Histoire de la langue et de la littérature française/05

CHAPITRE V

LES CHANSONS[1]




Premiers témoignages sur la poésie lyrique. Poésies religieuses, amoureuses, satiriques. — Il est aujourd’hui démontré que presque tous les textes lyrique en langue d’oïl que le moyen âge nous a transmis ont subi plus ou moins profondément l’influence de la poésie courtoise cultivée au Midi. Mais il est évident a priori que la poésie lyrique n’avait point attendu pour éclore dans les provinces du Nord que les troubadours y eussent apporté le formulaire de leur art savant et compliqué. Maints textes nous apprennent que, dès l’époque mérovingienne, elle avait de nombreuses occasions de se produire : nous savons par exemple que les veilles des fêtes, et notamment la plus solennelle et la plus longue de toutes, celle de Noël, étaient célébrées, non seulement par des hymnes latines, mais par des cantilènes en langue vulgaire[2], que souvent à côté des chants pieux, trouvaient place des chants extrêmement profanes, que certaines solennités étaient égayées par des danses et que celles-ci étaient réglées par des chansons.

Du VIe au IXe siècle, une série non interrompue de canons de conciles interdisant aux ecclésiastiques de participer ou d’assister aux danses ou aux repas qui en sont ordinairement suivis, de les tolérer sur le parvis ou dans l’enceinte même des églises[3], nous apprennent par là même la place que ce genre de divertissement tenait dans la vie : or, comme la danse était ordinairement accompagnée de chants, ce sont là autant de témoignages sur la plus ancienne période de notre poésie lyrique. Ces chansons de danse étaient le plus souvent, comme il est naturel[4], badines et joyeuses et avaient la plupart du temps l’amour pour sujet : les textes auxquels nous venons de faire allusion l’indiquent très clairement par les épithètes dont ils les flétrissent, parmi lesquelles reparaissent continuellement celles de turpia, obscena, etc.

À mesure que nous avançons dans le temps, les allusions deviennent à la fois plus nombreuses et plus précises et quelques-unes se rapportent à une nouvelle variété de la poésie lyrique : dès l’an 764 un capitulaire de Charlemagne interdisait les chants satiriques ; pendant la première croisade on en chantait contre un chapelain du duc de Normandie ; vers la même époque, Yves de Chartres nous apprend que certaines chansons de ce genre, composées sur un jeune homme scandaleusement promu à l’évêché d’Orléans, étaient répétées sur les places et dans les carrefours ; en 1124, un chevalier normand, Luc de la Barre, était condamné par Henri Ier, roi d’Angleterre, à avoir les yeux crevés, parce qu’il avait composé et chanté contre lui des chansons injurieuses.

Nous pouvons donc constater l’existence, dès l’époque la plus ancienne, des trois principales variétés de la poésie lyrique, religieuse, amoureuse, satirique. Ce n’est point absolument tout ce qu’il nous est permis d’en savoir : nous connaissons en effet les noms sous lesquels on en désignait les principaux genres et ces noms fournissent quelques indications sur la forme qu’ils revêtaient.

Genres cultivés dans la plus ancienne période : rotruenge, serventois, estrabot. — Le sens de ces noms est malheureusement loin d’être transparent. Les plus usités sont ceux de rotruenge, de serventois et d’estrabot. La rotruenge paraît avoir été une chanson à refrain (le rapport du mot avec rote, qui pourrait nous faire supposer ici une influence celtique, est loin d’être assuré)[5]. Il semble que le nom de serventois soit venu du Midi, mais à une époque très ancienne, et que le genre ait du reste perdu complètement son caractère primitif[6]. Estrabot est évidemment identique à l’italien strambotto, à l’ancien espagnol estribote. Si l’on en juge d’après le sens que présentent les plus anciens exemples du mot et celui qu’il a conservé dans quelques patois, il a dû s’appliquer spécialement à des chansons satiriques ; il semble avoir désigné, conformément à son étymologie (strabus, lat. pop. strambus = boiteux), une forme strophique « composée d’une première partie symétrique et d’une queue qui ne l’était pas et pouvait beaucoup varier[7] ». Le refrain en effet paraît essentiel à toute poésie vraiment populaire. Les strophes auxquelles il s’adapte dans l’estrabot devaient être fort simples et fort courtes : de la forme monorime, probablement la plus ancienne et qui persista longtemps, se dégagea de bonne heure la forme à rimes croisées, par l’introduction, dans le grand vers, de la rime à l’hémistiche ; mais il est probable qu’il y avait eu, à l’origine, des strophes composées d’un vers unique et du refrain[8].

Quant au fond même de cette poésie, aux idées qui y étaient exprimées, à sa valeur littéraire, il serait téméraire de s’exprimer sur tous ces points avec trop de précision : c’est à peine en effet s’il nous reste une dizaine de pièces dont on puisse affirmer avec certitude qu’elles sont antérieures au milieu du XIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque où s’exerça, et presque aussitôt avec une autorité tyrannique, l’influence provençale ; de plus, toutes ces pièces, sauf une[9], sont tellement apparentées à la poésie épique, qu’il serait dangereux d’en rien conclure en ce qui concerne les genres purement lyriques.

Toute cette poésie ne revit pour nous que dans des œuvres qui accusent, en traits indéniables, l’influence courtoise : cependant en analysant celles-ci avec précision on peut y retrouver quelques-unes des particularités qui devaient caractériser la période antérieure à cette influence. C’est ce que nous allons essayer de faire dans les pages qui suivent.


I. — Genres objectifs.


Le caractère commun de toutes ces œuvres, par opposition à celles qui sont purement courtoises, c’est qu’elles mettent en scène des personnages, qu’elles sont objectives. Sans doute il peut arriver que le poète y apparaisse, y joue un rôle plus ou moins important, mais nous verrons que c’est là un trait accidentel et nullement primitif, qui ne tient pas à la nature même des genres où on le rencontre le plus souvent. Ceux où l’on peut espérer retrouver quelque chose de la lyrique autochtone des pays du Nord sont la chanson d’histoire, la chanson à personnages, la pastourelle et l’aube ; il faut y ajouter des fragments de rondets ou chansons à danser, qui nous permettent de reconstituer un genre qui a été un des plus riches et reste à certains égards l’un des plus intéressants.

Chanson d’histoire. — Les chansons d’histoire ou de toile (le moyen âge a connu les deux termes[10]) sont à mi-chemin entre la poésie épique et la poésie lyrique : on pourrait ajouter qu’elles tiennent aussi de la poésie dramatique, de sorte qu’on serait tenté de dire d’elles ce que Goethe disait de la ballade, « qu’elles réunissent les trois formes essentielles de la poésie » : épiques par le sujet, lyriques par le rythme, elles sont dramatiques par le procédé d’exposition. L’action qu’elles retracent (dans des couplets d’un petit nombre de vers terminés par un refrain) est très simple et encore ne nous en montrent-elles que les moments les plus essentiels : les personnages qu’elles mettent en scène sont très peu nombreux et n’expriment que les sentiments les plus naturels, mais ils le font avec une naïveté et une énergie singulières. Ces figures, peintes en quelques traits vigoureux et sobres, ont une intensité de relief extraordinaire, et pourtant, comme elles nous apparaissent dans une action incomplète et heurtée, elles gardent quelque chose de mystérieux qui sollicite puissamment l’imagination. Cet effet est encore augmenté par le refrain qui consiste, tantôt en un cri d’angoisse ou de douleur, où le personnage principal condense le sentiment qui l’anime :

E ! Raynauz ami !

Dieus ! donez m’a mari Garin
Mon douz ami !

Aé ! cuens Guis, amis,
La vostre amors me tout solaz et ris !

tantôt en une formule, une réflexion d’un caractère vague et profondément poétique, qui résume l’impression laissée dans notre âme par le récit : ainsi dans une pièce qui est l’un des plus agréables spécimens du genre et que nous citerons tout entière[11] :

Le samedi au soir, faut la semaine :
Gaiete et Oriours, serors germaines,
Main a main vont baignier a la fontaine.

Vente l’ore et li raim crollent :
Qui s’entraiment soef dorment !

L’enfes Gerars revient de la quintaine ;
S’a choisie Gaiete sor la fontaine,
Entre ses braz l’a prise, soef l’a ’strainte.

Vente l’ore…

« Quant avras, Oriours, de l’éve prise,
Reva toi en arrière, bien sés la vile :
Je remandrai Gerart qui bien me prise. »

Vente l’ore…

Or s’en va Oriours, triste et marrie ;
Des euz s’en va plorant, de cuer sospire,
Quant Gaie sa serour n’en meine mie.

Vente l’ore…

« Lasse, fait Oriours, com mar fui née !
J’ai laissié ma serour en la valée ;
L’enfes Gerars l’en meine en sa contrée. »

Vente l’ore…

L’enfes Gerars et Gaie s’en sont torné,
Lor droit chemin ont pris vers la cité ;
Tantost com il y vint, l’a espousé.

Vente l’ore…

(Bartsch, Romanzen und Pastourellen, I, 5.)

Ce sont de petits drames d’amour, au dénouement parfois tragique (no  III du recueil de Bartsch), mais le plus souvent heureux (les nos I, X, se terminent par une réconciliation, les nos II, VIII par un mariage, les nos V, XVIII par un

enlèvement). Dans quelques pièces apparaissent déjà les personnages de la poésie courtoise, les losengiers, les médisants (X, IV), les mal mariées (IV, VI, IX) : mais ce sont là des exceptions dues à des remaniements arbitraires. L’héroïne des pièces les plus anciennes est toujours une jeune fille (nous verrons plus tard l’importance de ce détail) dont on nous peint l’amour, toujours candide et naïf, sinon chaste ; cet amour ne rencontre point d’autres obstacles que les circonstances (absence de l’amant, X, XV, ou la résistance des parents, VIII, XIV). La nature des sentiments exprimés nous reporte aussi à une époque fort ancienne : l’amour est uniquement ressenti par la femme ; il est représenté comme impérieux et foudroyant ; il envahit tout l’être et rend étranger à tout ce qui n’est pas lui. Nos héroïne sont rêveuses, maladroites à leurs humbles besognes : Aiglantine « s’entroblie, se point (se pique) en son doit » ; Doette « lit en un livre, mais au cuer ne l’en tient (elle ne songe point à ce qu’elle fait) » ; Yolanz « ne pot ester (se tenir debout), a la terre s’assist ».

Les hommes au contraire sont représentés, sinon comme insensibles, au moins comme assez indifférents à l’amour qu’ils inspirent ; ils l’acceptent parfois, mais c’est avec une condescendance quelque peu dédaigneuse, et ils ne s’engagent point à le payer de retour : c’est Raynaud qui, sans prétexte, s’éloigne d’Erembor, et c’est Erembor qui demande à « s’escondire » (s’excuser), à « jurer sur saints » qu’elle est innocente. Aiglantine a aimé Henri et lui a donné des preuves de cet amour, mais sans s’enquérir s’il devait jamais la prendre pour femme. Ce sont toujours les amantes qui font les premiers pas (VIII, XVII) ; on sent enfin que toute la supériorité est du côté de l’homme. Ce sont bien là les mœurs de la plus ancienne époque féodale ; c’est là exactement l’amour tel que le peignent les chansons de geste.

Ce genre dut disparaître assez rapidement ; aucune des pièces que nous venons d’analyser et qui sont toutes anonymes ne paraît postérieure aux premières années du XIIIe siècle (quelques-unes comme les nos I et III, sont beaucoup plus anciennes) ; vers le milieu de ce siècle, un certain Audefroi le Bâtard, d’Arras, connu aussi comme auteur de chansons courtoises, essaya de la rajeunir et délaya, en de longues pièces d’un style fleuri et sentimental[12], les thèmes anciens ; mais cette tentative, assez mal venue, paraît être restée sans effet.

Chansons à personnages : chansons de mal mariée. — Dans les chansons d’histoire, le poète est complètement absent de son œuvre : s’il y apparaît (encore le fait est-il exceptionnel) c’est, comme dans les chansons de geste, par une rapide apostrophe destinée à raviver l’attention des auditeurs (II). Au contraire, le trait commun des divers genres que nous allons étudier est que l’auteur y occupe une place, s’y donne tantôt comme témoin, tantôt comme acteur (et souvent protagoniste) du petit drame qu’il déroule devant nous. Cependant, comme nous le verrons, ce trait n’a rien d’essentiel. Un autre, qui nous paraît au contraire fort important, consiste dans le tour enjoué et badin que toutes ces œuvres affectent et qui les distingue nettement des chansons d’histoire : dans celles-ci on sent que le poète est subjugué ou du moins ému par son sujet, qu’il est le premier à s’y intéresser ; dans les chansons à personnages au contraire, il semble s’en amuser, y chercher uniquement quelque variation brillante ou imprévue.

Tout d’abord les personnages, comme les sentiments exprimés, nous transportent à mille lieues de la réalité : « le principal motif de ces chansons est le mariage, uniquement considéré du point de vue de la femme, et comme un esclavage odieux dans lequel le mari est un tyran grotesque, appelé le vilain, le jaloux, qui rend sa femme malheureuse parce qu’il n’est pas assez jeune ou assez aimable, qui l’injurie, la menace de l’enfermer, de la mal vêtir, mais qui n’en est que plus sûr du sort qui l’attend[13] ». La forme primitive du genre est un monologue de femme se plaignant de sa condition ; conservée dans quelques spécimens très rares, elle a été diversifiée par différents artifices, dont les deux plus fréquents consistent à transformer le monologue en un dialogue (entre la femme et le mari, entre la femme et son ami, etc.) et à représenter le poète lui-même comme assistant à l’action ou y intervenant (souvent en qualité d’ami).

Malgré ces différences de détail, ces pièces sont en somme extrêmement peu variées ; en revanche elles offrent en abondance de charmants détails : toutes « ces mal mariées », qui se ressemblent tant, parlent du moins une langue très savoureuse et très variée dans ses tours, pleine d’une grâce mutine à la liberté de laquelle les entraves du rythme le plus compliqué n’enlèvent rien de son vif et gracieux naturel :

Ele dist : « Vilains, donée
Sui a vos, ce poise mi[14] ;
Mais, par la Vierge honorée,
Puis que me destraigniez si[15],
Je ferai novel ami.
A cui que voist enuiant[16],
Moi et li irons joant :
Si doublera la folie.
Ne me batez mie,
Maleuroz maris :
Vos ne m’avez pas norrie !

(Bartsch, Rom., II, 45.)


L’autrier[17] aloie pensant
A un chant
Que je fis.
Trovai dame sospirant
Et criant
A hauz cris :
S’escria
Tout ainsi, ce m’est avis
« Li jalous
Envious
De corrous
Morra.
Et li dous
Savourous
Amourous
M’avra !
Por quoi me va chastoiant[18]
Ne blasmant
Mes maris ?
Se plus me va courrouçant
Ne tençant
Li chetis[19],
Li beaus, li blons, li jolis
Si m’avra :
Li jalous…

(Bartsch, Rom., I, 51)

La monotonie du genre ne pouvait échapper même à une époque qui était loin d’être hostile aux redites : aussi chercha-t-on à en raviver quelque peu l’intérêt en y introduisant des personnages nouveaux et de nouvelles situations. Tantôt les plaintes et les récriminations de la mal mariée sont remplacées par un dialogue (souvent entre elle et le poète) sur quelques lieux communs de l’érotique courtoise ; tantôt, au lieu de mal mariées, ce sont des nonnes dont le poète entend les plaintes, non moins piquantes ni moins libres :

Qui nonne me fist, Jesus le maudie !
Je di trop envis[20] vespres ne complies :
J’amasse trop mieuz mener bone vie
Qui fust deduisanz[21] et amerousete.
Je sent les dous mauz lez[22] ma ceinturete :
Maloiz[23] soit de Dieu qui me fist nonete !

(Bartsch, Rom., I, 33.)

Tantôt enfin, comme dans une pièce de Colin Muset, l’entrevue, sentimentale et poétique au début, se termine par de prosaïques détails, chers à l’auteur de la pièce :

… Une dancele[24]
Avenant et bele,
Gente pucele,
Bouchete riant,
Qui me rapele :
« Vien ça, me dist ele,
Si me viële
Ta muse[25] en chantant
Tant mignotement. »
J’alai a li el praelet[26]
A tot[27] la viële et l’archet,
Si li ai chanté le muset[28]
Par grant amor.
............
Or a Colins Musés musé[29]
Et s’a a devise[30] chanté
Por la bele au vis coloré
De cuer joli[31].
Maint bon morcel li a doné
Et departi,
Et de bon vin fort, a son gré,
Jel vos afi[32].

(Éd. Bédier, I, vers 11-23 ; 58-65.)

Aube. — C’est encore une chanson de femme qui forme le centre d’un genre non moins conventionnel, qu’on peut appeler, à l’imitation de la terminologie provençale, aube, et qui n’est autre que le chant de séparation de deux amants au point du jour. Dans les rédactions les plus anciennes (très voisines d’un thème encore vivant dans la poésie populaire), c’est le chant de l’alouette qui les avertit ; dans des pièces d’un caractère tout artificiel et plus moderne, ce rôle est attribué à un personnage propre à la civilisation féodale, le veilleur qui, du haut d’une tour, annonçait le lever du soleil. Parfois (surtout dans les rédactions provençales) les plaintes de la femme sont précédées d’un court récit ou font partie d’un dialogue ; mais il est très visible que ce sont elles qui forment le noyau du poème ; elles le constituent même tout entier dans deux pièces (Raynaud, Bibliographie, nos 1029 et 1481), dont l’une, fort jolie, est attribuée, certainement à tort, à Gace Brulé :

Quant voi l’aube dou jor venir,
Nule rien ne doi tant haïr,
Qu’ele[33] fait de moi departir[34]
Mon ami, cui j’aim par amors.
Or ne haz rien tant com le jor
Amis, qui me depart de vos !
..........
Beaus dous amis, vos en irez :
A Dieu soit vos cors commandez !
Por Deu vos pri, ne m’oblïez :
Je n’aim nule rien tant com vos.
Or ne haz rien tant, etc.

