandements de la dauphine, et des poudres et salpêtres de France.
  13. Voir page 34 du présent volume.
  14. Cette pièce n’a pas été retrouvée. Elle serait d’une grande valeur.