(Bartsch, Chrest., 4e éd., col. 281.)

Quelques-unes de ces pièces offrent des détails fort gracieux et poétiques ; c’est par exemple une idée charmante, qui semble provenir de la poésie populaire, que celle de représenter les amants comme ne voulant pas croire aux avertissements que leur donne la nature et essayant de les interpréter dans le sens de leurs désirs :

Il n’est mie jors, saverose au cors gent :
Si me conseut Dieus[35], l’aloëte nos ment,

dit un refrain qui a dû être très répandu. On reconnaît là le motif que Shakespeare a immortalisé et qu’il avait probablement emprunté à quelque ballade française.

Une pièce qui n’est pas fort ancienne (no  2015) nous offre, sur un rythme vif et gracieux, un développement très mouvementé et très dramatique du même thème ; l’auteur a eu l’idée originale de mêler aux paroles des divers personnages l’imitation du son de la trompe :

« Gaite de la tor,
Gardez entor
Les murs, se Dieus vos voie ![36]
Qu’or sont a sejor[37]
Dame et seignor,
Et larron vont en proie[38]. »
« Hu et hu et hu et hu !
Je l’ai veu
La jus soz la coudroie.
Hu et hu et hu et hu !
A bien près l’ocirroie[39]. »

— « D’un douz lai d’amor
De Blancheflor,
Compains, vos chanteroie,
Ne fust la poor
Del traïtor[40]
Cui je redoteroie. »
« Hu et hu, etc. »

(Bartsch, Chrest., col. 245.)

Pastourelle. — La pastourelle est un genre plus complexe et plus varié : deux personnages, il est vrai, y sont seuls essentiels, mais ils s’y présentent souvent entourés d’un certain nombre de figures secondaires. L’aventure qu’elle retrace est ordinairement la rencontre d’un chevalier et d’une bergère, les propositions galantes faites à celle-ci par celui-là, et le succès très varié qu’elles obtiennent. Mais ce thème n’y est point stéréotypé, comme on l’a répété trop souvent depuis Roquefort[41], et il n’y paraît point essentiel : un certain nombre de pièces, et, parmi elles, quelques-unes des plus anciennes nous peignent simplement un dialogue entre divers personnages, dont l’un au moins est un berger ou une bergère. Une des formes primitives, si nous en jugeons d’après quelques pièces françaises et provençales fort anciennes[42] et d’après un thème fréquent encore dans notre poésie populaire, paraît avoir été un dialogue entre une bergère et un chevalier (presque toujours le poète lui-même, qui se donne pour tel), dont les prétentions sont repoussées et tournées en ridicule, parfois fort spirituellement.

Dans la contexture de ce petit drame, et dans le groupement des personnages (le chevalier, la bergère, l’ami, le fiancé, leurs compagnons ou leurs compagnes), nos poètes ont déployé une richesse d’invention, une imagination du détail vraiment surprenante ; si l’on songe que, d’autre part, les pastourelles offrent une infinie variété de formes métriques et strophiques, le plus souvent traitées avec une virtuosité qui n’a peut-être jamais été dépassée, on reconnaîtra que ce genre reste un des plus agréables de notre ancienne poésie lyrique, celui peut-être où on pourrait faire le choix le plus ample de morceaux gracieux et piquants. Une de ses variétés les plus intéressantes est celle où le poète, réduisant au strict minimum sa participation à l’action, se borne à esquisser des scènes villageoises, non point avec un exact et grossier réalisme qui eût choqué dans un genre si léger, mais avec une vérité relative, souvent assaisonnée d’une douce et familière ironie :

L’autre jor par un matin
Soz une espinete[43]
Trovai quatre pastorins,
Chascuns ot musete,
Pipe, flaiol et frestel[44].
La muse au grant chalemel
A li uns fors traite[45] :
Por comencier le revel[46]
Contrefist la gaite,
Et en chantant s’escria :
« Si jolis, si mignos
Com je sui, n’iert nus ja ! »

Quant li uns des autres trois
Oï sa vantance
En piés sailli sus, toz droiz,
De chanter s’avance,
Car il fu de noveau rés[47].
Ses hoseaus ot taquenés[48],
Et par grant bobance[49]
Estoit d’un sac afublés,
Quoi que chascuns chante,
Toz jorz estoit sa chansons :
« Il n’est viande qui vaille les motons. »
............
Cele part vont li bergier
A grant piperie[50] :
Par la main, sans atargier[51],
Prent chascuns s’amie,
Si ont fait grant vireli[52].
Gautiers la muse saisi,
Qui les esbanie[53].
Car nus n’en set plus de li,
Et puis se rescrie
S’amiëte Marion :
« Sus sus, loriete !
Vez la ci, vez la la,
Vez la ci, la bele :
Sus, sus, lorion ! »

(Bartsch, Rom., II, 30.)

Ailleurs ce ne sont plus leurs chants et leurs danses qui nous sont décrits, mais leurs divertissements, les talents qu’ils étalent pour s’égayer les uns les autres : on leur voit faire « le muel, le pélerin, le rombardel, l’enflé » ou « tumer dans un sac » ou se choisir un roi

Roi ont fait dou plus bel :
Mantel ot de camelin[54]
Et cote de burel…[55]

chargé de diriger leurs ébats et d’y maintenir un ordre relatif. C’est qu’en effet la gaîté débordante de ces vilains en liesse ne va guère sans échange de horions :

… Mainte coiffe tirée
I ot et donc maint cembel[56] ;
Guis s’i mist, de cop de cotel
Fu sa muse perciée.

(Bartsch, Rom., III, 21.)

Ce ne sont pas seulement les coiffes et les « muses » qui ont à souffrir ; quand on se commet au milieu de la bande joyeuse, on n’est pas sûr d’en rapporter toutes ses dents :

Buffe[57], colée[58],
Joée esdentée[59],
Tel sont lor avel[60].

(Bartsch, Rom., II, 73.)

Il y a pourtant çà et là quelques scènes plus reposées :

Robin l’atendoit en un valet[61] ;
Par ennui s’asist lés un buissonet,
Qu’il s’estoit levés trop matinet
Por cueillir la rose et le muguet…

Quant el’ l’oït si desconforter,
Tantost vint a lui sans demorer ;
Qui lors les veïst joie demener,
Robin desbruisier[62] et Marot baler…

De si loin com li bergiers me vit
S’escria mout haut et si me dist :
« Alés vostre voie par Jesu Crist !
Ne nos tolés pas nostre deduit ;
J’ai mout plus de joie et de delit
Que li rois de France n’en a, ce cuit ;
S’il a sa richece, je la li quit,
Et j’ai m’amiëte et jor et nuit… »

(Bartsch, Rom., III, 11.)

Cette idylle champêtre n’est-elle pas délicieuse, et n’y a-t-il pas dans ces derniers vers toute la tendre naïveté qui charmait Alceste dans la chanson du roi Henri[63] ? Il est curieux de rencontrer, à l’aurore d’un genre dont les productions ultérieures rappellent si souvent les mièvres paysanneries de Watteau et de Boucher, des tableaux qui, par leur vérité, font plutôt songer à Téniers, bien qu’avec un sentiment plus exact de la mesure, plus de grâce et de finesse dans la touche.

Une transformation du genre qui n’a pas peu contribué à le discréditer a consisté à n’en plus faire qu’un cadre pour des dissertations politiques et morales ou des compliments de circonstance ; cette déviation, qui devait l’affecter jusqu’au XVIIe siècle, s’y rencontre dès le dernier tiers du XIVe, dans les pastourelles de Froissart par exemple, qui du reste sont loin d’être sans grâce. On la constate même beaucoup plus anciennement dans les œuvres des troubadours, notamment dans Guiraut de Borneil (fin du XIIe siècle). Il serait curieux de savoir par où cet abus s’est introduit dans la France du Nord : ce qui est certain, c’est que notre antique pastourelle des XIIe et XIIIe siècles (et c’est là un dernier éloge qui a sa portée) n’en offre point de traces[64].

Chanson à danser ; refrains. — Nous plaçons ici la mention d’un dernier genre, le rondet, ou chanson à danser, non point qu’il soit plus complexe ou plus récent que les précédents, mais d’une part parce que nous le connaissons surtout par des fragments qui ne nous permettent point de nous en faire une idée tout à fait précise, de l’autre parce que ces fragments contiennent de nombreuses allusions aux genres qui viennent d’être passés en revue et nous seraient inintelligibles s’il ne nous était rien resté de ceux-ci.

Ces fragments sont désignés dès le moyen âge par le mot de refrain (plus anciennement refrait et refrai), qui signifia d’abord des vocalises, des fioritures musicales (du latin refrangere, refractum), puis passa de bonne heure au sens qu’il a gardé. En réalité les « refrains » que nous ont conservés une foule de rondets, un certain nombre de chansons courtoises[65] et d’œuvres narratives, étaient bien répétés, à la façon du refrain moderne, dans les rondets d’où ils ont été détachés. En cette qualité ils en résumaient la pensée sous une forme vive et frappante, et c’est là probablement une des circonstances auxquelles ils ont dû d’être conservés tandis que tout le reste se perdait. Ils y étaient répétés pour la raison très simple qu’ils correspondaient à la répétition de mouvements identiques. Nous savons en effet assez exactement, grâce aux descriptions fréquentes dans les textes, aux miniatures des manuscrits et surtout à la persistance de nos antiques caroles dans certaines contrées ou provinces[66], comment les chansons de danse étaient appropriées à leur destination. Elles étaient partagées, par parties à peu près égales, entre un soliste ou chef de chœur et le reste de la bande. Les trois pas exécutés dans un sens déterminé et le balancement qui se produisait avant qu’on recommençât le même mouvement et dont la succession constituait seule cette danse extrêmement simple étaient marqués respectivement par les vers (ou hémistiches) chantés par le soliste, et le refrain repris par tout le chœur[67].

Formes successives de la chanson à danser. — Ce n’est que peu à peu et en traversant une série de modifications successives que la chanson de danse aboutit, au XIIIe siècle, à la forme qui devait rester classique[68] : uniquement soumise à cette condition de se partager entre le chœur et celui qui « chantait avant », elle pouvait en effet affecter une extrême variété de formes. Il est probable que la plus simple et la plus ancienne de toutes nous est conservée, bien qu’un peu allongée, dans les chansons de toile, dont les strophes se composent de quelques vers construits sur la même rime (ou assonance) et d’un refrain. Il est naturel de penser qu’à l’origine la strophe a été constituée par les deux phrases chantées consécutivement par le soliste et le chœur. Celle que prononçait le premier fut d’abord fort courte : un fragment de chanson de toile du XIIe siècle (Bartsch, I, 18) nous offre une strophe composée uniquement de deux vers ; il y a de fortes raisons de penser qu’il y en a eu d’un seul vers.

Peu à peu le besoin de la variété se fit sentir : on intercala alors le refrain dans l’intérieur même de la strophe, mais sans s’astreindre à aucune règle précise en ce qui concernait sa forme ou sa place. C’étaient des espèces de passe-partout qui s’introduisaient ici ou là suivant les exigences de la rime. On en arriva enfin à une forme rigoureusement fixée, celle d’une strophe de huit vers où le premier revient trois fois, le second deux fois :

Hareu ! li maus d’amer
M’ochist !
Il me fait desirer,
Hareu ! li maus d’amer
Par un dous resgarder
Me prist.
Hareu ! li maus d’amer
M’ochist !

(Adam de la Halle, éd. de Coussemaker, p. 211.)

C’est exactement, comme on le voit, la forme du moderne triolet.

Sujets traités dans les chansons à danser. — Si nous sommes suffisamment renseignés sur les formes successives de la chanson à danser, il n’en est pas de même en ce qui concerne les sujets qui y étaient traités. Nous savons cependant qu’à l’origine ces sujets pouvaient avoir un caractère sérieux et même tragique, comme le sont aujourd’hui ceux de certaines chansons de danse grecques et scandinaves. Aux VIIe et VIIIe siècles (on trouve même cet usage attesté jusqu’au XIIe), les chants dont les femmes accompagnent leurs danses sont souvent consacrés à célébrer des exploits guerriers, et oscillent ainsi entre l’épopée et la poésie lyrique[69]. Les chansons d’histoire, sans doute très voisines de ceux-ci par la forme, ne nous présentent plus que des sujets amoureux et romanesques, mais traités encore avec beaucoup de gravité. Bientôt ce caractère disparut presque complètement des chansons de danse : les refrains dans lesquels revivent pour nous celles des XIIe et XIIIe siècles se partagent en deux classes qui, par le ton et l’inspiration, ne sont pas sensiblement différentes : les uns (et c’est l’immense majorité) sont simplement des effusions amoureuses, où ne se peint jamais un sentiment bien profond ; les autres contiennent des allusions aux divers genres que nous avons étudiés, et ce que nous en avons dit suffit à en marquer le caractère conventionnel et à demi plaisant.

Les refrains représentent-ils une ancienne poésie populaire ? Est-il possible de remonter à celle-ci ? — Les refrains ne représentent donc point, comme on l’a soutenu, la poésie spontanément éclose sur notre sol qui a dû précéder la poésie courtoise et dont nous avons nous-mêmes constaté l’existence au début de ce chapitre. Cette poésie populaire et spontanée ne se trouve point non plus, nous l’avons vu, dans les genres étudiés plus haut.

L’analyse que nous avons donnée de ceux-ci suffisait presque à le démontrer : s’il est nécessaire d’y ajouter quelques réflexions, nous ferons observer que certains personnages appartenant à la société courtoise y sont indispensables (dans l’aube le guetteur, dans la pastourelle le chevalier, qui apparaît fréquemment aussi dans la chanson à personnages) ; que, s’ils ne respirent point cette haine et ce mépris du vilain, caractéristiques de tant de genres, l’intention satirique à l’endroit des gens du peuple y est sensible, et l’ironie par laquelle elle se manifeste est parfois assez cruelle ; que leur style est émaillé de formules courtoises ; enfin que leur forme métrique est d’une complication bien éloignée de la poésie populaire.

Cependant il est démontré que tous ces genres, malgré les traces d’esprit courtois qu’on y peut relever en abondance, n’ont point été purement et simplement importés de la France méridionale, que les genres similaires existant dans la littérature provençale, s’ils ont influé sur eux, n’ont guère moins subi leur influence[70]. C’est qu’en effet, si ces genres ne représentent point proprement cette antique poésie populaire, ils en sont sortis, et cette origine explique quelques-uns de leurs traits les plus caractéristiques, et, au premier abord, les plus déconcertants.

Caractère conventionnel des genres étudiés plus haut ; leur origine. — Quelle que soit leur diversité, il en est plusieurs en effet qu’ils possèdent en commun : ils reposent essentiellement sur une chanson de femme ; ils commencent par une description du printemps ; enfin on y trouve ce même ton de légère et folâtre insouciance, cette même révolte contre les règles ordinaires de la morale, qui, si elle était prise au sérieux, serait monstrueuse. Or, tous ces traits devaient exister déjà dans une catégorie de chansons populaires et notamment dans la plus nombreuse de toutes, celle des chansons de mai, dans lesquelles, si l’on accepte une hypothèse que M. G. Paris a soutenue avec une puissante dialectique et une singulière abondance d’arguments, il faudrait chercher la source de tous les genres étudier plus haut et même, dans une certaine mesure, de la poésie courtoise.

On sait avec quelle solennité étaient, au moyen âge, célébrées dans le peuple ces « fêtes de mai », dont il est resté jusqu’à nos jours tant de traces dans les usages populaires de nos diverses provinces[71]. Non seulement « au Jour du renouveau et particulièrement le premier mai, on allait au bois quérir le mai, on s’habillait de feuillages, on rapportait des fleurs à brassées, on ornait de fleurs les portes des maisons ; mais c’était le moment où, sur la prairie verdoyante, les jeunes filles et les jeunes femmes menaient des rondes pour ainsi dire rituelles »[72].

Maints textes nous prouvent qu’à l’époque la plus ancienne, les femmes seules participaient à ces danses, qui eussent semblé en effet, à une époque de mœurs aussi rudes, bien indignes des hommes. Ce n’est guère qu’au XIIe siècle qu’on voit les bachelers se mêler aux jeunes filles dans les caroles. Il est naturel que les chants destinés à régler celles-ci n’aient mis en scène que des femmes, ou aient été faits exclusivement à leur point de vue. Nous avons suffisamment montré, dans les pages qui précèdent, combien facilement les genres objectifs se laissent ramener à une chanson de femme : dans la chanson de personnages et dans l’aube la soudure entre cet élément essentiel et les éléments adventices est encore très apparente. La pastourelle est peut-être un peu plus réfractaire à cette démonstration ; cependant il faut observer que, si le tour dramatique y est essentiel, c’est le rôle de la bergère qui occupe le premier rang. Si la pastourelle n’est point issue directement des chants de mai, elle a pu sortir des parades rustiques qui les accompagnaient et dont quelques-unes sont décrites dans nos pastourelles mêmes[73]. Ces divertissements avaient naturellement lieu en plein air, au sein de la nature renouvelée : il était donc inévitable que les chants qu’on y exécutait renfermassent des allusions à ce mois qui mettait fin au long repos de l’hiver. Nous savons en effet que les strophes des chants de mai ou reverdies s’ouvraient et se terminaient souvent par une sorte d’invocation, accompagnée de gestes gracieux, au mois de mai, que souvent elles contenaient la description des joyeux ébats qu’il ramenait :

… Or du chanter en l’onor de mai !
Tendés tuit vos mains à la flor d’esté,
A la flor de lis,
Por Dieu, tendés i !

Ce qui dans les chansons de mai n’était qu’une invocation est devenu, dans les chants qui en sont dérivés et même dans la poésie courtoise, une description plus ou moins longue, formant le début obligatoire de la pièce.

Ces chansons, probablement les plus anciennes, en tout cas les plus simples et les plus innocentes d’inspiration, célèbrent simplement le mois de mai, la verdure renaissante, les fleurs, le chant des oiseaux[74]. Nous n’avons malheureusement conservé que très peu de fragments de ces reverdies primitives, « légères merveilles de grâce et de poésie, pleines de la senteur du printemps et de l’innocente gaîté de la jeunesse, du plaisir de la danse et d’une sorte de mysticisme amoureux à la fois troublant et enfantin[75] ».

La plupart de celles qui nous sont parvenues contiennent surtout une invitation à l’amour, ou, comme tous les genres qui sont dérivés d’elles, une protestation plus ou moins énergique contre tout ce qui s’oppose à sa liberté. Nous avons vu combien ce trait s’était accentué dans les œuvres postérieures, où la protestation contre le mariage est érigée à la hauteur d’un principe développé à satiété et sous mille formes. Il n’est point jusqu’à cette particularité qui ne trouve très naturellement son explication dans l’esprit qui animait ces antiques fêtes de mai qui remontaient certainement à l’époque païenne et en avaient conservé l’empreinte. « C’étaient des fêtes consacrées à Vénus ; on y célébrait sans réserve son empire sur les cœurs, on y enseignait ses leçon. Il est donc naturel que l’amour ait été célébré avec le printemps dans les chants qui accompagnent les danses de mai. Le plus ancien de ces chants qui nous soit parvenu n’est pas en français, bien qu’il soit inséré dans un recueil français, le célèbre chansonnier de Saint-Germain. C’est la pièce limousine bien connue qui nous montre la regina avrillosa, la reine de mai, menant la danse avec ses compagnes et en excluant le gelos, c’est-à-dire son mari lui-même et tous ceux qui n’ « aiment » pas. Cette pièce précieuse nous donne bien l’inspiration de ces danses, de ces fêtes qui étaient, on peut le dire, comme les saturnales des femmes, et qui ont le caractère à la fois abandonné et conventionnel qu’indique ce rapprochement. C’est un moment d’émancipation fictive, émancipation dont on jouit d’autant plus qu’on sait très bien qu’elle n’est pas réelle et qu’une fois la fête passée il faudra rentrer dans la vie régulière, asservie et monotone. À la fête de mai, les jeunes filles échappent à la tutelle de leurs mères, les jeunes femmes à l’autorité chagrine de leurs maris ; elles courent sur les prés, se prennent les mains, et dans les chansons qui accompagnent leurs rondes, elles célèbrent la liberté, l’amour choisi à leur gré, et raillent mutinement le joug auquel elles savent bien qu’elles ne se soustraient qu’en paroles. Prendre au pied de la lettre ces bravades folâtres, ce serait tomber dans une lourde erreur ; elles appartiennent à une convention presque liturgique, comme l’histoire des fêtes et des divertissements publics nous en offre tant. La convention, dans les maieroles, dans les kalendas mayas, était de présenter le mariage comme un servage auquel la femme a le droit de se dérober, et le mari, le « jaloux », comme l’ennemi contre lequel tout est permis. Toutes ces pièces ont pour point de départ des chansons de femmes dansant entre elles, s’excitant par l’absence des hommes et couvertes par l’immunité de la fête, par ce qu’on pourrait appeler la libertas maia[76] »

Deux de ces traits, la description du printemps formant un début stéréotypé, et la peinture d’un amour exclusivement coupable se retrouvent également dans la poésie courtoise, tant méridionale que septentrionale, et forment le point d’attache de cette poésie, dont on a si souvent recherché l’origine, avec la poésie populaire. Mais ce n’est point à celle-ci que les ont empruntés les trouvères du Nord, dont les œuvres seules doivent nous occuper ici. Celles-ci reproduisent avec une fidélité scrupuleuse et certainement excessive les lieux communs, les procédés, les formules de la poésie méridionale. Elles n’offrent par conséquent qu’un intérêt assez restreint ; mais en revanche, comme il en a été conservé un très grand nombre, elles fournissent à la critique un terrain plus solide. Nous pourrons donc, dans les pages qui suivent, remplacer par la constatation de faits précis les hypothèses que nous n’avons pu éviter tant qu’il s’est agi de reconstituer l’histoire de la plus ancienne période de notre poésie lyrique.


II. — Genres subjectifs ; la poésie courtoise.


Apparition de la poésie courtoise ; première génération poétique (1150-90). — L’apparition dans la France du Nord des premières imitations de la poésie des troubadours peut être datée avec assez d’exactitude : elle remonte aux abords de l’an 1150. La chanson de croisade, dont il a déjà été question, et qui date de 1146-7, n’offre, ni dans son style ni dans sa forme rythmique, rien qui rappelle la poésie courtoise ; d’autre part nous avons un très grand nombre de pièces de trouvères courtois dont la carrière poétique dut commencer vers 1165-70, et qui eux-mêmes, nous le savons, avaient eu des prédécesseurs[77].

La génération qui paraît avoir fait le succès de la poésie courtoise et dont les trouvères et les jongleurs, vers le commencement du XIIIe siècle, regrettaient amèrement la disparition, se composait presque tout entière de personnages nés entre 1120 et 1150 : Guiot de Provins, dans un passage très curieux de sa Bible (écrite vers 1224), énumère ceux qui avaient été, au temps de sa jeunesse, les plus illustres et les plus généreux protecteurs de la poésie ; ce sont (nous les citons dans l’ordre même où il les place) : l’empereur d’Allemagne Frédéric (Ier), le roi de France Louis (VII), le roi Henri (II) d’Angleterre, le jeune roi (Henri Court-Mantel), le roi Richard (Cœur de Lion), les comtes Geoffroi de Bretagne, Henri (Ier) de Champagne, Thibaut (V) de Blois, Renaud de Mousson (Renaud II de Bar), Philippe de Flandre, Othon (Ier) de Bourgogne, le roi d’Aragon (Pierre II), le grand duc de Lorraine (Thibaut Ier), le seigneur d’Oisi, ceux de Brienne, le comte Henri (Ier) de Bar, etc. Parmi tous ces personnages, quelques-uns mentionnés dans des envois de chansons courtoises, peuvent être à coup sûr considérés comme protecteurs du genre nouveau : tels sont Geoffroi de Bretagne et Thibaut de Blois cités par Gace Brulé, Philippe de Flandre et Henri de Bar par Gautier d’Espinau, Othon de Bourgogne par Gontier de Soignies.

Les noms d’un certain nombre d’autres princes, contemporains des précédents ou un peu postérieurs à eux, apparaissent fréquemment aussi dans les plus anciennes chansons imitées des troubadours : ce sont ceux d’un comte de Ponthieu (Gui, tuteur de Guillaume III à partir de 1191) dans Gace Brulé, d’un comte de Mâcon (Guillaume V, 1185-1224) dans Guiot de Dijon, d’un comte de Gueldre (Othon III, de 1183 à 1206 ou 1209) et d’un comte de Brienne (Erart, mort en 1190) dans des pièces anonymes.

On voit que ces personnages appartiennent à des contrées fort diverses, mais surtout aux provinces du Nord, de l’Est et du Nord-Est, exceptionnellement seulement à celles de l’Ouest et du Sud-Ouest. Si nous considérons, non plus la patrie des premiers protecteurs des poètes courtois, mais celle de ceux-ci même, nous sommes amenés à la même constatation. Nous trouvons parmi eux des Picards, des Artésiens, des Flamands (Conon de Béthune, Blondel de Nesle, Gautier de Dargies, Gontier de Soignies), des Lorrains (Gautier d’Espinau), des Champenois (Chrétien de Troyes, Gace Brulé, Aubouin de Sézanne), des Bourguignons (Hugues de Berzé, Guiot de Dijon), des Franciens (le châtelain de Couci). Au contraire les poètes, originaires des provinces de l’Ouest, appartiennent en grande majorité à la seconde génération des trouvères lyriques.

Il résulte de ces faits que ce n’est point, comme on serait tenté de le penser, par une zone intermédiaire entre le Midi et le Nord, le Limousin, la Marche et le Poitou par exemple, que la communication s’est établie entre la poésie des troubadours et celle des trouvères. On s’est demandé si ce fait, si important pour l’histoire littéraire, ne s’était point produit en Terre-Sainte, à la croisade de 1147. Il convient sans doute d’attacher une grande importance à cette expédition, où, pour la première fois depuis cinquante ans, furent rapprochés durant de longs mois les hommes du Nord et ceux du Midi, et à laquelle nous savons du reste que participèrent plusieurs troubadours. Il faut se souvenir aussi que le poète au moyen âge est essentiellement nomade, et que, si les troubadours durent porter leur art jusque dans les provinces du Nord les plus reculées, les trouvères de leur côté purent aller en puiser la connaissance à sa source même[78].

Mais des rapports isolés et intermittents comme ceux-là ne suffiraient point à expliquer la vogue extraordinaire que trouva à un moment précis la poésie méridionale au Nord de la France : il y eut là un de ces engouements tyranniques comme la mode seule peut en produire. L’origine nous paraît devoir en être cherchée à la cour même qui était dès ce moment l’arbitre du bon goût et de l’élégance, c’est-à-dire à celle de Paris, et dans quelques centres provinciaux qui, pour des raisons diverses, subissaient directement son influence.

En 1137, Louis VII épouse Éléonore d’Aquitaine, petite-fille du plus ancien des troubadours connus, et passionnée elle-même pour la poésie courtoise. Nous ne savons si, dans son bref passage à la cour de France, elle eut le temps de faire partager ses goûts à la société déjà lettrée et délicate qui l’entourait ; mais, ce qui est plus important, ses deux filles, Marie et Aélis, en héritèrent, et c’est vraisemblablement à leur influence qu’il faut rapporter la rapide propagation de la poésie méridionale dans les provinces du Nord. L’aînée, Marie, épousa Henri Ier de Champagne et Aélis, Thibaut de Blois, son frère (1164). La première fut veuve de bonne heure (1181) et deux fois régente de Champagne (1181-87 ; 1190-97) et jouit par conséquent d’une extrême liberté ; c’est elle qui accueillait à sa cour Ricaut de Barbezieux, qui encourageait Gace Brûlé, alors très jeune sans doute[79], qui indiquait à Chrétien de Troyes l’esprit dans lequel il devait traiter son roman de la Charrette (vers 1170), la première œuvre où règnent et s’étalent les théories de l’amour courtois ; c’est elle enfin qu’André le Chapelain nous dépeint comme présidant à ces réunions où étaient débattues les plus épineuses questions de la casuistique amoureuse. Quant à sa sœur Aélis, nous savons que non seulement elle acceptait pour elle-même l’hommage des trouvères, du Châtelain de Couci par exemple (no 790), mais qu’elle avait su intéresser à la poésie, spécialement à la poésie lyrique, son mari, que nous connaissons comme protecteur de Gace Brûlé et de Gautier d’Arras. Une sœur de ces deux princes, nommée aussi Aélis, avait épousé Louis VII, après la répudiation d’Éléonore (1160), et avait repris à la cour de France les traditions que celle-ci y avait importées ; c’est elle qui, en présence de sa belle-sœur, Marie de Champagne, et de son jeune fils, le futur Philippe-Auguste, faisait chanter ses vers à Conon de Béthune et le reprenait sur sa prononciation picarde.

C’est surtout de ces trois cours que paraît s’être répandu le goût de la poésie courtoise. Sans doute elles étaient assez brillantes pour ne devoir qu’à elles-mêmes leur prestige ; mais leur influence sur un certain nombre de cours voisines fut encore accrue par des raisons accidentelles : il est curieux en effet de constater que presque tous les princes que nous avons nommés plus haut comme protecteurs de la poésie lyrique eurent avec elles des relations plus ou moins étroites. Gui de Ponthieu fut le tuteur de Guillaume III, qui épousa, en 1195, une fille de Louis VII, Guillaume V de Mâcon prit pour femme une fille de Henri Ier de Champagne et de Marie de France, Othon Ier de Bourgogne, une fille de Thibaut de Blois et d’Aélis. Enfin Philippe de Flandre, qui devait, avec l’aide des comtes de Champagne et de Blois, combattre Philippe-Auguste (1183-86), avait commencé par être le tuteur de ce prince et avait en cette qualité résidé à Paris[80].

Expansion de la poésie courtoise ; seconde et troisième génération de poètes (1190-1230 ; 1230-80) ; trouvères bourgeois. — Les premiers protecteurs de la poésie courtoise appartenaient donc en somme à la génération qui fit cette troisième croisade pendant laquelle devaient périr ses plus notables représentants. Dans cette première période, quoique la vogue du genre nouveau se soit répandue de proche en proche avec une surprenante rapidité, elle se localise en un certain nombre de cours, gravitant presque toutes autour de celles d’où elle était partie. La génération qui suivit la vit s’étendre davantage encore, soit que le succès du genre doive être attribué à sa force naturelle d’expansion, soit qu’il ait été ravivé par les occasions nouvelles qui permirent aux barons du Nord de se familiariser avec la poésie méridionale, telle que la quatrième croisade et l’expédition contre les Albigeois[81]. C’est peut-être dans les quarante premières années du XIIIe siècle que la chanson courtoise a été le plus cultivée. Ses adeptes, qui continuent surtout à se recruter dans la haute société, appartiennent alors à toutes les parties du domaine d’oïl : à côté de Franciens (Guillaume de Ferrière, Bouchart de Marli), de Champenois (Aubouin de Sézanne, Gilles de Viés-Maisons), nous trouvons des Normands (Richard de Semilli, Roger d’Andeli), des Manceaux et Angevins (Amauri de Craon, Thibaut de Blaison, Robert de Mauvoisin), etc.

Enfin dans une troisième période (1230 à 1280 environ) le goût de la poésie lyrique, qui ne diminue point sensiblement dans la noblesse, se répand dans la bourgeoisie opulente des villes du Nord : à côté de grands personnages, comme Jean de Brienne, roi de Jérusalem, Hugues X de Lusignan, comte de la Marche, Pierre Mauclerc, duc de Bretagne, Thibaut de Champagne, Thibaut II, comte de Bar, Henri III, duc de Brabant, Charles d’Anjou, roi de Sicile, Philippe de Nanteuil, Raoul de Soissons, etc., on trouve un très grand nombre de bourgeois et de clercs, presque tous originaires de la Picardie, de l’Artois ou de la Flandre. C’est à Arras que la poésie courtoise jette son dernier éclat : elle y est représentée en dernier lieu par un certain nombre de poètes d’un talent réel et très varié, au premier rang desquels il faut citer le « prince du Pui », Jacques Bretel et Adam de la Halle. Vers 1280, elle s’éteint brusquement, après avoir suscité, pendant un siècle et demi environ, une production dont l’abondance avait été, il faut le reconnaître, souvent stérile.

La chanson courtoise. Les théories de l’amour courtois. — Sur les 2100 pièces environ qui nous en sont restées[82], le plus grand nombre sont des chansons. La chanson est pour le moyen âge ce qu’était l’ode pour l’antiquité, c’est-à-dire le genre lyrique par excellence[83]. Dante, qui exprime nettement cette opinion[84], constate que ce sont les chansons que l’on conserve avec le plus de soin, et qu’elles occupent le premier rang dans beaucoup de manuscrits[85]. De même que la forme en est toujours savante[86], le ton y reste continuellement élevé : les « laides paroles », c’est-à-dire la satire, sont bannies de ce genre exclusivement consacré à l’amour, auquel il emprunte sa noblesse[87].

Il semblerait donc, au premier abord, que cette poésie dût être pleine de feu et de mouvement ; malheureusement, il n’en est rien et son extrême froideur n’est pas un des moindres sujets d’étonnement de quiconque en aborde l’étude. C’est qu’elle n’est point en réalité une poésie de sentiment, mais d’intelligence : le poète, même s’il aime sincèrement — ce qu’il est bien difficile de dire, — raisonne au lieu de s’émouvoir ; il ne s’abandonne point à sa passion, il l’analyse ; ou plutôt encore (car cette analyse, si nous la sentions troublée et douloureuse, nous attendrirait), il en fait la théorie, argumente sur sa source et ses effets. Cela tient à une conception de l’amour particulière au moyen âge, surtout à l’époque qui nous occupe, et qu’il est nécessaire de rappeler ici.

D’abord l’amour est toujours illégitime : il n’est pour ainsi dire pas d’exemple d’une chanson écrite, non seulement par un mari pour sa femme, mais même par un prétendant pour la jeune fille à la main de qui il aspire[88] ; conception étrange, éminemment conventionnelle, dont il serait trop long de rechercher l’origine[89]. La femme, en acceptant cet amour, court par là même des risques infinis qui la mettent vis-à-vis de l’amant dans une supériorité qui ne lui est jamais contestée et dont l’aveu est le principe essentiel de tout le code amoureux : trait bizarre, mais qui ne doit pas autrement nous étonner, puisque c’est dans une société féminine que ce code avait été élaboré, que c’est à l’influence de cette société qu’il avait dû d’être universellement accepté.

L’amant, pour mériter ce don librement consenti et sans cesse renouvelé que sa dame lui fait d’elle-même, pour amoindrir cette distance qui le sépare d’elle, doit s’appliquer à se rendre meilleur, à « valoir » davantage : il doit viser à être le modèle de toutes les vertus, notamment des vertus courtoises par excellence, la bravoure, la générosité, la « mesure » en actions et en paroles, le respect de toutes les femmes. À ces devoirs qui dirigent toute sa conduite et transforment sa vie, viennent s’en ajouter d’autres, qui règlent plus particulièrement ses rapports avec sa dame. Les deux plus essentiels sont la discrétion et la patience. La discrétion ne lui est pas seulement commandée par la prudence, mais aussi et surtout par la nature d’un sentiment si délicat que la moindre publicité le profanerait ; elle est rendue plus nécessaire encore par l’obligation de dépister les losengiers, personnages conventionnels de la lyrique courtoise, dont la fonction est de « deviner », de découvrir les amours sincères et loyales, et d’essayer, en les divulguant, de les anéantir. La patience ne lui est pas moins impérieusement ordonnée : il doit se soumettre aveuglément, passivement à l’épreuve que sa dame tente sur lui et attendre son bon plaisir dans une muette et respectueuse résignation ; il lui est interdit, non point seulement de solliciter une récompense, mais même de faire de son amour un aveu qui serait déjà un crime.

Ce n’est point que cet amour soit jamais donné comme platonique : la récompense, qui ne doit jamais être sollicitée, est toujours espérée ; c’est même un dogme souvent invoqué que l’amour, ou plutôt Amour (car le sentiment n’est pas moins nettement personnifié, et même divinisé, que dans la mythologie païenne) finit toujours par guerredoner au centuple ses loyaux serviteurs.

Non seulement tous ces devoirs doivent être accomplis sans faiblesse, mais ils doivent l’être suivant un certain cérémonial minutieusement fixé : en effet, si l’amour est une vertu, il est davantage encore un art, ou plutôt une science aux règles subtiles et compliquées « dont la négligence disqualifie un homme et en fait un vilain[90] ».

Cette conception, il faut l’avouer, ne manque ni de grandeur ni d’originalité : l’antiquité n’avait connu que l’amour fatal, inéluctable, maladie mystérieuse qui torture et consume, vengeance ou punition des dieux. Celui que chantent nos poètes n’est fatal ni dans son principe ni dans ses diverses phases : la dame est librement choisie par le poète, à cause de sa beauté sans doute, mais aussi de ses qualités, de ses vertus ; du jour où elle serait indigne du culte qu’il lui rend, il n’hésiterait point à le porter à un autre autel. Certes, une telle conception, qui divinise la passion, la rend inviolable et sacrée, est fort peu chrétienne dans son principe, et surtout dans ses conséquences ; et pourtant elle ne pouvait naître que dans des âmes tout imprégnées de christianisme[91].

Il y a aussi quelque chose de singulièrement original — et d’indirectement chrétien — dans ce hardi paradoxe qui fait de l’amour la source de toutes les vertus, dans cette profonde conception qui place le sacrifice à la racine de toute jouissance. Cette résignation passive et sans conditions imposée à la passion, si elle ne l’épure point nécessairement, l’aiguise, l’exalte, conduit à y mettre un infini que l’antiquité n’y avait point soupçonné. Il ne fallait point d’ailleurs que cette conception fût si pauvre, puisqu’elle a satisfait, disons mieux, enchanté durant trois siècles tant d’âmes d’élite, et qu’elle a inspiré des poètes tels que Walther von der Vogelweide, Dante, Pétrarque, et Shakespeare lui-même.

Il faut reconnaître cependant que, pour faire éclore les germes de poésie qu’elle contenait, il fallait être l’un de ceux-ci. Elle est en effet plus philosophique que vraiment poétique : d’abord elle restreint singulièrement le champ de l’inspiration en excluant, aussi bien que tout sentiment vif et spontané, toute allusion à des faits précis, à ces menus incidents, par exemple, qui forment l’histoire d’une passion. Plaintes et reproches, prières et remerciements, cris de joie ou de douleur, révoltes d’amour-propre et retours de tendresse : rien de tout cela n’est toléré par la pruderie de la doctrine orthodoxe. Non seulement le poète, enfermé dans son moi, en est réduit à épiloguer sur un petit nombre de sentiments, mais il doit fuir, dans leur expression, le pittoresque et la franchise qui passeraient pour des manques de respect.

Cela même, dira-t-on, est favorable à l’analyse psychologique. Mais il resterait à savoir, d’une part si l’analyse psychologique est favorable à la poésie, et de l’autre, si nos trouvères étaient capables d’y appliquer des procédés vraiment rigoureux. Il est une idée, toute moderne celle-là, à laquelle ils étaient naturellement conduits par leur théorie, à savoir que ce qui est précieux dans l’amour, c’est le surcroît d’activité, l’intensité de vie qu’il produit ; ils l’ont parfois effleurée, ils ne l’ont jamais exprimée clairement.

Les poètes anciens, comme les modernes, ont souvent trouvé dans la peinture de la femme aimée un élément d’intérêt qui doit nécessairement faire défaut à ceux du moyen âge : leur dame, invariablement douée de toutes les perfections morales comme de la suprême beauté, toujours insensible à leurs tourments comme à leurs prières, n’est qu’une abstraction figée dans une immobilité quelque peu ridicule. Il n’est point jusqu’à ce mystérieux et obscur losengier, qui, en venant si souvent se mêler à un drame qui devrait nécessairement se borner à deux personnages, n’y jette encore plus de froideur.

À tant d’inconvénients cette conception joignait du moins, au point de vue purement poétique, quelques avantages : il est clair, par exemple, qu’en forçant le poète à réfléchir sur sa pensée, elle l’amenait à en discerner les nuances les plus ténues et à peser rigoureusement le sens des mots par lesquels il essayait de les rendre. On peut dire que les trouvères lyriques, s’ils n’ont pas créé la langue abstraite, qui avait fait çà et là son apparition dans quelques traductions ou traités mystiques, l’ont sécularisée en même temps qu’ils l’enrichissaient. Il est même permis d’ajouter, à condition de faire les réserves nécessaires, que les entraves de rythmes extraordinairement compliqués venant s’ajouter à la délicatesse de la pensée, ont fini par donner, au moins à quelques-uns d’entre eux, ce sentiment du style que, selon l’opinion commune, la Renaissance seule devait nous faire retrouver.

Les chansons les plus anciennes ; simplicité et grâce de leur style. — Il n’est aucun de nos poètes qui ne connaisse les théories qui viennent d’être exposées, qui n’en soit tout pénétré, au point que leurs œuvres, inintelligibles si on les ignore, s’éclairent tout à coup dans leurs parties les plus obscures si on les comprend bien. Néanmoins ils n’y ont pas tous également insisté : quelques-uns laissent à côté d’elles une certaine place à une expression du sentiment plus simple, plus franche, plus naïve. On trouve ces qualités notamment dans un certain nombre de pièces anonymes que, pour cette raison, ainsi que pour quelques autres[92], nous sommes portés à attribuer à une génération antérieure à celle des trouvères classiques. Il est plusieurs de ces pièces qui, au moins dans quelques-unes de leurs parties, ne méritent point le reproche de sécheresse et de monotonie pédantesque que l’on a trop souvent adressé à toute notre ancienne poésie lyrique.

On pourrait y relever par exemple des entrées en matière charmantes de grâce et de fraîcheur :

Quant la rosée ou mois de mai
Naist et monte sur le vert pré
Et cil oiselon cointe[93] et gai
Chantent cler par le bois ramé…
(Raynaud, no 91.)

Parfois ce sont de jolis traits descriptifs qui alternent avec l’expression de l’allégresse amoureuse : ne semble-t-il point qu’un souffle printanier ait passé dans ces vers :

Flors s’espant, l’erbe i point drue ;
La flors pert[94]en l’esglantier ;
J’amerai, se mes cuers ose !…
Mente croist, florist la rose :
Amés tuit, meillor n’i sai[95] !…
(No 2072 ; Archiv, XLII, 243.)

Quant li rossignols s’escrie
Que mais se va definant,
Et l’aloete jolie
Va contremont l’air[96] montant…
(No 1148 ; Scheler, II, 89.)

… Quant j’oi chanter l’aloëte
Et ces menus oisillons,
Et je sent de violete
Odorer tous ces buissons…
(No 968 ; Scheler, I, 158.)

Certains s’enhardissent à décrire les beautés qui ont enflammé leur cœur : sans doute ces descriptions ne sont trop souvent qu’un catalogue pesamment déduit de traits bien connus et mille fois utilisés ; pourtant il en est quelques-unes que la gentillesse de la langue suffit à rendre agréables, d’autres où il semble même qu’il y ait une impression directe de la réalité :

J’aim la plus sade rien[97] qui soit de mère née
En qui j’ai trestout mis, cuer et cors et pensée.
Li dous Dieus, que ferai de s’amor qui me tue ?
Dame qui veut amer doit estre simple en rue,
En chambre o[98] son ami soit renvoisie et drue[99].

N’est riens qui ne l’amast ; cortoise est à merveille ;
Plus est blanche que noif[100], come rose vermeille.
Li dous Dieus… etc.

Elle a un chief[101] blondet, euz verz[102], boche sadete[103],
Un cors pour embracier, une gorge blanchete.
Li dous Dieus… etc

Elle a un pié petit, si est si bien chaucie[104],
Puis va si doucement desus cele chaucie.
Li dous Dieus… etc.
(No 533, Richart de Semilli)[105]

Quelques autres, sans avoir rien de bien original dans la pensée, sans sortir du cercle habituel des plaintes amoureuses, nous plaisent au moins par l’émotion insolite de l’accent :

Onques Amors a nul jor de cest monde
Ne greva[106] home come ele a fait a moi,
Quant por la bele en qui toz biens abonde
Me covient estre nuit et jor en effroi.
Hé las, dolent[107], se n’a merci de moi !
Je ne sai leu[108] a foïr[109] en cest monde,
Car toz jors m’est avis que je la voi.

Chançon va tost, et si di a la bele
Que par li m’a ceste joie guerpi[110]
De grant dolor li cuers me renovele
Quant me souvient qu’ele m’a enhaï
Hé las, dolent, ne l’ai pas deservi[111].
Mes se je muir, doloreuse novele
En avra l’ame de li qui m’a traï.
(No 184 ; inédit.)

Il y a dans les vers qui suivent une véritable éloquence : nous les citons aussi à titre de curiosité, comme une des très rares exceptions à la règle interdisant au poète l’amour permis :

Je cuidai bien avoir, s’estre deüst,
En aucun tens de ma dame pardon,
Ne qu’a nul jor autre mari n’eüst
Fors moi tot seul, qui sui ses liges hon[112]

Riens ne me plaist en cest siècle vivant,
Puis que je ai a la bele failli[113].
Qu’ele donoit a moi par son semblant[114]
Sens et honor, hardement[115], cuer joli[116].
Or est torné ce derrieres devant,
Car a toz jors avrai cuer gemissant,
Plain de dolor, plorant, triste et marri,
Ne ja nul jor nel metrai en oubli,
S’en sui en grant martire !
(No 1645 ; inédit.)

Les trouvères classiques ; la chanson métaphysique et didactique ; valeur de cette poésie. — Il semble que le moyen âge ait très peu goûté ces simples et touchantes effusions : les œuvres qu’il a élevées au rang de classiques sont justement celles où l’émotion est presque complètement étouffée sous la dialectique : Gautier d’Espinau, Blondel de Nesles, Gautier de Dargies, Gace Brulé, dont les chansons occupent, avec celles de Thibaut de Champagne, la place d’honneur dans la plupart des recueils, semblent viser à mettre, dans le plus petit nombre de vers, le plus d’idées possibles ou du moins le plus possible de ces lieux communs qui sont la forme de la pensée la plus impersonnelle et la plus froide : ils se complaisent à épiloguer sur l’idée pour la compléter, la rectifier ou pour la détruire et l’établir de nouveau :


Douce dame, grés et grâces vos rent[117],
Quant il vos plaist que je soie envoisiés[118] ;
Atendu ai vostre comandement :
Si chanterai pour vos joians et liés[119],
Et, s’il vos plaist, de moi merci aiés :
En tel guise vos en prende pitiés
Qu’il ne vos poist[120] se j’aim si hautement.

Je sai de voir que raisons me desfent
Si haute amor, se vos ne l’otroiés ;
Mais haus et bas sont d’un contenement,
Puis qu’il les a a son talent jugiés ;
Suens est li bas qui pour li s’est hauciés
Et suens li haus qui pour li s’est baissiés[121] :
A son talent les monte et les descent.

Je ne di pas que nus aint[122] bassement :
Puis que d’amor est souspris et loiiés[123],
Honorer doit sa joie qu’il atent,
S’il estoit rois et ele iert a ses piés.
Mais je sui, las ! seur touz autres puiés[124],
De hautement amer a mort jugiés ;
Mais mout muert bel qui fait tel hardement[125].

(No 719, Gace Brulé.)


Le premier exemple de ces subtilités avait été donné en Provence par Folquet de Marseille, qui les avait du reste maniées avec plus d’aisance et de grâce. Gautier de Dargies, qui fut avec Gace Brulé un de ses premiers imitateurs, se vante de son style « fort et pesant » (no 264). La postérité, moins complaisante que le poète ne l’était pour lui-même, ne veut point d’autres épithètes pour le qualifier, ainsi que toute cette école.

Ce type de la chanson savante, où une psychologie conventionnelle remplace tout sentiment vrai, fut malheureusement, sans doute à cause de la difficulté qu’on y soupçonna, celui qui obtint le plus de succès, et cette vogue fut extrêmement pernicieuse à l’originalité de nos poètes. Ce ne sont plus des amoureux chantant leurs peines, mais des logiciens affublés de la même robe, ressassant les mêmes arguments : comment sous ce déguisement distinguer l’un de l’autre ? Un des premiers critiques qui se soient occupés d’eux avait dit : « Prenez dix trouvères lyriques : vous ne trouverez pas dix hommes, mais un seul trouvère[126]. » On s’est récemment inscrit en faux contre cette condamnation en bloc, rejetant cette impression de monotonie sur le désordre où les manuscrits nous présentent leurs œuvres, sur la déplorable incorrection des imprimés où nous pouvons les lire[127]. Nous craignons bien qu’il n’y ait là qu’une illusion, et que, après comme avant les éditions critiques que nous souhaitons plus que personne de voir paraître, le jugement de M. L. Passy ne reste, sous sa forme piquante, profondément juste.

Est-ce à dire pourtant que, durant cent cinquante ans, on ait indéfiniment refait une unique chanson ? Non certes. Plusieurs de nos poètes, trop peu nombreux hélas ! ont une physionomie qui apparaîtra clairement à quiconque prendra la peine d’y regarder d’un peu près. Le Châtelain de Couci, par exemple, se distingue par l’intensité d’une émotion qui paraît sincère, Conon de Béthune par la rudesse d’un caractère impétueux qui éclate en violentes et brutales apostrophes, Moniot d’Arras par la fluidité du style et le charme des descriptions, Thibaut de Champagne par une grâce délicate et presque féminine, Richart de Fournival par une familiarité piquante et une spirituelle ironie, d’autres enfin, comme Gillebert de Berneville, Andrieu Contredit, Adam de la Halle, par une science consommée du style et de la versification. Mais ce ne sont là, malheureusement, que d’honorables exceptions, et ces qualités elles-mêmes, chez les plus originaux de nos poètes, sont exceptionnelles.

On peut dire, en thèse générale, que chez les plus heureusement doués, le sentiment personnel, l’expression franche et vive sont étouffés sous le fatras pédantesque de l’école. Il convient du reste d’ajouter, en achevant de formuler ce jugement sévère, que nous pouvons à peine, au moins jusqu’à présent, apprécier un des éléments qui, au moyen âge comme dans l’antiquité, était essentiel dans la poésie lyrique, la musique des chansons, qui était sans doute considérée comme non moins importante que le texte, et à laquelle nous savons que plusieurs de nos trouvères ont dû le meilleur de leur réputation[128].

Genres apparentés à la poésie populaire ; le rondet et la ballette. — Cette observation s’applique plus rigoureusement encore à certains genres auxquels nous arrivons et qui, issus de genres populaires, eurent vers le milieu du XIIIe siècle un notable regain de popularité. Ils présentent ce caractère commun qu’ils ont été, au moins à l’origine, destinés à régler la danse et qu’ils sont restés subordonnés à la musique plus étroitement encore que la chanson ; quant au fond, ils ne diffèrent pas de celle-ci, sinon peut-être en ce que les mêmes idées y sont exprimées d’une façon moins didactique, plus vive et plus légère.

La structure du rondet ou rondel (d’abord roondet, roondel) a déjà été expliquée plus haut. Nous avons dit qu’à l’origine une grande liberté était laissée dans le choix du refrain, la part qui lui était faite, la place qui lui était assignée. Vers le milieu du XIIIe siècle cette forme se régularisa : le refrain qui ouvre la pièce (composé le plus souvent de deux vers) dut être répété partiellement au début et complètement à la fin ; entre la première et la seconde partie on intercala un vers, entre la seconde et la troisième, deux vers : le rondet ainsi constitué compte donc huit vers et se trouve identique au triolet du XVIIe siècle. Mais le refrain pouvait avoir trois et même quatre vers, et l’autre partie de la pièce s’allongeait alors dans les mêmes proportions : la pièce pouvait compter alors jusqu’à dix, douze vers et même davantage.

Les plus anciens exemples du genre ainsi régularisé sont d’un certain Guillaume d’Amiens qui écrivait vers le milieu du XIIIe siècle. Adam de la Halle, quelques années plus tard, composa une quinzaine de rondets dont plusieurs sont de petites merveilles de grâce tendre ou mutine :

A Dieu comant amouretes[129],
Car je m’en vois
Souspirant en terre estrange !
Dolens lairai les douchetes
Et mout destrois[130].
A Dieu comant amouretes !
J’en feroie roïnetes,
S’estoie roys.
Comant que la chose empraigne[131],
A Dieu comant amouretes,
Car je m’en vois
Souspirant en terre estrange.
(Éd. de Coussemaker, p. 216.)

Cette forme, qui pénétra dans les œuvres dramatiques au XIVe siècle, conserva sa vogue jusqu’au XVIe et fut soumise, suivant les époques, à des modifications diverses qu’il serait trop long d’étudier.

Parmi les rondets d’Adam de la Halle, il en est un qui ne diffère en rien d’une ballette : c’est qu’il n’y a entre les deux genres aucune différence de nature, mais seulement de provenance et de dimension. Le rondet est d’origine française, la ballette, comme l’indique son nom (dérivé de balada)[132], vient du Midi. Celle-ci se compose le plus souvent d’un refrain ouvrant la pièce et de trois couplets, tous suivis du refrain, qui leur est rattaché de façon très variée. La ballette est donc en somme (sauf la présence du refrain au début) identique à une rotruenge qui serait réduite à trois couplets. La forme ainsi régularisée apparaît assez tardivement, mais elle eut vite un grand succès : le manuscrit Douce (écrit au commencement du XIVe siècle) en a conservé une vaste collection (ne comprenant pas moins de cent quatre-vingt-huit pièces, presque toutes inédites) ; si nous ne la possédions pas, les spécimens du genre seraient du reste extrêmement rares.

L’estampie. — L’estampie désigne aussi, comme le montre l’étymologie du mot (germ. stampôn, « battre », ici, « frapper la terre du pied » ), une chanson de danse. Les formes en sont ordinairement plus savantes que celles du rondet ou de la ballette ; on y trouve surtout de longues strophes composées de petits vers courts et sautillants dont le rythme devait fort bien s’harmoniser avec les mouvements d’une danse rapide et saccadée. Ce genre, qui ne paraît guère avoir été cultivé sous cette forme avant la fin du XIIIe siècle, ne nous est connu que par les dix-neuf spécimens que nous a conservés le manuscrit Douce.

Le lai ; le descort. — Le lai et le descort ne sont point des genres à dimensions courtes et fixes comme les précédents ; le nombre des couplets peut y différer sensiblement ; la musique devait en être aussi beaucoup plus compliquée et variée. La signification du premier de ces deux mots était à l’origine plus particulièrement musicale, celle du second plus littéraire ; mais en fait ils sont synonymes et s’appliquent indifféremment au même genre. Le mot lai, qui est d’origine celtique (irlandais laid), a désigné d’abord des mélodies bretonnes, puis par extension les textes qui y avaient été adaptés (car elles avaient pour la plupart un grand succès sur le continent) pour aider le chanteur à les retenir et qui sont proprement nos lais lyriques[133]. Il nous en est resté une vingtaine, dont quelques-uns peuvent remonter au XIIe siècle. — Les descorts sont au nombre de douze environ et appartiennent à peu près à la même époque. Le mot, qui est peut-être provençal d’origine, s’oppose à acort, et signifie une pièce où les strophes, au lieu de « s’accorder », comme dans la chanson, diffèrent toutes entre elles : c’est là en effet la règle fondamentale du descort comme du lai. Ces strophes, ordinairement très longues, sont presque uniquement formées de vers très courts : ceux-ci comptent rarement plus de huit syllabes ; il y en a souvent de deux, de trois, et même d’une syllabe ; d’autres, beaucoup plus longs, sont de forme archaïque et rare, de onze et de treize syllabes par exemple, et devaient produire le même effet d’étrangeté. Par cette bizarrerie et cette incohérence, le poète prétendait exprimer l’état de trouble et d’angoisse où le paroxysme de la passion l’avait jeté : ces petits vers, tombant en pluie les uns sur les autres, donnaient à la pièce une allure saccadée et fébrile que sans doute la musique accentuait encore, et qui était destiné à marquer la profondeur de ce trouble, l’intensité de cette angoisse.

On tenta parfois d’introduire dans ce désordre un peu de régularité en donnant la même structure à deux ou plusieurs strophes, notamment à la première et à la dernière de la pièce ; ce système fut, au XIVe siècle, érigé en règle par Guillaume de Machaut et Eustache Deschamps.

Les mélodies des lais, étant fort répandues, furent souvent appliquées à des poésies religieuses auxquelles passa en même temps le nom du genre ; il y a plusieurs lais à la Vierge et quelques autres d’un caractère didactique ou ascétique.

La valeur littéraire des descorts et des lais, profanes ou religieux, est fort médiocre ; mais ils ont un intérêt considérable pour l’histoire de la musique et de la versification.

Le motet. — La même observation s’applique aux motets. Ce terme désigna d’abord un morceau de musique religieuse, puis des œuvres profanes qui pullulèrent dans la seconde moitié du XIIIe siècle (quoiqu’il s’en soit perdu beaucoup, nous en possédons encore environ cinq cents) et furent surtout cultivées par les maîtres harmonistes de l’école d’Arras. Au point de vue littéraire, ils n’offrent guère, comme les ballettes, les rondets et les estampies, d’autre intérêt que celui de présenter une grande variété de versification et de rouler parfois sur des thèmes populaires ou demi-populaires.

Les genres dialogués : la tenson et le jeu parti. — Les œuvres dont il nous reste à parler ne diffèrent en rien, quant à la forme, de la chanson ; elles sont soumises aux mêmes règles et ont avec la musique des relations non moins étroites ; mais elles affectent dans leur style une allure plus libre, un tour plus varié, et présentent en somme un intérêt plus considérable.

Les genres dialogués, qui, par leurs plus lointaines origines, se rattachent peut-être à des genres populaires (comme les parades à deux personnages par lesquelles les jongleurs essayaient d’attirer l’attention de la foule), sont, dans leur forme lyrique, de pures et simples imitations de la littérature provençale. Ces genres se divisent en deux variétés qu’il est important de distinguer : dans la tenson ou débat (tel est le sens du mot tenson), les deux interlocuteurs échangent librement leurs opinions sur un sujet quelconque ; dans le jeu parti (appelé aussi parture), celui qui prend l’initiative de la pièce propose à son interlocuteur deux solutions contraires (le sens propre de partir est « diviser », « partager » ), entre lesquelles il lui laisse le choix, lui-même s’engageant à défendre celle qui sera restée libre.

La tenson, plus ancienne que le jeu parti, a surtout fleuri au Midi, où elle est souvent l’expression d’une sérieuse hostilité ou l’écho d’âpres rancunes ; il n’en est pas de même au Nord, où la poésie avait pénétré beaucoup moins profondément dans les mœurs. Là elle n’y est guère qu’un divertissement de société[134] et roule presque toujours sur des questions poétiques ou amoureuses : ainsi Jacques d’Amiens (no 1966) se plaint de ses mécomptes en amour auprès de Colin Muset, qui, fidèle à ses théories habituelles, lui conseille d’oublier la cruelle et de donner « son cœur, comme il a fait lui-même, au chapon à la sauce aillie, au gâteau blanc comme fleur », et « aux bons morceaux qu’on mange devant un grand feu » ; un certain Richart demande à Gautier de Dargies (no 1282) s’il fera bien ou mal de s’adonner à l’amour. Dans ces deux pièces, le personnage consulté essaie de détourner son interlocuteur des aventures amoureuses ; dans une autre (no 1111), nous voyons au contraire Philippe de Nanteuil reprocher à Thibaut de Champagne d’avoir renoncé à l’amour et aux chansons.

Il n’y a aucune raison de douter de la collaboration de deux poètes à ces différentes pièces et à quelques autres : il en est un assez grand nombre au contraire où le dialogue n’est qu’un artifice et où c’est visiblement le même auteur qui fait les demandes et les réponses : ainsi dans la tenson (no 335) où Thibaut de Champagne essaie de persuader à sa dame qu’après leur mort à tous deux il n’y aura plus au monde de véritable amour :

Car tant avés sens, valor, et j’aim tant
Que je croi bien qu’après nous iert faillie.

Il est plus que probable qu’il n’y a là qu’une façon plus piquante de faire sa cour. Le doute naturellement n’est plus possible quand le dialogue s’engage entre le poète et une abstraction comme Amour[135], ou entre deux abstractions, comme « Raison » et « Jolive Pensée » (no 543, anonyme).

On ne trouverait guère dans nos recueils lyriques plus d’une vingtaine de pièces de cette sorte ; ils nous ont transmis au contraire près de deux cents jeux partis. Ce genre, qui devait être cultivé avec passion, n’apparut qu’assez tard dans la France du Nord ; le plus ancien exemple (no 948) est attribué à Gace Brulé et au comte Geoffroi de Bretagne et remonterait par conséquent au dernier tiers du XIIe siècle ; mais cette attribution est fort douteuse. Le jeu parti ne pouvait guère se développer que dans une société raffinée, passionnée pour les discussions métaphysiques, et qui réunissait un grand nombre de poètes : presque tous les spécimens que nous en possédons émanent en effet de trois centres poétiques dont la création est postérieure au commencement du XIIIe siècle, la cour de Thibaut de Champagne (qui en a lui-même échangé une douzaine avec divers interlocuteurs), la société artésienne de bourgeois poètes où se distingua, parmi les plus infatigables jouteurs, le « prince du Pui », Jean Bretel, et enfin un groupe de rimeurs encore imparfaitement étudié qui paraît avoir fleuri à Reims après 1250[136]. À l’inverse de la plupart des tensons, les jeux partis paraissent bien avoir été composés réellement par deux (ou quelquefois trois et même quatre) poètes différents : les fréquentes allusions, presque toujours satiriques, au caractère, à la profession, au physique même des interlocuteurs, ainsi que l’âpreté de certaines répliques, excluent l’hypothèse inverse. Le plus souvent, comme en Provence, les adversaires faisaient appel, pour terminer le débat (car la règle du genre interdisait que l’on renonçât de bon gré à son opinion), à un ou plusieurs « juges », dont la sentence mettait fin au débat.

Nous retrouvons dans les jeux partis les théories et les formules de la chanson ; mais elles y sont prises en plaisanterie et souvent en charge : il vaudrait mieux ne point les lire si l’on voulait conserver quelque illusion sur la sincérité de nos poètes, et il faut presque se féliciter qu’aucun de ceux qu’avait consacrés l’admiration du moyen âge n’en aient composé. Le genre appartient manifestement à une époque où on ne prend plus au sérieux les idéales conceptions qui avaient enchanté la fin du XIIe siècle, et il présage la ruine de la poésie qu’elles alimentaient. Ce genre est intéressant néanmoins à bien des titres : il est curieux d’abord de voir l’esprit de discussion et de chicane, confiné jusque-là dans les écoles, faire son apparition dans la société laïque. Il serait peut-être imprudent d’y chercher des documents sur les procédés de dialectique du moyen âge : en effet les sophismes et les faux-fuyants, qui n’y sont pas rares, étaient sans doute conformes aux règles du genre. La plupart du temps c’est dans la question posée qu’est la plus grande originalité de la pièce : c’est là surtout que se déployait l’ingéniosité ou que la fantaisie se donnait carrière. Voici quelques spécimens de ces questions : lequel doit faire les plus belles chansons, de l’amant malheureux ou de l’amant favorisé ? De deux maris quel est le plus à plaindre, celui qui a des soupçons, ou celui qui a des preuves ? Doit-on préférer un amour bruyant et public, dans lequel entre la vanité, ou un amour pur et secret, qui n’a d’autre objet que lui-même ? Laquelle aime le mieux, de la dame qui, par prudence, défend à son ami de paraître au tournoi, ou de celle qui lui enjoint d’y briller ? Lequel est préférable pour un amant, de la mort ou du mariage de son amie ? Les questions, comme on le voit, roulent presque toujours sur l’amour ; quelques-unes sont assez scabreuses. D’autres atteignent aux dernières limites de l’extravagance, celles-ci par exemple : de deux amants lequel est le moins malheureux, celui qui perd la vue, ou celui qui perd l’ouïe ? Lequel doit-on préférer, aller visiter sa dame de jour et à pied, ou à cheval par une nuit de neige ? D’autres sont simplement absurdes, comme celle-ci : vaut-il mieux avoir contre soi l’amour et pour soi sa dame ou inversement ? Ce qui fait la véritable valeur des jeux partis, c’est le grand nombre de détails familiers, de locutions pittoresques ou proverbiales, d’allusions aux usages contemporains dont ils sont semés, le naturel et le piquant de leur style.

Pièces de circonstances ou serventois ; chansons historiques et satiriques ; parodies. — Le moyen âge eût indifféremment qualifié de serventois les pièces historiques, satiriques, morales et religieuses dont il nous reste à parler. Parmi les premières, les seules qui aient une véritable valeur littéraire sont les chansons de croisade : les unes, comme la rotruenge anonyme inspirée par la croisade de 1147, comme une pièce, également anonyme, relative à l’expédition de 1189 (no 1967), comme celle de Conon de Béthune : Ahi, amors, com dure departie (no 1125), se distinguent par un véritable souffle religieux et guerrier, par des traits de haute et virile éloquence ; d’autres, plus voisines de la chanson d’amour, comme celle du Châtelain de Couci : A vos, amant, plus qu’a nule autre gent (no 679), par une mélancolique douceur[137]. Malheureusement la plupart ne sont que la mise en œuvre assez banale des lieux communs déjà développés à satiété par les troubadours, et avant eux par les sermonnaires. D’autres pièces sont curieuses comme documents historiques, mais n’ont pas toujours une grande valeur littéraire : telle est la chanson de Richard Cœur de Lion sur sa captivité (no 1891), celle d’un auteur incertain sur la bataille de Taillebourg (no 1835), celles de Philippe de Nanteuil et d’un de ses compagnons sur le désastre éprouvé par l’armée chrétienne en 1239 (nos 164 et 1133), celle qui fut composée à Acre en 1250, peut-être par Joinville[138] pour engager Louis IX à ne pas abandonner ses chevaliers prisonniers en Terre-Sainte (no 1887), celle enfin de Thibaut II de Bar (no 1522) sur sa captivité après la bataille de Walcheren (1250).

Il est presque superflu de dire que la satire se mêle à la plupart des pièces dont il vient d’être question. Elle est particulièrement âpre dans celles de Conon de Béthune sur les retards apportés à l’expédition de 1189 (no 1314), d’un anonyme, qui est peut-être Huon de Saint-Quentin (no 1576), sur les désastres qui mirent fin à la cinquième croisade ; elle est au contraire spirituelle et piquante dans les trois serventois de Huon de la Ferté contre Blanche de Castille et Thibaut de Champagne (no 699, imité du no 1887, 1129, 2062).

Mais la satire personnelle est rare chez nos trouvères : on sent que la poésie n’a jamais été entre leurs mains l’arme redoutable qu’avaient maniée les Bertran de Born, les Guilhem Figueira et les Peire Cardinal. Elle n’est la plupart du temps que le développement assez inoffensif de lieux communs pleins de banalité ; dans la série assez longue des pièces contre l’amour et les femmes, il en est à peine quelques-unes où retentisse l’écho d’un sentiment vrai ou d’un grief personnel.

La satire de l’amour, ou plutôt des théories courtoises de l’amour, avait si complètement passé au rang de lieu commun qu’elle amena la création d’un genre particulier, la « sotte chanson contre Amour[139] ». Ces sortes de productions ne sont le plus souvent qu’un amas d’ordures ou un tissu de coqs-à-l’âne indignes de la moindre attention.

C’est aussi à la parodie que l’on pourrait rattacher une dizaine de pièces bachiques dont quelques-unes sont d’un tour alerte et vif, et qui semblent composées pour la plupart sur le rythme de chansons courtoises en vogue.

Pièces religieuses. — Quelques pièces religieuses, d’un caractère semi-populaire (en ce sens qu’elles étaient destinées à l’édification du peuple), telles que des chansons en l’honneur de saints divers (saint Nicolas, sainte Catherine, sainte Anne) et des « plaintes » de la Vierge au pied de la Croix, ne doivent rien à l’imitation de la lyrique courtoise[140]. Cette imitation règne au contraire dans les chansons très nombreuses composées à partir du commencement du XIIIe siècle, notamment par Gautier de Coinci, en l’honneur de la Vierge, et dont il nous reste environ quatre-vingts ; ce sont en général d’assez plates litanies dont le principal intérêt (quand on peut en retrouver les modèles) est de nous faire connaître les œuvres profanes qui obtenaient alors le plus de succès.

Conclusion. — Vers la fin du XIIIe siècle, le goût pour la poésie courtoise, qui avait été si vif et si général, disparut tout à coup : à partir de 1290 environ, les divers genres que nous venons d’étudier cessent brusquement d’être productifs ; à partir du deuxième tiers du XIVe siècle, on cessa même d’en copier les spécimens. La gloire de Gace Brulé, du Châtelain de Couci et de Thibaut de Champagne s’éclipse devant celle de Guillaume de Machaut et de son disciple Eustache Deschamps. C’est que l’idéal de la poésie lyrique change alors presque complètement : les genres qui viennent d’être énumérés font place à d’autres, où il ne reste presque rien de la vieille théorie de l’amour courtois, où les tendances didactiques et morales sont plus sensibles, et qui, non moins compliqués, mais plus fixes dans leurs formes, sont plus étroitement encore subordonnés à la musique. C’est qu’en effet le début du XIVe siècle coïncide avec un changement radical dans la façon de penser et de sentir de la société aristocratique. Il n’est pas étonnant que la disparition des anciennes mœurs ait entraîné la ruine d’un genre qui leur était si intimement uni.


III. — Note sur la musique des chansons.


Dans toute l’histoire de l’art musical des XIIe et XIIIe siècles, il faut distinguer entre les compositions mélodiques, c’est-à-dire à une partie, et celles que De Coussemaker appelle harmoniques, c’est-à-dire à plusieurs parties. On pourrait aussi, pour cette classification, partir d’un autre principe : la première catégorie comprenant les chansons populaires, celles des troubadours et des trouvères ; la seconde, les compositions des maîtres de contrepoint, à diverses parties, suivant le timbre des voix qui chantent simultanément[141]. Et à ce propos débarrassons-nous tout de suite d’une question qui ne valait certes pas toute l’encre qu’elle a fait verser. Selon Théod. Nisard, nous n’aurions pas de chants mélodiques à une seule partie, mais toutes les mélodies que les manuscrits attribuent aux troubadours et aux trouvères ne seraient que des parties séparées de compositions polyphoniques, et tous ces artistes auraient été à la fois poètes et maîtres de contrepoint. Fétis, au contraire, croit qu’à l’exception d’Adam de la Halle, dont il ne pouvait nier le talent d’harmoniste puisque nous avons encore de ses compositions, tous les trouvères ne furent que des auteurs de simples mélodies. Évidemment il faut prendre un juste milieu entre ces opinions opposées, et De Coussemaker a eu raison de repousser des distinctions si absolues. Dans le nombre immense des troubadours et des trouvères, il dut y avoir place pour une grande variété de talent et de science musicale, depuis les auteurs peu instruits, arrangeurs de mélodies populaires, jusqu’à ceux qui possédaient et pouvaient au besoin mettre en œuvre tous les secrets des combinaisons harmoniques ; tandis que d’autre part parmi les maîtres d’organum et de discantus ou contrepoint, il s’en sera trouvé qui auront su composer des poésies et auront su les pourvoir de notes et d’accords[142].

Les compositions harmoniques de la période dont nous nous occupons nous sont spécialement connues grâce à la large et patiente érudition de De Coussemaker.

Nous sommes loin de posséder sur la musique mélodique des troubadours et des trouvères des travaux aussi précis et aussi importants que ceux de De Coussemaker sur l’harmonie. Pourtant il est hors de doute que, au point de vue historique, les mélodies ont une valeur plus grande que les compositions savantes de contrepoint. Elles auraient plus de valeur même si elles ne représentaient que des inspirations musicales individuelles, mais ce qui est plus important, c’est qu’elles reflètent souvent le goût et l’inspiration populaires.

Le chant vraiment populaire a partout, et non seulement en France, des caractères facilement reconnaissables. Le principal et celui qui se rencontre le plus souvent, est la répétition systématique d’une formule mélodique. Si cette formule est composée d’une seule phrase, nous avons la série monorime : etc. À ce type (si nous laissons de côté pour le moment le refrain) appartient le plus ancien exemple de musique profane : l’Alba bilingue du ms. de Rome (Vatican, 1462)[143]. Rappelons ici en passant la laisse monorime des plus anciennes chansons de geste ; nous en avons un exemple frappant, quant à la musique, dans l’ancienne parodie d’Audigier[144]. Mais généralement la formule mélodique se divise en deux phrases distinctes dont la première présente et dont la seconde complète la pensée musicale. C’est le cas de la « chantefable » d’Aucassin et Nicolette (XIIIe siècle) dans laquelle, bien que la laisse monorime soit conservée, on trouve la forme musicale [145], etc.

C’est probablement dans la répétition de la formule mélodique, soit simple, soit complexe, qu’il faut chercher l’explication de la formation de la strophe. Il est très vraisemblable que cette répétition mélodique entraîna avec elle la répétition de l’élément qui, dans la poésie, se rapproche le plus du caractère musical, c’est-à-dire de la rime. De là vient le fait naturel que les plus anciennes séries de vers, de nombre indéterminé ou strophiques, ont une tendance prononcée vers l’homotéleutie. Mais ce principe de la répétition de formule mélodique entraîne une conséquence nécessaire, c’est que, quand la répétition cesse, il y ait une phrase musicale, une cadence, quelques notes finales, quelque chose enfin qui nous en avertisse[146].

Quand la formule mélodique répétée est courte et simple et que les vers sont monorimes, cette phrase musicale ou cadence finale peut être à intervalles inégaux : comme dans les chansons de geste et peut-être dans quelques romances (Bartsch, I, 2, 13). Mais cette inégalité d’intervalle ne peut exister si la formule mélodique est chantée et dansée. Si la poésie lyrique est née des danses populaires, elle a dû dès son origine posséder nécessairement une division régulière, simple si l’on veut, mais strophique[147].

Cette cadence finale, si elle est toujours chantée sur les mêmes paroles, constitue le refrain. Appelant a la formule mélodique répétée, nous avons le type : a + a +… refrain, et il est indubitable que c’est là la forme la plus populaire et la plus ancienne. Évidemment a peut contenir plus d’un vers, surtout si les vers sont courts. Si la cadence finale, naturellement toujours la même, est chantée sur des paroles différentes (ce qui suppose un seul chanteur), nous avons le type : a + a +… coda[148]. Si je ne me trompe, nous touchons ici de bien près à la raison primitive de la tripartition de la strophe artistique.[149] Il ne résulte pas nécessairement de là que la disposition des rimes doive suivre la division musicale ; elle la suivra pour a, mais quant à la coda, le fait d’avoir en tout ou en partie de nouvelles rimes, c’est peut-être là un artifice imaginé à une époque d’inspiration moins spontanée.

Cette structure constitue la strophe musicale, et, si haut que nous remontions, nous ne pourrons dépasser ce stade. La strophe ainsi composée nous apparaît aussi dans les genres populaires : bien entendu dans ce cas elle n’a pas pu se passer de la partie qui pouvait seule résonner en chœur sur les lèvres du peuple, c’est-à-dire du refrain. Nous avons donc le type : a + a + coda + refrain ; et alors il est évident que le mot coda est ici peu juste puisque la partie qu’il désigne n’a pas le caractère d’une cadence finale, mais est plutôt un anneau, une transition musicale qui prépare le refrain.

À ce type appartient la fameuse danse de la regina avrillosa.


A. A l’entrada del tems clar, eya !
per joja recomençar, eya !
+
A. e per jelos irritar, eya !
vol la regina mostrar
+
Coda. quel’ es si amorosa.
+
Refrain. a la vi’, a la via, jelos !
laissaz nos, laissaz nos
ballar entre nos, entre nos !


Les mélodies lyriques de genre autrefois populaire contenues dans le manuscrit Saint-Germain appartiennent plus ou moins rigoureusement à ce type[150]. Mais les habitudes mélodiques des genres qui à l’origine étaient populaires conservent un peu de la liberté qu’elles devaient avoir dans le peuple ; au contraire il est naturel que, dans la poésie artistique, les règles soient plus rigoureusement suivies et qu’on y trouve un développement plus large, mais plus régulier. La partie mélodique, qui chez des artistes raffinés comme le Châtelain de Couci, et Thibaut de Navarre, s’est étendue davantage est naturellement la coda. La formule mélodique contient les deux premiers vers et se répète dans les deux suivants ; plus rarement dans les longues strophes elle va de trois en trois et de quatre en quatre[151], puis elle s’élargit dans la partie qui n’était pas soumise à de semblables entraves et où pouvait mieux se déployer le génie inventif des auteurs. À ce développement de la coda doit avoir contribué l’absence très fréquente dans la poésie artistique du refrain. Quelquefois on trouve dans ces cadences finales de véritables artifices, fort recherchés, comme le retour d’une partie de la formule initiale (ms. St-Germain, 55b : Quant li dus ; 63a : Desconfortez). D’autres fois c’est dans la première partie que l’on constate cette recherche de la nouveauté ; par exemple, on adapte une formule mélodique aux deux premiers vers, et on la répète en tout ou en partie, une tierce plus bas sur les deux vers suivants.

Mais je ne crois pas que ces artifices soient des développements spontanés de l’antique mélodie populaire de la France du Nord. En thèse générale, l’assertion de M. Tiersot reste fondamentalement vraie : « Nous sommes autorisés à conclure que le mouvement musical de l’époque des trouvères dérive immédiatement de la plus ancienne forme de la mélodie populaire française. » Cette vérité résulte de tout ce que nous avons dit sur la structure de la strophe musicale et des nombreux exemples donnés par les auteurs que nous avons cités. Il est probable que l’art musical des troubadours a eu la même origine, mais ici malheureusement il nous manque les mélodies des pièces populaires, car la dansa que nous avons citée est le seul spécimen, exemple caractéristique, qui nous en soit parvenu. Les mélodies des anciens troubadours qui nous restent connaissent en effet le type musical a + a + coda ; par exemple : L’autrier jost’una sebissa de Marcabrun (ms. R, f. 6), Lanquan li jorn son lonc en mai de Rudel (ms. X, f. 81), mais déjà de nombreuses mélodies de Bernart de Ventadour, de Pierre d’Auvergne, la seule qui nous soit restée de Raimbaut d’Orange, s’écartent de cette règle. L’art provençal se présente dans son ensemble comme beaucoup plus dégagé de ses origines ; ses mélodies, se développant presque sans répétitions dans toute la strophe, ont un caractère plus scolastique, plus analogue à celui du chant qu’enseignaient les maîtres de la science musicale et qui devait paraître plus choisi et plus relevé. Dans les mélodies françaises il y a parfois comme une imitation de ce style qui, pour nous au moins, se perd dans le vague, car il est sans contours, et l’on n’y trouve point cette tendance vers une tonalité précise qui plaît à notre oreille dans les mélodies du Nord. Si on compare par exemple la chanson du châtelain d’Arras : Bele et bone est cele por cui je chant, dont la musique se trouve dans le manuscrit Saint-Germain (f. 67), à celle qui la suit : Un petit devant le jour[152], on a peine à croire qu’elles soient contemporaines tant le style en est différent. Ces mélodies que j’appellerais volontiers provençalisantes sont très rares (du moins dans le manuscrit en question). Je crois qu’elles ne pouvaient avoir qu’un succès de mode ; elles ne pouvaient plaire aux trouvères, déjà sensibles à la tonalité. On comprend pourtant que même dans l’art musical se montre çà et là l’influence de l’art méridional. Si bien que j’attribuerais à ce goût musical, plutôt qu’au goût littéraire, la quantité de textes provençaux pourvus de mélodies qui abondent dans les chansonniers français. Nous pourrions en trouver une preuve dans une curieuse particularité qui a échappé jusqu’ici, je crois, à la critique : la chanson de femme Pleine d’ire et de desconfort (St-Germ., 47b) a la même mélodie note pour note que la fameuse pièce de Bernart de Ventadour : Quan vei la lauzeta mover, qui nous a été conservée dans trois autres manuscrits tout à fait indépendants[153]. Ce fait, même s’il est accidentel ou exceptionnel, a une certaine importance ; ce plagiat montre au moins que les mélodies Provençales étaient connues et appréciées. Ces quelques observations ne suffisent pas pour nous permettre de conclure que toute mélodie artistique d’un caractère plus maniéré, plus libre de retours symétriques, plus dégagée de la tonalité, révèle par cela seul une influence méridionale. Il est possible que l’unité de direction scolastique, l’efficacité de la science musicale officielle, qui était déjà identique au Nord et au Midi, aient produit les mêmes effets dans les deux pays. Il reste cependant avéré que cette influence d’école, dans ce cas, a été beaucoup plus tôt et plus largement sentie dans l’art des troubadours que dans celui des trouvères français.

Le reproche que l’on fait ordinairement aux mélodies des trouvères est d’être monotones et uniformes[154]. Il est certain qu’elles ont toutes un air de famille qu’on découvre à première lecture ; quand on en exécute au piano un certain nombre, il vous semble souvent qu’on a déjà entendu plusieurs d’entre elles, et il faut y revenir pour s’assurer que c’est une illusion. Mais ce reproche ne serait fondé que si ces artistes avaient cherché l’originalité de la pensée musicale dans le sens tout moderne du mot ; le fait parallèle de l’uniformité de leur pensée poétique montre combien cette intention était loin d’eux. Leur but suprême n’était pas de sortir, en poésie ou en musique, du cercle resserré de leur art, mais bien de briller parmi ceux qui s’y renfermaient avec un scrupule religieux ; ils cherchaient moins à faire un tableau différent, qu’à reproduire toujours le même avec des couleurs plus brillantes. Les causes de cette disposition générale de l’esprit artistique dépassent les bornes de cette rapide esquisse ; il me suffit d’avoir indiqué le fait. Quant au reproche fait à ces mélodies d’être d’un rythme presque insaisissable et difficiles à retenir, il est très juste, mais pour nous seulement. Pour apprendre par cœur la mélodie de la complainte Fortz causa es de Gaucelm Faidit[155], j’ai dû faire de véritables efforts ; mais il semble qu’Arnaut Daniel eut moins de peine à dérober au pauvre jongleur les paroles et la musique du chant pour lequel ils avaient fait un pari devant le roi Richard[156]. Les poètes et les jongleurs ont souvent des paroles sévères pour ceux qui s’approprient la musique ou le texte d’une de leurs chansons ; il n’y a peut-être là qu’un moyen détourné de rehausser leur mérite individuel, mais il est certain que le reproche avait souvent quelque chose de fondé.

Ces mélodies étaient chantées dans les salles des manoirs et dans les joyeuses réunions. Mais leur mode d’exécution n’est pas très clairement indiqué dans l’histoire musicale. L’abondance des textes où sont mentionnés des concerts et concentus où entrent de nombreux instruments[157] embarrasse plutôt qu’elle n’instruit. Dans ces passages il est plus que probable qu’il est fait allusion à de vrais concerts instrumentaux et dans lesquels la voix humaine (si elle y entrait) n’exécutait qu’une des parties de la pièce musicale. Nous serions en définitive dans le champ de la musique harmonique. Le seul texte explicite est le passage bien connu de la Chanson de Horn où il est dit que Gudmod, après un prélude de harpe, entonne à voix haute et claire le lai de Batolf, et ensuite en l’instrument fait les cordes chanter. Tout ensi cum en vois l’aveit dit en premier. Il répète donc sur l’instrument le motif qu’il avait exécuté d’abord avec la voix. Ce mode simple et primitif d’exposition musicale qui est encore dans toute l’Italie employé par les aveugles, les chanteurs populaires et les racleurs de violons, doit avoir été celui de ces nombreux artistes qui chantaient eux-mêmes leurs chansons et jouaient de la viole. Il ne pouvait alors être question d’accompagnement dans le sens moderne du mot ; je ne crois pas non plus que l’instrument ait pu jouer à l’unisson, à cause des difficultés matérielles que présentaient la position et le maniement d’un instrument à archet et qui devaient empêcher la même personne d’exécuter à la fois un morceau de chant et de musique instrumentale. Tout au plus cela aurait-il été possible avec une harpe ou un autre instrument à cordes pincées. Mais rien n’empêchait cette simultanéité dans le cas, du reste très fréquent, où le poète chantait tandis qu’un ou plusieurs jongleurs jouaient de quelque instrument. Tout porte à croire qu’alors les instruments doublaient la voix à l’unisson. Dans plusieurs cas cela est même dit presque explicitement, comme dans l’estampie Kalenda maya de Raimbaut de Vaqueiras qui fo facha a las notas de la stampida quel joglar fasion en las violas. Mais alors on ne conçoit pas trop ce que pouvaient jouer les instruments entre les strophes, la répétition du même motif aurait été d’une monotonie accablante. L’hypothèse la plus vraisemblable selon moi est que les instruments accompagnaient le chant avec quelque note plus ou moins harmonique longuement tenue ; on aurait ainsi obtenu l’effet d’une espèce de bourdon mugissant que le moyen âge connaissait et aimait ; à la fin de chaque strophe, les instruments auraient seuls répété le motif. Mais je ne connais aucun texte sur lequel cette conjecture puisse s’appuyer sûrement.

J’ai parlé jusqu’ici du développement musical en m’appuyant surtout sur les chansons des trouvères. Dans la même période où fleurit la chanson, d’autres formes lyriques sont accompagnées de chant à une seule partie ; tels sont les pastourelles, les serventois, les jeux partis et les lais, pour laisser de côté d’autres formes comme les chants farcis et les jeux dramatiques qui sont en dehors de la poésie lyrique proprement dite. Il ne faut pas s’imaginer du reste qu’aux formes poétiques diverses aient correspondu autant de genres musicaux. La musique, tout en s’astreignant à revêtir les différents genres de strophes, conserve essentiellement la même structure[158]. Enfin la seule preuve que le texte poétique exerce encore une action véritable sur la pensée musicale est la présence du refrain parce qu’alors la coda, comme je l’ai déjà dit, devient une phrase de passage au lieu d’une large cadence finale.

Ainsi la formule initiale répétée (si les conjectures exposées au commencement de ces observations sur son origine sont fondées) et les refrains sont les parties strophiques qui, dans la musique des chansons, des pastourelles et des autres genres lyriques nous représenteraient le mieux la tradition populaire plus ou moins altérée. La partie qui offre le moins d’altérations, et par conséquent le plus d’intérêt, est évidemment le refrain. Mais il serait dangereux d’aller plus loin. S’aidant des paroles, des situations poétiques des refrains, les confrontant avec des chansons et des situations semblables dans la poésie populaire qui a survécu en France et dans l’ancienne poésie des nations qui l’ont imitée, on a pu jusqu’à un certain point reconstruire les anciennes poésies populaires françaises dont les refrains sont, ou de simples fragments ou des imitations directes. Mais essayer par ces moyens une reconstruction de l’ancienne musique qui accompagnait ces poésies me paraît une tentative prématurée et difficile, du moins pour moi[159].

La musique à plusieurs voix, ou plutôt à plusieurs parties, offre un très grand intérêt pour l’histoire de la musique, car c’est là qu’il faut chercher les origines de l’harmonie moderne. Cette partie de la science musicale a été éclairée spécialement par De Coussemaker. Dès 1853 ce savant avait publié et commenté de nombreux textes dans son Histoire de l’Harmonie au moyen âge. Mais l’examen minutieux du fameux manuscrit de Montpellier (Faculté de Médecine, H, 19) l’a forcé à revenir sur ce sujet dans son ouvrage sur l’Art harmonique, que nous avons déjà cité. Le manuscrit de Montpellier se compose de 397 feuillets et ne renferme pas moins de 345 pièces à deux, trois et quatre parties ; De Coussemaker en a donné 51 en fac-similé et en notation moderne, et M. Lavoix en a fait connaître trois autres[160]. Pour l’histoire de la littérature, l’intérêt de la musique à plusieurs voix est moindre, attendu que le texte, comme l’a dit M. Raynaud (op. cit., p. XVI), n’est soumis à aucune règle de composition ; destiné à n’être que l’accessoire de la musique, il en suit servilement la contexture. L’art qui présidait à cette contexture, c’est-à-dire celui de faire marcher ensemble deux, trois, ou quatre voix (double, treble ou triple, quadruple[161], etc.), s’appelait en général discantus ou déchant. En général le compositeur s’attachait au tenor ou mélodie qu’il prenait comme base, lui superposant une broderie harmonique ; ou bien ce tenor servait de substratum à une autre mélodie connue. S’il ajoutait une troisième ou une quatrième partie, c’était principalement avec le tenor qu’elle devait s’accorder ; l’accord entre elles des parties ajoutées laissait au contraire beaucoup à désirer. Un semblable système ne peut que heurter toutes nos habitudes harmoniques et nous ne trouvons pas excessives les invectives éloquentes que lui ont adressées des musiciens de premier ordre comme Fétis[162]. Il importe de remarquer que, dans ces compositions, nous avons souvent des mélodies préexistant à l’œuvre du déchanteur, qui parfois sont puisées au fond commun des mélodies populaires. Souvent on ajustait ensemble deux chants déjà connus. Dans tous ces cas, et spécialement dans le dernier, le compositeur donnait aux thèmes musicaux qu’il voulait associer la forme rythmique qu’il jugeait convenable ; on peut facilement s’imaginer combien il fallait torturer ces malheureuses mélodies pour les étendre sur le lit de Procuste du discantus. Malgré cela il est possible dans bien des cas de retrouver sous les remaniements d’un arrangeur sans pitié la mélodie primitive, simple et populaire ; cela est même presque toujours possible quand elle joue le rôle de tenor. Sous cet aspect le manuscrit de Montpellier que nous avons déjà cité est une mine précieuse.

Les divers modes de discantus ont, dans les manuscrits et spécialement dans celui de Montpellier des noms différents : organum, motet, rondel, conduit, rotruenge et dulciane[163]. Nous pourrions laisser de côté l’organum qui semble avoir été plus essentiellement musical et dans lequel les textes qu’on associait étaient presque toujours religieux, tant pour les paroles, s’il y en avait, que pour le chant ; mais même en se bornant aux autres formes, il n’est pas facile de faire entre elles des distinctions rigoureuses. Le motet est la forme la plus commune, et il est ordinairement à trois parties, ce qui est le cas le plus fréquent dans toutes ces compositions harmoniques ; le tenor tient presque toujours la partie grave sur une phrase empruntée au plain-chant ou plus rarement à une mélodie populaire ; les deux autres voix chantent, ordinairement en langue vulgaire, deux motifs sur des paroles différentes[164]. Au contraire dans le rondel toutes les voix chantent, généralement sur des notes diverses, les mêmes paroles françaises ; dans sa structure musicale le rondel offre aussi quelquefois un retour périodique de la même formule, ce qui provient très probablement de la nature populaire de la mélodie tenor sur laquelle, à l’origine, on commença cette forme de déchant. Le conduit, dont le nom n’a pas une origine bien claire, devait, à ce qu’il paraît, être construit sur un tenor inventé par le compositeur au lieu d’être emprunté[165]. Enfin, pour toutes ces formes de déchant, on voit que ces distinctions provenaient plutôt de la source où l’artiste puisait ses thèmes musicaux que de la manière dont ils étaient associés dans la composition musicale, celle-ci dans son ensemble ayant toujours les mêmes caractères.

Quant à l’exécution musicale de ces diverses formes de discantus, à deux ou à plusieurs parties, on peut la décrire brièvement. S’il n’entrait que des voix dans le concert, chacune exécutant sa partie, la notation écrite est claire par elle-même et n’a pas besoin de commentaire. Si les instruments y prenaient part, nous pouvons presque assurer qu’ils jouaient à l’unisson. Mais avec quelle partie s’accordaient-ils pour cet unisson, cela n’est pas bien clair ; peut-être doublaient-ils la mélodie mère, le tenor ; mais on pourrait même croire qu’ils se divisaient eux-mêmes en deux ou plusieurs groupes selon le cas, suivant le nombre des voix. Nous avons en effet quelques compositions à deux et trois parties, dont une a la musique et pas de paroles. De Coussemaker croit que cette partie sans paroles était destinée aux instruments et cette conjecture est très vraisemblable. Nous avons aussi des pièces à plusieurs parties purement musicales dans lesquelles il est évident que tous les instruments ne jouaient pas à l’unisson ; cette division pouvait donc exister, peut-être même quand des voix entraient dans le concert.


BIBLIOGRAPHIE


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Livres et articles.P. Paris, les Chansonniers dans l’Histoire littéraire de la France, XXIII, 1856, p. 512-831. — L. Passy, Fragments d’histoire littéraire à propos d’un nouveau manuscrit de chansons françaises, dans Bibliothèque de l’École des Chartes, XX, 1858-59. — P. Meyer, le Salut d’amour dans les litt. prov. et franç., dans Bibl. de l’École des Chartes, XXVIII, 1867, p. 124… — J. Brakelmann, die Pastourelle in der nord-und südfranzösischen Poesie, dans Jahrbuch für rom. und engl. Litteratur, IX, 1868, p. 155-189 ; 307-337. — J. Brakelmann, Les plus anciens chansonniers français, Paris, 1870-91. — Bartsch, Romanzen und Pastourellen, Leipzig, 1870. — G. Gröber, die Altfranzœsischen Romanzen und Pastourellen, Zurich, 1872. — G. Raynaud, Bibliographie des chansonniers français des XIIIe et XIVe siècles, Paris, 1884. — K. Knobloch, die Streitgedichte im provenzalischen und altfranzösischen, Breslau, 1886. — A. Jeanroy, les Origines de la poésie lyrique en France au moyen âge, Paris, 1889. — A. Jeanroy, De nostratibus medii aevi poetis qui primum lyrica Aquitaniæ carmina imitati sunt, Paris, 1889. — G. Paris, Hugues de Berzé, dans Romania, XVIII, p. 555. — A. Jeanroy, Imitations pieuses de chansons profanes, ibid., XVIII, p. 477. — P. Meyer, des Rapports de la poésie des trouvères avec celle des troubadours, ibid., XIX, 1890, 1-62. — H. Binet, le Style de la lyrique courtoise en France aux XIIe et XIIIe siècle siècles, Paris, 1891. — G. Paris, les Origines de la poésie lyrique en France au moyen âge, Paris, 1892. (Extrait du Journal des Savants, novembre et décembre 1891, mars et juillet 1892.) — J. Bédier, de Nicolao Museto (avec édition des œuvres du poète), Paris, 1893. — Schlaeger, Studien ueber das Tagelied, Iéna, 1895.

Bibliographie musicale. — Elle est, en ce qui concerne les XIIe et XIIIe siècles, très riche en ouvrages de valeur fort différente. Il nous suffira de renvoyer le lecteur à la table bibliographique dressée par M. Henri Lavoix fils, aux pages 467-479 de son excellente étude sur la Musique au siècle de saint Louis, publiée en 1883[166]. Quelques ouvrages qui ne sont pas compris dans cette table ont en effet une valeur plutôt littéraire que musicale[167]. Pour l’intervalle compris entre 1884 et la présente année, on devra consulter spécialement les tables bibliographiques annuelles qui sont annexées au Vierteljahrsschrift für Musikwissenschaft dont le premier volume a paru en 1885. Nous devons accorder une mention spéciale à l’ouvrage vraiment capital de M. Julien Tiersot sur l’Histoire de la Chanson populaire en France (Paris, Plon, 1889).

Quant à ce qui regarde les manuscrits, il est préférable de se reporter directement aux indications que donne sur eux M. Raynaud dans sa Bibliographie, où sont cités les manuscrits contenant des notations musicales[168]. Malheureusement, dans l’index général des chansons, contenu dans le second volume, il n’a pas indiqué les chansons qui sont ou non accompagnées d’une mélodie ; c’est un travail d’ensemble qui serait très utile et qui est encore à faire. La Bibliographie de M. Raynaud exclut rigoureusement les manuscrits de motets et autres compositions harmoniques. Il faudra donc compléter ces indications par les renseignements que donne sur ces manuscrits De Coussemaker dans son ouvrage fondamental sur l’Art harmonique aux XIIe et XIIIe siècles (p. 13-16, Paris, Durand, 1865).

  1. Par M. Alfred Jeanroy, professeur à la Faculté des lettres de Toulouse. La note sur la musique des chansons, qui fait suite à ce chapitre, est de M. Antonio Restori, professeur au lycée de Parme.
  2. Celle de sainte Eulalie et la Vie de saint Léger peuvent en donner une idée.
  3. Voir G. Gröber, Zur Volkskunde aus Concilbeschlüssen und Capitularien, Strasbourg, 1893.
  4. Non point cependant toujours, comme on le verra plus loin.
  5. Suivant une récente et ingénieuse hypothèse de M. Suchier (Zeitschrift für rom. Phil., XVIII, 291), le mot serait formé du nom propre Rotrou et du suffixe germanique ing : la rotruenge serait primitivement le chant composé par (ou sur) un Rotrou.
  6. Le mot paraît avoir d’abord désigné dans le Nord une chanson badine (voir les exemples cités par M. P. Meyer, dans Romania, XIX, 28, n.), sens qu’il n’a jamais dû avoir au Midi, s’il est vrai qu’il faille le rattacher à sirven et le traduire par « chanson de soudoyer », comme le propose M. P. Meyer.
  7. G. Paris dans Journal des Savants, sept. 1889, p. 533.
  8. C’est la forme de la plus ancienne chanson française conservée (voir p. 347, n. 1). Pour la confirmation de cette théorie, voir à la fin de ce chapitre l’étude musicale.
  9. Celle-ci est une chanson de croisade (publiée par M. P. Meyer dans son Recueil d’anciens textes, no 39), datée de 1146 ou 1147, d’un style ferme et sobre, qui nous fait vivement regretter la disparition des autres œuvres lyriques du même temps.
  10. Chansons d’histoire, parce qu’elles déroulent des faits, une histoire ; chansons de toile, peut-être parce que leurs héroïnes sont le plus souvent représentées comme cousant ou filant, peut-être parce qu’elles étaient chantées dans les chambres des femmes occupées à des travaux d’aiguille. — P. Paris, qui les a le premier signalées à l’attention en 1833, les avait appelées romances à cause de leur ressemblance avec les romances espagnoles.
  11. Dans le manuscrit unique qui nous l’a conservé, ce texte a été transcrit par un scribe lorrain, qui y a imprimé assez fortement les marques de son dialecte : nous rétablissons ici la graphie francienne et nous ferons de même dans plusieurs des citations suivantes. Cette pièce étant d’un style assez archaïque, nous la traduisons complètement, en respectant le rythme original.

    Le soir du samedi clôt la semaine :
    Gaiete et Oriour, deux sœurs germaines,
    Main à main vont baigner à la fontaine.
    Le vent agite la forêt :
    Que les amants dorment en paix !

    L’enfant Gérard revient de la quintaine (tournoi) ;
    Il aperçoit Gaiete à la fontaine.
    Dans ses bras doucement il l’a étreinte.
    Le vent

    « Quand tu auras, ma sœur, de cette eau prise,
    Retourne sur tes pas, rentre à la ville :
    Moi je reste à Gérard qui tant me prise. »
    Le vent

    Or retourne Oriour, pâle et marrie :
    Des yeux s’en va pleurant, de cœur soupire.
    Voyant que sa sœur Gaie ne veut la suivre.
    Le vent

    « Pour mon malheur, fait-elle, je suis donc née !
    J’ai dû laisser ma sœur dans la vallée ;
    L’enfant Gérard l’emmène en sa contrée. »
    Le vent

    Gaie et Gérard se sont vite éloignés,
    Ils ont pris leur chemin vers la cité ;
    Les deux amants s’y sont tôt épousés.
    Le vent….

  12. Il nous en reste cinq ou plus probablement six, car la huitième des pièces anonymes publiées dans le recueil de Bartsch doit être de lui (voir mes Origines de la poésie lyrique, p. 217, note).
  13. G. Paris, Origines de la poésie lyrique en France, p. 9.
  14. Je le regrette.
  15. Me tyrannisez ainsi.
  16. Malgré ceux qui le trouveraient mauvais.
  17. L’autre jour.
  18. Réprimandant.
  19. Le misérable.
  20. À contre-cœur.
  21. Plaisante.
  22. Près de.
  23. Maudit.
  24. Damoiselle.
  25. Joue pour moi de ta musette.
  26. Dans le pré.
  27. Avec.
  28. Sorte de chanson.
  29. Chanté le « muset ».
  30. Tant qu’elle voulut.
  31. Gaîment.
  32. Je vous l’assure.
  33. Car elle.
  34. Se séparer.
  35. Si Dieu me conseille (juron).
  36. De par Dieu.
  37. Se reposent.
  38. Vont à la maraude.
  39. Peu s’en faut que je ne le tue.
  40. Si je ne craignais le traître.
  41. « Qui en lit une, dit-il, en connaît mille. » Notons que nous n’en possédons guère qu’une centaine.
  42. Notamment la plus ancienne de toutes les pastourelles provençales conservées, celle de Marcabrun : L’autrier jost’una sebissa.
  43. Sous un buisson d’aubépine.
  44. Chacun avait sa musette, son pipeau, son flageolet et sa flûte.
  45. L’un d’eux a tiré sa musette au long chalumeau.
  46. La fête.
  47. Tondu.
  48. Il avait des guêtres raccommodées.
  49. Avec fierté.
  50. En jouant avec force du pipeau.
  51. Sans tarder.
  52. Sorte d’air de danse.
  53. Qui les fait danser.
  54. Étoffe de poil de chèvre.
  55. Bure.
  56. Coup.
  57. Coup.
  58. Coup sur le col.
  59. Mâchoire édentée.
  60. Plaisirs.
  61. Vallée.
  62. Faire des gestes désordonnés.
  63. Comparez des scènes très analogues dans le Jeu de Robin et Marion, où Adam de la Halle a pour ainsi dire cueilli la fleur d’un genre qui fut cultivé dans son pays plus que partout ailleurs.
  64. Il y a bien dans quelques pièces (Barstch, III, 40) des allusions précises à des événements contemporains ; mais elles se présentent dans des propos que l’on peut sans aucune invraisemblance prêter à de véritables bergers.
  65. Ils y apparaissent, tous différents les uns des autres, à la fin de chaque couplet.
  66. Elles revivent exactement dans les danses actuelles des îles Fœrœ et aussi dans celles qui s’exécutent aujourd’hui encore dans certains villages des Landes au son des roundets.
  67. Cf. G. Paris, Origines, p. 46.
  68. Les refrains sont donc très variés et ils constituent, à ce titre, des documents de première importance pour l’histoire de notre versification.
  69. D’après le fameux passage de la Vie de saint Faron, les exploits de Clotaire II contre les Saxons étaient chantés par des femmes formant des chœurs : « feminæque choros inde plaudendo componebant. » (Dom Bouquet, III, 505.)
  70. Pour la délicate question des influences réciproques, je suis obligé de renvoyer à mon livre sur les Origines de la poésie lyrique en France, et surtout aux articles de M. G. Paris déjà cités si souvent. M. Paris incline à penser, pour des raisons qu’il serait trop long d’indiquer, que toute cette poésie est née dans une région intermédiaire entre le Nord et le Midi, vers le Limousin, l’Auvergne ou le Périgord.
  71. On les appelait calendes de mai (cf. le provençal calenda maia, l’italien calendimaggio) ou maierolles.
  72. G. Paris, op. cit., p. 49.
  73. Voir plus haut, p. 357.
  74. Il est toute une catégorie fort intéressante de pièces, courtoises par quelques détails de style, mais certainement populaires d’inspiration, où ne sont mis en scène que des oiseaux, et notamment le rossignol, qui avait pris une signification symbolique et mystique et était considéré comme le grand prêtre du printemps et de l’amour. Cf. G. Paris, op. cit., p. 13.
  75. G. Paris, loc. cit., p. 54.
  76. G. Paris, op. cit., p. 50.
  77. Conon de Béthune, par exemple, parle dans une chanson bien connue de son « maître d’Oisi » ; comme il était d’âge mûr à l’époque où il la composa (1187), il faut admettre que son éducation poétique remontait à une quinzaine d’années auparavant, et celle de son « maître » (son aîné au moins de dix ans) à quelques années plus haut encore.
  78. Nous avons d’assez nombreuses mentions de relations entre des troubadours et des poètes ou seigneurs du Nord et inversement : Bernard de Ventadour séjourna en Normandie à la cour d’Éléonore d’Aquitaine (1152) et Ricaut de Barbezieux à celle de Champagne ; Guiraut de Calanson et Bertran de Born, s’ils ne fréquentèrent point celle de Geoffroi de Bretagne (le protecteur de Gace Brûlé), connaissaient celui-ci personnellement, puisqu’ils font de lui un pompeux éloge. D’autre part, nous voyons Hugues de Berzé adresser une pièce à Folquet de Romans, un certain Andrieu échanger un jeu-parti (rédigé tout entier en français) avec un roi d’Aragon (sans doute Pierre Ier, qui en échangea un, tout en provençal, avec Guiraut de Borneil), et un certain Gaucelm faire de même avec le comte Geoffroi de Bretagne (celui-ci répond en français à des couplets rédigés en provençal).
  79. C’est en effet à Gace et non à Aubouin de Sézanne qu’appartient une chanson bien connue et souvent citée (no 1232), comme vient de le démontrer M. G. Paris (le Roman de Guillaume de Dôle, Introd., p. civ).
  80. Plusieurs de ces personnages protégèrent à la fois les deux genres nouveaux, la poésie lyrique venue du Midi, et les romans celtiques venus de Bretagne ; on ne s’en étonnera pas si l’on songe qu’ils avaient bien des caractères communs, tels que la délicatesse des sentiments et le raffinement du style. Ce fut Philippe de Flandre qui prêta à Chrétien de Troyes le livre d’où il tira le Perceval ; voir ce que nous avons dit plus haut des rapports d’Éléonore avec le même auteur et de Thibaut de Blois avec Gautier d’Arras.

    Parmi les croisés de 1212 étaient Pierre Mauclerc, Bouchart de Marli, Robert Mauvoisin, Amauri de Craon, Roger d’Andeli, Thibaut de Blaison, etc.

  81. À la quatrième croisade se trouvaient Thibaut Ier de Champagne, Louis de Blois, Gui de Couci, Conon de Béthune, Robert Mauvoisin, Renier de Trit, tous connus comme poètes ou protecteurs de la poésie ; d’autre part, Villehardouin nous dit que les Provençaux y étaient nombreux ; divers troubadours, comme Gaucelm Faydit et Rambaut de Vaqueiras, y assistaient.
  82. M. Raynaud en compte exactement 2154, mais il faut réduire un peu ce chiffre, car il y a quelques doubles emplois. Les poètes nommés sont au nombre de 230 environ ; mais il ne faut pas oublier qu’il a dû se perdre, surtout dans la première période, un assez grand nombre de noms ; nous avons plusieurs centaines de chansons anonymes qui, pour le plus grand nombre, ne sont certainement point des poètes connus.
  83. Dans le manuscrit d’Oxford, les chansons sont qualifiées grans chans.
  84. De vulg. Eloq., II, 3.
  85. C’est une observation dont nous pouvons vérifier la justesse dans un certain nombre de recueils qui classent les pièces par ordre de genres.
  86. La loi en est la tripartition, c’est-à-dire la division en trois membres dont les deux premiers se correspondent exactement (abab ou abba par exemple), tandis que le troisième reste indépendant.
  87. C’est seulement par une imitation postérieure et parce que la Vierge était considérée comme la dame de tout bon chrétien que des chansons furent composées en son honneur.
  88. Nous allons cependant citer, un peu plus loin (p. 378), une chanson de ce genre. Il y a aussi une pièce de Jacques d’Ostun (no 351) où il parle de sa femme.
  89. Voir G. Paris dans Romania, XII, p. 518 et suiv.
  90. G. Paris, loc. cit., p. 520.
  91. Quelques-unes de ces idées ont été exprimées avec une force singulière par M. V. Cherbuliez (le Grand Œuvre, p. 185).
  92. On y trouve par exemple assez fréquemment des assonances et des césures épiques.
  93. Gracieux.
  94. Apparaît.
  95. Je ne sais rien de meilleur.
  96. Là-haut dans l’air.
  97. La femme la plus gracieuse.
  98. Avec.
  99. Familière et gaie.
  100. Neige.
  101. Tête.
  102. Yeux vairs (sans doute « aux couleurs changeantes ».
  103. Bouche savoureuse.
  104. Chaussée (forme picarde).
  105. Ce fragment est d’un poète connu qui appartient seulement à la fin du XIIe siècle, mais il y a dans presque toutes ses pièces un tour archaïque et parfois une saveur populaire tout à fait caractéristiques.
  106. Tourmenta.
  107. Malheur à moi.
  108. Lieu.
  109. Fuir.
  110. Quitté.
  111. Mérité.
  112. Qui lui appartiens entièrement.
  113. Puisque je ne l’ai pas obtenue.
  114. Beauté.
  115. Hardiesse.
  116. Gaîté.
  117. Nous établissons le texte de ces trois couplets d’après les principaux manuscrits.
  118. Gai.
  119. Joyeux.
  120. Qu’il ne vous pèse pas.
  121. Le sens de ces quatre vers, assez contournés, comme on le voit, est le suivant : Le haut et le bas peuvent se rapprocher aisément quand l’amour y applique sa puissance : à lui appartient le bas qui pour lui s’élève, et le haut qui pour lui s’abaisse. »
  122. Que nul puisse aimer.
  123. Lié.
  124. Monté.
  125. Il meurt honorablement, celui qui a cette noble audace.
  126. Louis Passy, dans Bibliothèque de l’École des Chartes, XX (1858-1859), p. 1.
  127. Voir J. Bédier, dans Revue des Deux Mondes, fév. 1894, p. 923.
  128. Sur la musique des chansons, voir la note qui fait suite à ce chapitre.
  129. Je dis adieu à mes amours.
  130. En grande détresse.
  131. Quoi qu’il puisse arriver.
  132. Le mot sous sa forme méridionale est appliqué à une ballette française (no 813) et à des pièces d’Adam de la Halle.
  133. Il ne faut pas les confondre avec les lais narratifs dont il est question ailleurs. Sur le rapport exact entre les deux sortes de lais, voir G. Paris dans Romania, VIII, 1 et suiv.
  134. Il faut dire cependant que quelques pièces dialoguées ont un rapport étroit avec les événements contemporains : tels sont un dialogue (composé vers 1226) entre un Pierre et un Gautier (no 953) où sont tournées en ridicule les lenteurs apportées par les barons coalisés contre Blanche de Castille à la réalisation de leur entreprise, et un autre (daté de 1229) entre Thibaut de Champagne et Robert d’Artois (no 1878) où Pierre Mauclerc est blâmé d’avoir marié sa fille Yolande au comte de la Marche. La satire affecte parfois dans la tenson un caractère beaucoup plus général, comme dans la pièce (no 333) où Thibaut de Champagne demande à Philippe [de Nanteuil] pourquoi l’amour a disparu « de ce pays et d’ailleurs ». Des pièces de ce genre ne sont en réalité que des serventois dialogués.
  135. Nous ne trouvons pas moins de quatre pièces offrant ce dialogue entre le poète et Amour : elles sont de Thibaut de Champagne, de Perrin d’Angecourt, de Gillebert de Berneville et de Philippe de Remi (nos 1684. 1665, 1075, 2029). L’avant-dernière est, non une tenson, mais un jeu parti.
  136. Les jeux partis de cette école sont réunis dans le manuscrit Douce, qui est encore presque complètement inédit.
  137. Il faut signaler aussi une pièce touchante, d’une facture élégante et sobre (no 21), mise dans la bouche d’une femme (et attribuée à tort par le manuscrit de Berne à la Dame du Fayel).
  138. Voir Romania, XXII, 541. Son rythme est calqué sur celui d’une chanson du Châtelain de Couci (no 700).
  139. Des pièces de ce genre étaient couronnées vers la fin du XIIIe siècle dans les « puis » de quelques villes du Nord de la France, notamment de Valenciennes. Voir le recueil de J. Hécart.
  140. Sur ces pièces, que nous ne pouvons que mentionner brièvement, voir le Manuel de M. G. Paris, § 159 et suiv. Sur les plaintes de la Vierge au pied de la Croix, voir Wechssler, Die romanischen Marienklagen, p. 64-76, et Romania, XXIII, 576.
  141. Nous comprenons dans la première catégorie les mélodies populaires pour les parties (refrain) qui étaient chantées en chœur, l’unisson ou l’octave n’étant en réalité qu’une mélodie monophonique.
  142. Voir Tiersot, p. 447-50.
  143. Restori, Notazione musicale dell’Alba bilingue, Parma, Ferrari, 1892. Appelant a la formule mélodique, le type est a + a + a + refrain.
  144. En notation moderne dans l’ouvrage de M. Tiersot, p. 406. Elle nous est cependant conservée par Adam de la Halle ; il n’est donc pas certain qu’elle soit authentique ; elle est pourtant à phrase unique.
  145. En notation moderne dans l’ouvrage de M. Tiersot, p. 409. Les vers d’Aucassin sont heptasyllabes, ce qui explique le balancement de la phrase musicale sur deux vers. Peut-être le passage de à explique-t-il le changement du vers des chansons de geste (qui a passé du décasyllabe au dodécasyllabe), ce qui permet de faire cadrer ce balancement mélodique dans le corps de chaque vers Voir L. Gautier, Épopées fr., II, 115-17.
  146. Ce quelque chose peut être même un cri aigu et pénétrant, comme on le trouve fréquemment chez les paysans italiens. Mais c’est plus souvent une cadence musicale, une vocalise qui imite un instrument pastoral ou des variations sur de simples voyelles (Eya, Aeo, Aoi du Roland ?).
  147. J’ai eu à ma disposition, mais trop tard pour en faire profiter mon texte, une dissertation de M. Titus Galino sur la musique et versification françaises au moyen âge (Leipzig, 1891. Nous sommes d’accord sur plusieurs points importants, ce qui me prive du plaisir d’être le premier à énoncer certaines théories, mais m’encourage à les trouver justes. M. Galino attribue, comme moi, une grande importance à la formule mélodique répétée (p. 7, 10, 11, 15, etc.) ; il a entrevu (p. 17) que c’est de la répétition de la formule soudée à une cadence finale (coda, ou refrain) que naît la strophe ; il passe en revue différents types de strophes et de vers (et comme l’espace me manque pour être complet, son travail peut, pour cette partie, faire suite à mes modestes observations, bien que toutes ses conclusions ne soient pas assurées). Il s’occupe bien du refrain, mais la question n’est pas résolue ; il faudra y revenir. Enfin il indique très bien les problèmes qui restent encore obscurs dans les relations entre la musique et le rythme.
  148. M. Galino désigne chaque vers par une lettre, je ne crois pas cette méthode tout à fait bonne ; il me semble que, dans un traité complet, on devrait désigner les rimes par des minuscules, et par des majuscules la formule mélodique, par exemple :

    Aaab + Aaab + codaab ;


    mais de toute manière on doit voir que A, même enfermant trois vers, est une formule unique. L’auteur lui-même s’en est aperçu. « On pourrait penser, dit-il, que a ne constitue une phrase musicale qu’avec b, autrement c’est quelque chose d’incomplet » : on ne pouvait mieux dire !

  149. Il était inévitable que la répétition de a se bornât peu à peu à ne plus se faire que deux fois dans la poésie artistique qui naturellement diminuait cette répétition conventionnelle et élargissait la coda. Il faut observer que cette tripartition strophique n’est réellement qu’une bipartition musicale en formule répétée + cadence finale.
  150. J’en ai publié huit dans la brochure : Musica allegra di Francia nei secoli XII e XIII, Parme, 1893. Une autre (Bele Yolans) a été publiée par M. Tiersot, p. 414. La mélodie : En un vergier lez une fontenele (ms. cité f. 65vo) très simple et de genre populaire me paraît avoir une saveur archaïque ; le type en est : a + a + a + coda + refrain. La coda est sur un vers qui a la même rime éle. La danse A l’entrada a la formule a sur deux vers ; cette division binaire est très bien marquée par la diverse modulation de l’Eya. La traduction qu’en donne M. Tiersot (p. 42) est arbitraire ; il fallait tenir compte du changement de clef très lisible dans le manuscrit à partir de la fin du cinquième vers (voir sa note, p. 299). Quant à la mesure du temps, il a cent fois raison d’adopter le mouvement binaire (voir sa note, p. 415) en dépit des règles franconiennes.
  151. Voir Au tems novel de Perrin d’Angecourt dans l’Histoire de Fétis et en général les exemples musicaux qu’il donne (t. V, 38-45). Les mélodies du Châtelain de Couci sont notées dans l’édition de Francisque Michel et Perne. Paris, 1830 ; celles de Thibaut de Navarre ont été éditées par Lévesque de la Ravallière.
  152. Un petit se trouve dans mon opuscule déjà cité. La pièce Bele et bone, dans le manuscrit de Berne, est attribuée au Roi de Navarre. Si elle est vraiment de ce poète, qui nous a laissé bon nombre de mélodies d’une si vive fraîcheur et d’une tonalité si décidée, le fait d’une imitation volontairement cherchée est presque évident. Il en est de même des mélodies d’Adam de la Halle comparées aux airs musicaux de son Jeu de Robin (voir Lavoix, p. 352, et Tiersot, p. 422-25) ; on y remarque une vraie dualité artistique qu’on ne pourrait guère expliquer sans admettre dans ses chansons une imitation voulue.
  153. Dans les ms. de Milan (G, 10) et de Paris, B. n., 22 543 (R, 56) et 844 (W, 190). Les œuvres de Bernart de Ventadour furent très connues au Nord (voir P. Meyer, et Gauchat dans Romania, XIX, 7, 8, et XXII, 373) et cette mélodie est précisément appelée son poitevin (c’est-à-dire provençal) dans les romans de Guillaume de Dôle et de la Violette. Ce nom de sons poitevins, qu’on trouve dans divers textes, est encore une preuve de l’influence musicale du Midi.
  154. Voir Fétis, V, 16, et Ambros, Geschichte der Musik, II, 229.
  155. Elle se trouve dans quatre manuscrite, G, W, X, η (sigles de Bartsch). La mélodie de η est publiée par Ambros, II, 226.
  156. Voir Chabaneau, Biographies des Troub., p. 13.
  157. Voir Ambros, II, 231-46, Lavoix, 318-70, et l’article cité de M. Freymond, auquel a largement puisé M. Sittard, Jongleurs u. Menestrels (dans le Vierteljahrschrift, I, 175).
  158. Les lais cependant, dans leur forme primitive de longues narrations, rentrent dans les genres narratifs et, à ce qu’on peut conjecturer, les suivent dans la monotonie de la formule musicale courte et répétée (voir Tiersot, p. 410) ; s’ils sont en couplets, chaque strophe a la forme usuelle musicale (Wolf, Ueber die Lais… Heidelberg, 1841 ; Fétis, V, 44-52 : Lavoix, 295).
  159. Galino, p. 3, 5 : « Les refrains les plus anciens ne sont le plus souvent que des fragments obscurs pour nous… Une autre question serait d’étudier de près la musique des refrains afin de voir si elle appartient à la musique de la pièce, et si elle n’est quelquefois qu’un débris d’une autre chanson. » La question serait vraiment intéressante, mais j’avoue que je ne vois pas le moyen de la résoudre.
  160. Pour le texte, voir la copie diplomatique de tout le chansonnier donné par M. Jacobsthal dans la Zeitschrift für rom. Phil., III et IV (1879 et 1880), et l’édition critique de M. Raynaud dans le Recueil de Motets déjà cité.
  161. Quelquefois ces mêmes mots signifient la 2e 3e ou 4e voix qu’on soude à la mélodie principale qui est le tenor. Dans ces compositions polyphoniques doit entrer un élément musical qui, dans les mélodies à une voix, peut être presque abandonné à l’instinct, c’est-à-dire la mesure rigoureuse du temps. Pour le système de notation mesurée, très compliqué et pénible, nous renvoyons aux œuvres de De Coussemaker et de Fétis.
  162. Voir t. V, p. 251-63, 281.
  163. Je suis ici les renseignements donnés par M. Lavoix, p. 301. Mais rotruenge désigne un genre poétique, peut-être employé mal à propos par quelque musicien. Dulciane {douceine, douçainne) n’est que le nom d’un instrument musical, qui en Italie a été employé dans l’orchestre au moins jusqu’à la fin du XVIe siècle.
  164. Quoique le cas ne soit pas fréquent, ces deux voix superposées pouvaient chanter des mélodies déjà connues. Un motet d’Adam de la Halle, par exemple, réunit ces trois chants : 1. Portare (phrase de plain-chant, tenor) ; 2. Robin m’aime (mélodie populaire) ; 3. Mout me fu grief (mélodie préexistante). Le musicien ne peut revendiquer alors que l’arrangement.
  165. On a des rondels et des conduits sans paroles. Dans ce cas, ce sont des morceaux purement instrumentaux.
  166. Dans le second volume du Recueil de motets français, par Gaston Raynaud, Paris, Vieweg, 1883.
  167. On peut citer au moins les suivants : Tobler, Spielmannsleben im alten Frankreich (Neuen Reich., I, 321, 1875) ; Anatole Loquin, les Mélodies populaires de la France, Paris, 1879 ; Émile Freymond, Jongleurs und Menestrels, Halle, 1883. — Un bon index de bibliographie musicale est aussi dans l’Histoire de la notation musicale depuis ses origines, par E. David et M. Lussy, Paris, Imprim. nationale 1882.
  168. Voir les sigles : A, B′, H, Lb, Pa, Pb1 — 9. 11 — 12. 14 — 17, RI, S′, App. V.